Réforme retraites 2023

Reporterre - 1995, l’histoire d’une grève victorieuse

Février 2023, par Info santé sécu social

1995, l’histoire d’une grève victorieuse

Nombre de manifestants, organisation de la lutte… Plusieurs points communs existent entre la mobilisation contre la réforme des retraites de Macron et celle de 1995 contre le plan d’Alain Juppé, selon le doctorant Rémi Azemar.

Rémi Azemar, doctorant à l’université de Rouen (Seine-Maritime), prépare une thèse sur la mobilisation sociale de 1995 qui a fait plier le gouvernement. Il a écrit sur le sujet dans Contretemps.

Reporterre — Quels points communs y a-t-il entre le mouvement social de 1995 contre le plan Juppé et celui contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron ?

Rémi Azemar — Le premier point commun, c’est qu’on a un gouvernement de droite, qui a un projet libéral. Il y a aussi un contexte d’inflation — même si elle est plus forte aujourd’hui —, de crise sociale et de manque de confiance dans les institutions politiques. On entend dans les manifestations une opposition au modèle néolibéral, comme en 1995.

Par ailleurs, le projet de réforme des retraites est justifié de la même manière, avec trois éléments de langage. Le premier est comptable. On nous dit que c’est une question de chiffres, que ce n’est pas un choix idéologique mais économique. Le deuxième argument est que si l’on ne réforme pas, le régime se meurt. On fait ça pour sauver les retraites. Le troisième élément de langage, c’est de dire que les personnes n’ont pas compris. Il a été reproché à Alain Juppé de n’être pas assez pédagogue.

Il faut rappeler qu’en 1995 le projet était plus large, il s’attaquait à diminuer les dépenses de santé et de la Sécurité sociale. Il y avait aussi un contrat de plan SNCF, la libéralisation d’EDF-GDF, etc. Les retraites n’étaient qu’un point du plan Juppé. Et en 1995, la réforme des retraites ne touchait que le secteur public, le privé étant déjà passé à quarante annuités en 1993. Aujourd’hui, la réforme touche tout le monde.

Pourquoi le mouvement social de 1995 a-t-il déclenché une mobilisation massive ?

Il y a eu une conjonction de facteurs. Le climat social était plutôt propice. La gauche venait de quitter le pouvoir et s’est retrouvée un peu obligée de suivre dans la rue. Dès le 10 octobre 1995, il y a eu une manifestation intersyndicale qui a amené énormément de monde dehors.

L’étincelle est venue d’un déclenchement de grèves qui se sont succédé dans certains secteurs. Les universités, les lycées étaient occupés. Le début de la grève reconductible à la SNCF, le 24 novembre, a lancé le mouvement.

Comment le mouvement s’est-il ancré et étendu ?

Il y a eu plusieurs manières de faire grève. Il y avait celles de quatre jours à certains endroits, de deux ou trois semaines à d’autres, des gens qui faisaient un jour par-ci, par-là. Il y avait aussi des évènements tous les jours. Les électriciens gaziers de Saint-Étienne (Loire) qui ont muré la mairie, des étudiants qui faisaient une action festive le soir, la DDE [direction départementale de l’équipement, donc les agents de l’État chargés des routes] qui menait une opération escargot. Puis, les gens se retrouvaient après leurs actions et en dehors des manifestations, partageaient des repas, participaient à des assemblées générales. Ils ont tenu parce qu’il y avait un esprit collectif, de cohésion. Il y a plein de témoignages de belles rencontres faites à l’époque. Ça a fait tenir les gens.

28 000 personnes ont répondu à l’appel de l’intersyndicale à Caen, le 31 janvier 2023.

Pourquoi le gouvernement a-t-il lâché en 1995 ?

D’abord, le gouvernement a lâché sur les choses qui n’étaient pas essentielles pour lui. Il voulait reprendre en main la Sécurité sociale. Il a lâché sur les autres éléments du plan Juppé, c’est-à-dire la retraite avec la fin des régimes spéciaux et l’augmentation de la durée de cotisation pour les fonctionnaires, le contrat de plan à la SNCF. Et il a lâché des choses aux personnes qui étaient les plus visibles dans le mouvement.

Ensuite, en 1995, le Parlement était très fort et non acquis au gouvernement. La droite était divisée entre Juppé et Balladur. Les grévistes ont mis la pression sur les députés, et beaucoup ont dit « il faut que cela s’arrête ». Surtout que l’opinion publique n’a jamais basculé en faveur du gouvernement.

Aujourd’hui, la donne est différente : le Parlement n’est plus aussi fort…

Oui, mais je pense que le mouvement social peut faire basculer les équilibres politiques au Parlement. Autant Emmanuel Macron ne cherche plus à se faire réélire, autant il y a des parlementaires qui le souhaitent.

Le contexte n’a-t-il pas évolué ? Les syndicats sont notamment moins forts aujourd’hui, et Emmanuel Macron est connu pour ne pas tenir compte des corps intermédiaires…

Alain Juppé avait la même doctrine. Il disait : « Avec moi, on va faire les réformes que la gauche n’a pas osé faire pendant quinze ans. » Il a proposé le plan Juppé sans le négocier réellement avec les syndicats, ce qui avait choqué.

En 1995, le syndicalisme était très affaibli. Aujourd’hui, avec la lutte de 2019, il a repris un peu de couleurs. Après, quand Emmanuel Macron dit « ce n’est pas négociable », c’est un élément de langage. Tout dépend du rapport de force. Il ne décide pas tout seul. Si ses soutiens le lâchent, il devra lâcher également.

N’est-il pas plus difficile, tout de même, d’avoir un grand mouvement de grève massif aujourd’hui ?

Il est vrai que bien des secteurs qui étaient en pointe dans la grève en 1995 sont aujourd’hui déliquescents. Les taux de grévistes sont très bons pour La Poste et France Télécom, mais cela n’a rien à voir avec 1995 où c’était encore les PTT [postes, télégraphes et téléphones]. Désormais, le secteur est libéralisé avec beaucoup d’entreprises de livraison de colis, il est difficile d’y construire une grève. Le syndicalisme y est moins implanté, les contrats précaires sont plus nombreux. Les cheminots, eux, disent aujourd’hui « on n’y va pas tout seul, on y est allé trop de fois tout seul ».

Par ailleurs, il y a encore peu d’assemblées générales, les gens n’ont pas d’endroits où s’organiser. Enfin, il y a le contexte répressif, qui a été très fort sous Emmanuel Macron.

Les gens ont encore peur d’aller en manifestation ?

Oui, il y a le traumatisme du mouvement des Gilets jaunes, de la loi Travail. Désormais à la fin des manifestations, les gens ont pris l’habitude de partir vite. Avant, c’était l’occasion de discuter avec les personnes d’autres secteurs, de faire des rencontres.

Qu’est-ce qui, dans le mouvement social actuel contre les retraites, pourrait tout de même lui permettre d’obtenir une victoire, même partielle, comme en 1995 ?

Déjà, il y a un nombre impressionnant de manifestants. La mobilisation est similaire à celle de 1995. Ensuite, cette réforme des retraites touche tout le monde, public et privé, ce qui n’était pas le cas en 1995. Il y a aussi plus de liens entre différentes questions sociales : les femmes et les retraites, l’écologie et les retraites. Cela permet de construire un projet sociétal et d’avoir des contre-propositions. Il y en a de la part de collectifs, d’universitaires, de syndicats… Enfin, il y a de l’espoir. Les cortèges sont dynamiques, vivants, avec des batucadas, des fanfares, etc. Les gens s’organisent, ils et elles ne viennent pas juste marcher.