Les retraites

Regard.fr - La retraite, patrimoine de celles qui n’en ont pas

Février 2020, par Info santé sécu social

TRIBUNE

Face au divorce, hommes et femmes ne sont pas égaux. La réforme des retraites va aggraver une situation déjà précaire. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac analysent ce phénomène.

Dans un dossier consulté au début des années 2010, parmi des dizaines de milliers d’autres entassés dans les archives d’un tribunal de grande instance de la région parisienne, on découvre l’histoire d’un couple qui divorce après trente-neuf ans de mariage. En début de soixantaine, les conjoint∙es viennent de prendre leur retraite. L’époux, un ancien cadre du secteur aéronautique, touche une pension de 4300 euros par mois. Il a refait sa vie avec une collègue, cadre également, avec qui il mène une vie confortable dans la maison de cette dernière. L’épouse, qui était secrétaire bilingue, a eu une carrière hachée, marquée par des cessations d’activité après la naissance de ses deux enfants, des emplois à temps partiel et des périodes de chômage. Elle touche une pension de retraite dix fois moins élevée : 396 euros par mois. Elle vit toujours au domicile conjugal, un pavillon qui est la propriété du couple. Le divorce traîne en longueur, depuis plus de dix ans.

Ce n’est pas la prise en charge des enfants qui pose problème : ils sont majeurs et autonomes. C’est la survie matérielle de l’épouse qui est en jeu : tant que le couple n’est pas divorcé, son mari rembourse le crédit de la maison et lui verse une pension de 1400 euros par mois au titre du devoir de secours. Après le divorce, la disparité de niveau de vie entre les époux sera telle qu’elle suppose une compensation financière : c’est ce qu’on appelle une prestation compensatoire. La juge aux affaires familiales ordonne donc, à ce titre, le versement d’un capital de 100.000 euros. Cela correspond à un montant de 400 euros par mois pendant une vingtaine d’années. En l’ajoutant à sa pension de retraite, cette femme atteindrait ainsi tout juste le seuil de pauvreté jusqu’à l’âge de 80 ans, quand son mari percevra jusqu’à sa mort, une retraite équivalente à deux fois le salaire médian.

Pourtant, cette femme n’est pas la plus mal lotie. Certes, on peut imaginer la colère que lui a inspiré la lecture du dossier de l’avocat de son mari qui comporte plusieurs insinuations sur son « oisiveté » et son « choix personnel » de travailler à temps partiel. Mais grâce à son mariage sous le régime légal de la communauté de biens réduites aux acquêts, la moitié du patrimoine du couple, composé de leur résidence principale et d’un terrain pour une valeur totale de 400.000 euros, devrait lui revenir. Cela lui permettra sans doute soit de conserver sa maison (en se servant de la prestation compensatoire pour racheter la part de son mari), soit de se reloger à moindre frais. Remarquons aussi que son ex-époux a les moyens de lui verser une prestation compensatoire (alors que dans 4 divorces sur 5, il n’y en a pas), qui plus est d’un montant de 100.000 euros, quand le montant médian de ces prestations est de 25.000 euros. Enfin, à la mort de son ex-mari, à condition qu’elle ne se remarie pas, cette femme pourrait toucher une pension de réversion, qu’elle partagerait avec la nouvelle épouse de ce dernier, au prorata des années de mariage passées avec lui. N’empêche qu’à l’aube de sa retraite, cette femme divorcée se retrouve dans une situation matérielle fragilisée, alors qu’on peut supposer qu’elle a eu jusque-là un niveau de vie confortable.

À l’avenir, étant donné les transformations du marché du travail et de la famille, il y aura davantage de femmes retraitées vivant seules, ayant connu une ou plusieurs unions, avec des trajectoires professionnelles heurtées. Ces femmes ne seront pas les grandes gagnantes tant annoncées de la réforme des retraites.

Il n’est plus à démontrer que le système de retraite par points, par tout un ensemble de mécanismes (l’absence de garantie sur le montant des prestations, la prise en compte de l’ensemble de la carrière plutôt que les meilleures années, ou encore le recul de l’âge où la pension est versée à taux plein), va conduire à réduire drastiquement les montants des pensions de retraite, et que les femmes seront parmi les premières touchées.

Le projet de loi prévoit aussi la suppression de la pension de réversion pour les femmes divorcées. Le gouvernement a envisagé de remplacer ce dispositif par une augmentation de la prestation compensatoire. Cette hypothétique substitution est irréaliste pour qui connaît le fonctionnement de la justice familiale [1]. D’abord, comme en atteste le cas présenté ci-dessus, la prestation compensatoire a déjà bien du mal à compenser les inégalités de niveau de vie entre époux. Une enquête statistique récente, basée sur des données du ministère de la Justice montre qu’en 2013, suite à la fixation d’une prestation compensatoire, les écarts de niveaux de vie mensuels entre hommes et femmes divorcé·es certes se réduisaient, mais passaient en moyenne de 52% à 40%. Les prestations compensatoires sont, de fait, réservées aux couples mariés dont l’homme est suffisamment fortuné pour disposer d’un capital disponible en numéraire et sont plafonnées par la solvabilité de l’ex-époux. Enfin, l’augmentation des prestations compensatoires ne peut plus se décréter : depuis la loi de 2016 qui a mis en place le divorce par consentement mutuel sans juge, elles sont fixées dans la majorité des cas dans le huis clos des études notariales, à l’issue d’une négociation entre ex-conjoints, avocat·es et notaires.

Cette solution envisagée par le gouvernement est, en fait, symptomatique des réformes actuelles : transformer un mécanisme de solidarité nationale (une pension de réversion financée par la génération en activité pour les veuves), par un arrangement privé, ici entre ex-conjoint·es, et reposant sur l’accumulation d’un patrimoine individuel. Axa ne s’y est pas trompé. Dans une publicité anticipant la réforme des retraites à venir, l’assureur prévoit « une baisse anticipée des futures pensions » et conseille de « prendre les devants et de préparer [sa retraite] le plus tôt possible par le biais de l’épargne individuelle » [2].

Séparations et successions
Dans un livre qui paraît à la Découverte, Le genre du capital, nous étudions ces arrangements privés, au sein des familles, dans les études notariales, les cabinets d’avocat·es et dans les chambres de la famille des tribunaux. Nous étudions particulièrement deux moments cruciaux, les séparations conjugales et les successions, où la famille apparaît sous le visage inédit d’une institution économique qui participe à la reproduction des inégalités.

Certaines familles s’accaparent la richesse et la transmettent à leurs enfants, tandis que d’autres en sont durablement privées. Les inégalités économiques entre les classes sociales s’accroissent. Non seulement les individus sont inégaux du point de vue de la richesse qui leur est familialement transmise, mais ce sont aussi les dispositions à accumuler, à conserver et à transmettre cette richesse qui sont inégalement distribuées socialement. En s’appuyant sur leur capital économique mais aussi culturel, les familles possédantes mettent notamment à leur service notaires et avocat·es pour anticiper successions et séparations, et s’assurer du maintien de l’intégrité de leur patrimoine, en évitant au maximum les ponctions fiscales.

Ces inégalités patrimoniales en augmentation ne sont pas seulement des inégalités de classe. Comme le montrent Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, ces sont aussi les inégalités patrimoniales entre femmes et hommes qui ont augmenté : en France, l’écart de richesse entre les hommes et les femmes est ainsi passé de 9% en 1998 à 16% en 2015.

Il a fallu attendre 1965 pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes en matière de gestion de leurs biens. C’est donc une conquête récente. Mais les femmes sont aujourd’hui en moyenne plus diplômées, et elles travaillent, si l’on cumule travail professionnel et domestique, davantage que les hommes. En moyenne, selon les données de l’INSEE en 2010, dans les couples avec enfants, les femmes travaillent 54 heures par semaine contre 51 heures pour les hommes. Qu’est-ce qui fait que l’inégalité de richesse entre les sexes se maintient et, pire, s’accroît ?

Il y a deux manières d’accumuler du patrimoine : épargner ou hériter.
En matière d’épargne, sans surprise, les femmes s’en sortent moins bien que les hommes. Concentrées dans des secteurs d’activité moins rémunérateurs, occupant plus souvent des emplois à temps et à salaire partiels, elles ont des carrières moins rapides et buttent dans bon nombre de secteurs sur un plafond de verre qui les empêche d’occuper les positions les mieux payées. Ces inégalités de revenus sont bien connues : en moyenne, tout compris, les femmes gagnent un quart de moins que les hommes.

Mais ce qui se joue dans la sphère professionnelle n’explique pas tout. Si les femmes ne parviennent pas à accumuler des richesses c’est aussi du fait d’un certain nombre de mécanismes qui se jouent dans la famille. Les femmes prennent toujours en charge l’essentiel du travail domestique et parental, au détriment de leur carrière professionnelle et sans être rémunérées pour le faire : ce travail gratuit représente environ deux-tiers de leurs heures de travail hebdomadaires (contre un tiers de celles des hommes).

À l’échelle du couple hétérosexuel, les inégalités de revenu prennent une ampleur considérable : les femmes gagnent en moyenne 42% de moins que leur conjoint. Cette inégalité traverse l’espace social, avec des intensités variées. Elle est maximale dans les fractions élevées des classes supérieures (comme dans le dossier de divorce exposé ci-dessus), mais aussi dans les fractions les plus pauvres des classes populaires. C’est parmi les 10% des couples qui touchent moins de 17.000 euros par an que l’on trouve la plus forte proportion de femmes qui ne perçoivent aucun revenu, de femmes qui sont au chômage ou à temps partiel.

Pauvre ou mariée, il faut choisir
Cette situation paradoxale, où la norme de l’autonomie financière féminine s’est imposée alors même que persistent de très fortes inégalités de revenu, conduit à l’appauvrissement des femmes tout au long de leur vie conjugale : au nom de leur autonomie et parce qu’elles en ont généralement la charge quotidienne, elles assument les dépenses courantes (logement, nourriture, habillement…) au moins autant que leur conjoint, mais avec des revenus beaucoup plus faibles. Ainsi, tandis que les hommes accumulent, les femmes s’appauvrissent au cours de leur vie conjugale.

Jusqu’à présent le mariage, notamment le régime légal de la communauté de biens réduite aux acquêts, atténuait ces inégalités de richesse en faisant des femmes les propriétaires officielles de la moitié des patrimoines conjugaux. Mais aujourd’hui, l’augmentation des divorces et de l’union libre, sans compter la progression des régimes de séparations de biens dans les couples fortunés (qui sont parmi les plus inégalitaires), conduit à une individualisation des patrimoines, défavorable aux femmes.

En enquêtant dans les familles, dans les études notariales et à partir des enquêtes statistiques disponibles, nous montrons également que les femmes sont moins bien loties que les hommes en matière d’héritage, et cela malgré un droit de la famille formellement égalitaire depuis plus de deux siècles. Dans les successions, la figure du « fils préféré » comme héritier compétent des biens les plus structurants du patrimoine familial (entreprises, maisons de familles, portefeuille d’actions) est encore très prégnante et les femmes incarnent encore souvent la figure de la « mauvaise héritière ». L’intervention des notaires – qui partagent le souci de préserver l’intégrité du patrimoine familial, en particulier les entreprises – renforce souvent la position de l’homme comme dépositaire de la richesse et du statut social familial.

La société de classes se reproduit grâce à l’appropriation masculine du capital.
En fragilisant considérablement les revenus socialisés, en renvoyant les individus à leur patrimoine et à leurs capacités à le défendre, ce sont donc indissociablement les classes populaires et les femmes que le gouvernement achève de précariser. Il ne cesse en revanche d’augmenter les marges de manœuvre de ceux qui cumulent déjà richesses et dispositions à s’enrichir. Au-delà de 10.000 euros de revenus, les salariés les plus riches, qui sont très majoritairement des hommes, ne cotiseront plus au système de retraite par répartition. Or, cette élite est bien entendue la mieux armée pour s’entourer de gestionnaires de fortune (comptables, avocats fiscalistes, banquiers, notaires…) et faire fructifier son patrimoine, en dehors de la solidarité nationale, en toute liberté et à l’abri du regard du fisc.

Comme on pouvait le lire ces dernières semaines sur des banderoles de manifestantes et manifestants : « La retraite, c’est notre patrimoine ». C’est plus exactement, le patrimoine de celles et ceux qui n’ont pas de patrimoine. Lorsque la solidarité nationale entre les générations perd du terrain, chacune et chacun est renvoyé·e à ses capacités individuelles d’accumulation : ce n’est pas une bonne nouvelle pour les plus modestes, et ce n’est pas non plus une bonne nouvelle pour les femmes.

Céline Bessière est professeure à l’Université Paris-Dauphine (IRISSO) et Sibylle Gollac est chercheuse au CNRS (CRESPPA-CSU). Sociologues, elles sont les auteures de Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte).

Notes
[1] Tribune dans Le Monde du 23/01/2020

[2] Libération, CheckNews, 16 janvier 2020