Luttes et mobilisations

Mediapart : Retraites : les paris du 5 décembre

Décembre 2019, par infosecusanté

Mediapart : Retraites : les paris du 5 décembre

4 décembre 2019| Par Mathilde Goanec, Dan Israel et Faïza Zerouala

La première grosse journée de mobilisation contre la réforme des retraites est capitale, pour le gouvernement comme pour les syndicats. Les manifestations et les grèves, dans le public et dans le privé, seront-elles assez fortes pour perturber la marche de la réforme ? Chacun retient son souffle.

On ne sait qui, à l’Élysée, a employé pour la première fois l’expression « mur du 5 décembre » pour décrire le mouvement social qui s’enclenchera dans les prochaines heures contre la réforme des retraites. Ce vocable, immédiatement repris dans les médias, se révèle particulièrement approprié pour décrire le moment politique. Un mur, on le saute ou on se fracasse dessus.

Comment l’exécutif parviendra-t-il à traverser ce qui s’annonce comme une journée de grèves et de manifestations massives ? À l’aube du mouvement, chacun retient son souffle. Jeudi, plus de cent cinquante manifestations sont prévues en France et le rendez-vous parisien devrait être conséquent.

Fait rare, le plan de bataille a été annoncé très à l’avance. Dès la mi-septembre, au lendemain du premier jour de grève à la RATP, ce sont l’UNSA et la CFE–CGC de la régie des transports, peu habitués aux positions va-t-en-guerre, qui ont lancé le premier préavis de grève reconductible, rejoints par la CGT. À la SNCF, la CGT, l’UNSA, SUD Rail et Force ouvrière (FO) ont embrayé et la CFDT Cheminots vient de les suivre 3, le 3 décembre. Alors même que la confédération CFDT est officiellement en faveur d’un système de retraite par points.

Mi-octobre, la CGT, Force ouvrière, la FSU, Solidaires et quatre organisations de jeunesse ont ensuite appelé à « une première journée de grève interprofessionnelle ». Fait inhabituel, le comité confédéral national de FO avait évoqué dès la fin septembre un « arrêt total de l’économie ». Et, quasiment jamais vu, la CFE-CGC, le syndicat des cadres qui pratique généralement une neutralité bienveillante à l’égard des manifestants, s’est elle aussi lancée 3, le 21 novembre dernier.

Résultat, les appels à la grève ont fleuri : SNCF, RATP, Air France et contrôleurs aériens, EDF, chauffeurs routiers, raffineries, enseignants et étudiants, certains policiers, avocats et magistrats, éboueurs… Les transports seront extrêmement perturbés 3, à Paris et dans toute la France. Les opposants au projet de fusion des 42 régimes de retraite existants en un système universel par points vont réaliser une démonstration de force.

Les militants devraient aussi pouvoir compter sur le soutien d’une partie des « gilets jaunes ». Début novembre à Montpellier, les 600 délégués de l’assemblée des assemblées ont appelé à rejoindre les syndicats sur ce sujet. Un peu partout, comme dans les Vosges, la convergence se fait sur le terrain. Les appels syndicaux sont relayés, voire co-rédigés, par les gilets jaunes locaux.

Par ailleurs, des petits patrons du BTP bloquent toujours les dépôts pétroliers de l’ouest de la France. Ils protestent 3 contre la fin de l’exonération de taxes, prévue pour 2022, du « gazole non routier », qui fait rouler les engins de chantier. 800 stations-service sont déjà en pénurie 3. Quant au mouvement des pompiers, il n’est toujours pas éteint, et le syndicat SUD occupe la place de la République 3 à Paris, pour une semaine.

« Pour l’instant, tous les signaux sont au vert, tout le monde est en forme », jubile le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez. « La mobilisation à la RATP et à la SNCF est supérieure à celle de septembre 2018 et la SNCF cherche des cars de remplacement ; dans l’éducation, ce sera aussi un mouvement très fort ; et dans le privé, je n’ai jamais vu autant d’appels à la grève et de préavis depuis que je suis secrétaire général [depuis 2015 – ndlr] », énumère-t-il auprès de Mediapart, assurant que « le gouvernement considère déjà que le 5, c’est perdu pour eux ».

L’assurance du leader cégétiste est-elle légitime ? Qu’attend, ou que craint, le gouvernement ? Que se passera-t-il le 6 décembre, et après ? État des lieux, juste avant le grand saut.

La communication gouvernementale n’a toujours pas pris

Édouard Philippe et son gouvernement développent deux lignes distinctes dans leur communication. Elles ont encore été répétées dimanche 1er décembre, lors du séminaire gouvernemental chargé d’affirmer la détermination et l’unité de l’exécutif.

D’abord, il s’agit de promouvoir « une grande réforme qui doit permettre la création d’un système universel, plus juste, plus solide, plus adapté au monde du travail ». Ensuite, il ne faut pas oublier de préparer les Français « clairement, tranquillement » au fait de devoir travailler plus longtemps.

Problème : ce discours tourne à vide, comme nous le notions la semaine dernière déjà. L’exécutif ne parvient pas à masquer l’essentiel : une majorité des Français – 60 % d’entre eux selon Jean-Paul Delevoye 3 – devraient y perdre. Les hésitations et les volte-face sont, il est vrai, nombreuses depuis l’automne. Réforme « systémique », « paramétrique » ou les deux ? Transition longue ou brutale ? Nul n’en sait plus rien, au fond. Alors que mi-novembre, le premier ministre et le haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye promettaient de prendre le temps pour dénouer les nombreuses questions qui fâchent, le ton s’est durci en quelques jours.

« N’intériorisez pas le fait que l’on reculera sur les retraites, ce ne sera pas le cas », a prévenu le ministre de l’intérieur Christophe Castaner. « Nous n’échouerons pas, la réforme se fera », a promis 3 le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin. Mais dans le même temps, aucun texte n’est encore sur la table, les arbitrages fondamentaux ne sont pas connus. Le flou demeure donc. Au risque de laisser enfler des polémiques sur des points précis, comme sur les gains réels que tireraient les femmes 3 de la réforme.

« Malgré l’assaut d’arguments marketing auquel il se livre, le gouvernement s’est aperçu que son projet ne recueille pas l’assentiment des Français, pointe Yves Veyrier, le secrétaire général de FO. Et l’ouverture d’une nouvelle phase de concertation cet automne n’a rien changé. Je remarque d’ailleurs qu’après avoir animé un débat à Rodez début octobre 3, le président a vite refilé le bébé au premier ministre. »

Quant aux parlementaires, « ils ont du mal à faire mieux que répéter les éléments de langage », tacle le dirigeant syndical. Lesdits parlementaires déclarent même ouvertement leur « sentiment général d’incompréhension ».
La conjonction de nombreuses colères

La manifestation du 5 décembre a été précédée par deux autres mobilisations récentes, qui ont été jugées comme réussies par leurs organisateurs : le rassemblement contre l’islamophobie à Paris le 10 novembre et partout en France le 23, celui contre les violences sexistes. Un signe avant-coureur vu comme très positif par les acteurs les plus actifs du mouvement social.

Et dès jeudi, la diversité des secteurs qui mobiliseront des salariés et des agents dira quelque chose de l’état de tension qui prévaut en France. Les rues devraient voir défiler un kaléidoscope des luttes, des inquiétudes et des malaises de l’Hexagone. Et la réforme des retraites, qui concerne potentiellement tous les Français, est le terreau idéal pour nourrir les colères.

« Il existe un lien très fort entre les revendications nationales sur les retraites et des revendications locales ou d’entreprises qui pourront s’exprimer sur le terrain », souligne Fabrice Angéi, un des secrétaires confédéraux de la CGT, qui anticipe « un élan collectif très fort et un taux de grévistes important ».

À la SNCF, les cheminots ne digèrent pas la réforme du statut et l’ouverture à la concurrence qui leur ont été imposées en mars 2018, alors que ce 3 décembre a vu officiellement s’éteindre 3 le monopole de l’entreprise ferroviaire. La question de leur âge de départ à la retraite est étroitement liée aux négociations qui patinent actuellement sur la future convention collective des métiers du rail. C’est dans ce contexte que la CFDT Cheminots a finalement basculé dans la grève.

À la RATP, les craintes sont les mêmes : l’entreprise se prépare à l’ouverture à la concurrence 3 des lignes de bus franciliennes pour décembre 2024 et au lot d’économies drastiques qui devraient l’accompagner.

Du côté des agents de la fonction publique, la réforme votée cet été est elle aussi dans toutes les têtes. Et l’inquiétude sur le pouvoir d’achat des fonctionnaires est grande. Le gel confirmé du point d’indice (qui donne le la de la rémunération des agents), la ronde incessante des transformations et l’absence de visibilité sur le montant de la retraite future forment un cocktail redoutable.

« Dans les services, nous n’avions pas eu autant de demandes d’informations ou de tracts depuis longtemps, observe Bernadette Groison, la secrétaire générale de la FSU, deuxième syndicat du secteur public. D’habitude, on court derrière les agents, là c’est l’inverse. »

Un autre exemple est donné par Adèle Dorada, porte-parole de la petite formation libertaire UCL 3 et militante CGT à la Ville de Paris. « Depuis la mi-novembre, les salariés de la Ville que nous rencontrons dans nos tournées syndicales sont bien informés, ils ont compris que la réforme ne leur sera pas favorable », témoigne la jeune femme.

Mais elle note aussi que « parmi ceux qui seront mobilisés, en grève ou dans la rue, beaucoup parleront surtout du fait que la loi de transformation de la fonction publique va leur faire perdre 3 huit jours de congés » et elle prévoit que « beaucoup de pancartes porteront sur ce point ».

François Hommeril, le dirigeant de la CFE-CGC, qui condamne depuis plusieurs semaines cette « réforme inutile et dangereuse », résume les choses avec un lyrisme certain. « Les retraites, c’est la dernière brique du modèle social français, c’est la dernière bataille. Et les gens ne sont pas prêts à la perdre sans l’avoir menée. » Plus prosaïquement, il signale ressentir « une très forte pression de la base » sur le sujet.

« Je pensais maintenir une position équilibrée, sans faire d’appel confédéral à manifester mais en laissant aux fédérations la possibilité de se joindre aux défilés, raconte-t-il. Mais le gouvernement, après avoir fait comprendre qu’il souhaitait faire des économies sur les retraites avant même 2025, s’est ensuite focalisé sur les régimes spéciaux. En ce moment, il y a un en France de nombreuses élections professionnelles dans les entreprises, et les dirigeants de nos fédérations m’ont fait comprendre qu’il fallait sortir de l’ambiguïté, prendre position pour répondre à ces discours. »

Les chiffres sont impressionnants. Dans les écoles du premier degré partout en France, 70 % d’enseignants se sont déclarés en grève, et plus du tiers des écoles seront fermées jeudi. Le service minimum d’accueil sera difficile à mettre en place, faute de personnel. La FSU signale 3 qu’à Paris, « près de 300 écoles » seront fermées, un chiffre « historique ».

Dans le secondaire, « le mouvement s’annonce aussi très fort, avec une forte probabilité d’atteindre plus de 70 % de professeurs déclarés grévistes, y compris chez des enseignants qui n’ont jamais fait grève, indique à Mediapart Frédérique Rolet, secrétaire générale du Snes-FSU, syndicat majoritaire des collèges et lycées. Cela fait longtemps qu’on n’a pas senti un élan aussi fort et des demandes pour savoir comment poursuivre le mouvement ».

Pour les enseignants, c’est bien la menace d’une baisse du niveau des pensions qui attise la mobilisation. Les simulateurs mis en place sur les sites des syndicats 3 pour renseigner sur les conséquences concrètes de la réforme tournent à plein régime, et affolent les professeurs, déjà mécontents de leur rémunération actuelle.

Et tant pis si Emmanuel Macron a toujours assuré qu’il n’envisageait pas d’appliquer la réforme sans améliorer au préalable la politique salariale des profs. « Il y a un sujet enseignants non résolu dans la réforme des retraites et le gouvernement lui-même le reconnaît », analyse Bernadette Groison. La profession, endeuillée à plusieurs reprises ces dernières semaines par des suicides, profitera de la journée du 5 décembre pour alerter sur ses conditions de travail. « Faut-il travailler mal plus longtemps ? », interrogent les syndicats dans leurs tracts.

Le 12 novembre, le ministre de l’éducation nationale a adressé 3 une lettre au SGEN-CFDT pour déminer la colère et assurer aux enseignants qu’ils ne seraient pas perdants dans le nouveau système. Sans convaincre pour le moment.

Les organisations de jeunesse et étudiantes espèrent elles aussi faire entendre leur voix. Un premier tour de chauffe a déjà eu lieu avec la mobilisation contre la précarité étudiante, surgie sur le devant de la scène après l’immolation par le feu de l’étudiant lyonnais, le 8 novembre.

Du reste, expliquent-elles, les deux problématiques se rejoignent puisqu’il s’agit de « lutter contre la précarité tout au long de la vie », selon les mots de Mélanie Luce, la présidente de l’Unef. « Les mesures proposées par le gouvernement sont insuffisantes, ils ont augmenté les bourses d’un euro par mois !, souligne-t-elle. Et au-delà de la précarité étudiante, on refuse de voir tirés vers le bas les régimes de retraite. Nous sommes les premiers concernés en tant que futurs cotisants et futurs retraités, nous ne voulons pas être les variables d’ajustement d’une réforme. »

En prévision de la mobilisation, des partiels ont été avancés ou repoussés. Des assemblées générales, comme à Rennes 2 3, commencent à se tenir avec plus ou moins de succès. Le site de Tolbiac 3 de l’université Paris 1, longuement occupé au printemps 2018 pour lutter contre Parcoursup, a par exemple été fermé de manière préventive et jusqu’à nouvel ordre.

Les infirmières, même combat en libéral ou à l’hôpital

Le gouvernement n’a eu de cesse de prendre cet exemple : comment accepter qu’une infirmière libérale et une infirmière travaillant à l’hôpital ne partent pas à la retraite au même âge ? La seconde a en effet le droit de partir dès 57 ans, si elle aligne dix-sept ans de carrière à l’hôpital.

Au bout de plusieurs mois de répétition, ce discours a perdu tout le monde : « On se moque de nous ! », assure Céline Laville, de la Coordination nationale infirmières. Elle craint la fin du départ anticipé pour celles œuvrant à l’hôpital. « Nous avions pas mal de questions vis-à-vis des préconisations du rapport Delevoye rendu en juillet, et nous n’avons obtenu aucune réponse ! Nos trois rendez-vous fixés au ministère ont été systématiquement annulés. »

Les infirmières en libéral, qui relèvent d’une caisse particulière comme nombre de paramédicaux, ne sont guère plus enthousiastes : leurs craintes de voir leur niveau de cotisations s’accroître sans que soit augmentée leur pension future n’ont pas été levées. Le syndicat Convergence Infirmières appelle donc à la grève le 5 décembre.

Des milliers de médecins, aides-soignants, infirmiers, doyens ou étudiants ont manifesté, jeudi 14 novembre, dans les rues de Paris. © CCC
Des milliers de médecins, aides-soignants, infirmiers, doyens ou étudiants ont manifesté, jeudi 14 novembre, dans les rues de Paris. © CCC

Plus largement, c’est tout le personnel de santé qui craint pour sa retraite. « Nous avons, plus que d’habitude, beaucoup de questions : comment se déclarer gréviste, que faire si je suis réquisitionnée par ma direction, et puis-je passer outre ?, décrit Emmanuelle Dubourg-Davy, infirmière et syndicaliste FO au CHU d’Angers. C’est le signe d’un ras-le-bol profond. »

Là aussi, le personnel a fait tourner les calculettes, sur la base du rapport Delevoye. Les aides-soignantes craignent par exemple de perdre jusqu’à 300 euros mensuels sur leur future pension. « Parce qu’ils croient au service public, les gens acceptent de revenir travailler pendant leurs congés, de sacrifier une partie de leur vie privée, d’avoir des mauvais salaires. La contrepartie, c’est aussi de savoir qu’ils partiront à la retraite à un âge décent, rappelle Emmanuelle Dubourg-Davy. Pour elle, la réforme annoncée rompt ce « juste retour des choses ».

La mobilisation sur les retraites s’inscrit par ailleurs dans le mouvement d’ampleur des personnels hospitaliers, initié par le collectif inter-urgences depuis des mois et qui a connu son point d’orgue lors de la manifestation très suivie du 14 novembre 2019. Il sera sans doute difficile de jongler entre les différents appels, et de perdre plusieurs journées de salaire. « Nous avons déjà prévu une manifestation sur l’hôpital le 17 décembre, et ce sera une grosse mobilisation, prévient Céline Laville. Nous devons dissocier les deux sujets. Même si, dans un cas comme dans l’autre, c’est la même écoute qui nous est réservée : nulle ! »
Le privé, angle mort de la mobilisation

Malgré les déclarations optimistes de la CGT et des autres syndicats, tous reconnaissent que la mobilisation dans le privé ne sera pas à la hauteur de celle des travailleurs du secteur public. « Dans le privé, la question de la grève est compliquée, car ce qui fonctionne, c’est quand le mot d’ordre concerne directement l’entreprise, reconnaît le dirigeant de FO Yves Veyrier. Là, sur les retraites, le patron des salariés n’est pas le vrai interlocuteur, il peut y avoir un sentiment de décalage. »

Un rapide tour d’horizon dans les entreprises permet de multiplier les bémols. Ali Algun, secrétaire générale de l’union locale CGT d’Ivry (Val-de-Marne) et syndicaliste chez Carrefour le concède ainsi bien volontiers : autour de lui, le discours gouvernemental focalisé sur l’iniquité des régimes spéciaux porte ses fruits. « Certains salariés pensent que la réforme ne va toucher que lesdits privilégiés et ne se sentent pas concernés, indique le syndicaliste. Dans chaque foyer, il y a un poste de télévision, donc la propagande fonctionne. »

Pour faire participer ses collègues, souvent échaudés à l’idée de perdre une journée de salaire, la CGT va organiser un débrayage le 5 décembre au matin dans certains magasins. « Quand on a déjà un salaire de misère, c’est compliqué de faire grève, même une journée », explique Ali Algun. Signe que la journée peut intéresser, le syndicaliste affirme toutefois avoir reçu ces derniers jours « beaucoup d’appels à l’union locale, de salariés isolés, qui ne savent pas comment se déclarer grévistes ou veulent rejoindre la manifestation, et ça c’est nouveau ».

Dans les entrepôts d’Amazon logistique disséminés à travers la France, si un appel à la grève a bel et bien été lancé par les syndicats, de nombreux salariés s’interrogent. « Nous avons normalement une prime d’assiduité de 150 euros cette semaine-là, dans le cadre des commandes de Noël, rapporte Alain Jeault, délégué central pour la CGT. Des collègues craignent qu’elle ne saute s’ils font grève… » Le syndicat a sollicité l’inspection du travail pour s’assurer que cette prime en suspens n’entravera pas le droit de grève.

La composition du personnel d’Amazon, très jeune, avec un fort taux de rotation, n’aide pas. « Ça paraît bien loin à beaucoup, cette histoire de retraites, poursuit Alain Jeault. Nous expliquons que désormais, dans le nouveau calcul, c’est le salaire au cours de toute la carrière qui va compter et qu’il faut donc s’en préoccuper maintenant. Mais ce n’est pas facile pour les jeunes de se projeter. »

Le climat de l’entreprise est le dernier obstacle à une mobilisation large, au-delà des cercles syndicaux. Dans le centre de distribution près de Douai, lors des blocages à l’occasion du « Black Friday » vendredi 29 novembre, 150 salariés étaient en grève. Ils se sont fait accueillir lors de leurs actions par un imposant cordon policier. « Cela participe à une forme d’intimidation », juge Alain Jeault. Même si, selon des échos venus d’autres secteurs, les salariés de la logistique font partie des poches parmi les plus actives et radicales du mouvement social.

Il est aussi loin le temps où l’industrie fournissait les gros bataillons des grévistes. D’après un syndicaliste CGT d’une usine Saint-Gobain du Nord de la France, les différentes crises traversées ces dernières années ont émoussé la capacité de grève dure des salariés. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’appels venus « d’en haut », sur des réformes relevant de politique générale : « Les plus jeunes feront grève un jour peut-être, mais pas plus. Ils pensent qu’une retraite, réforme ou pas, ils n’en auront pas… »

Signe néanmoins surprenant : à Saint-Gobain, les cadres de la CFE-CGC semblent davantage mobilisés. Cette catégorie de travailleurs, touchée à son tour par les réorganisations menées par l’entreprise, est désormais plus combative.

Le syndicaliste ne se fait néanmoins guère d’illusions : « Saint-Gobain, c’est une entreprise mère, où les salariés restent encore assez bien lotis. Mais un salarié de la sous-traitance, qui gagne 1 300 euros par mois, s’il se met en grève, il sera asphyxié financièrement avant que le gouvernement n’ouvre un œil. »

Dans l’usine même, la méfiance envers d’autres potentiellement mieux lotis entame aussi les formes de mobilisation collective : « Nous essayons de prôner le mieux-disant social, le départ à 55 ans pour les métiers pénibles, à 60 pour tous. Mais depuis cinquante ans, on nous bassine avec les fonctionnaires ou les cheminots, décrits comme des privilégiés. Le discours finit par rentrer dans la tête des gens. Ou alors c’est la faute du migrant… », constate le syndicaliste désabusé. « Quant aux syndicats, la confiance qui leur est accordée est limitée : pour beaucoup, ils sont ceux qui font rentrer, au bout du compte, les salariés dans l’enclos. »

Damien, syndiqué chez SUD dans l’usine Renault de Douai (Nord), n’est pas plus optimiste, même s’il constate que la retraite est redevenue un sujet dans les équipes. « Je serai gréviste jeudi, mais sans doute l’un des rares de mon bâtiment. Et on n’aura, je pense, même pas assez de monde pour faire une AG dans l’usine. Les gens n’ont plus trop envie de lutter. » Ils n’y sont guère incités : selon lui, les chefs d’équipe du site ont déjà fait le tour des ateliers pour recenser les éventuels grévistes.

La proportion d’intérimaires, environ 750 pour un peu plus de 3 300 salariés, n’arrange pas les choses. « Dès qu’une personne part en grève, elle est automatiquement remplacée par un intérimaire, raconte Damien. Donc on se dit qu’on perd de l’argent pour rien. » Et pour les intérimaires tentés par la mobilisation (comme ce fut le cas en 2016 lors des manifestations contre la loi travail), la menace de voir leur contrat non renouvelé suffit généralement à les faire rentrer dans le rang.

Qui a peur de la violence ?

Le gouvernement a commencé à installer cette petite musique il y a plusieurs semaines : il y aura du monde dans la rue, oui, mais il faut surtout craindre la violence, les dérapages en marge des manifestations.

« Dans une ambiance de “gilets jaunes-isation” des mouvements sociaux, il y a une inquiétude sur les violences, c’est sûr », glissait-on en novembre au haut-commissariat à la réforme des retraites. « On peut craindre que des casseurs et des gilets jaunes radicalisés s’en mêlent. Le risque de tensions est réel. On s’y prépare », a lui aussi prévenu 3 le ministre de l’intérieur Christophe Castaner, auprès de l’AFP. Mais il a surtout pris soin d’engager « la responsabilité des organisations syndicales, qui ont un vrai savoir-faire » sur la question. Une manière d’affirmer par avance qu’en cas de casse, les torts seront partagés.

Une vision des choses que refusent par avance les responsables syndicaux. « S’il y a des violences, elles serviront à décrédibiliser le mouvement », rappelle François Hommeril, de la CFE-CGC. Et l’un des principaux responsables de l’organisation du défilé parisien prévient déjà qu’il ne se fixe aucune « mission de maintien de l’ordre » : « Notre seul objectif, c’est d’amener la manifestation à son terme. On n’a aucun problème avec ceux qui se placent devant le carré officiel des syndicats, tant qu’ils ne nous empêchent pas de faire notre manif. »

Ce vieux routier des manifs syndicales témoigne d’une évolution du discours des confédérations face aux participants les plus agités des défilés. « Cortège de tête ou militants syndicaux classiques, la bataille est la même, seule la forme de cette bataille diffère, nous ne jugeons pas, affirme-t-il. Le seul problème avec la violence, qui vient d’ailleurs aussi largement de l’État et de la police, c’est que les médias se focalisent dessus, et que le message politique que nous voulons porter n’est pas entendu. »

Dans ce cadre, une inquiétude point sur le parcours du cortège retenu pour ce 5 décembre. Les syndicats souhaitaient manifester de place d’Italie à place de la Nation, « parce qu’il faut que le point de départ et d’arrivée soient des grandes places, si possible pas loin du périphérique, pour que les cars puissent y accéder facilement et qu’ils puissent amener et récupérer les manifestants ».

Mais ce parcours avait été déposé avant le samedi d’anniversaire des gilets jaunes, le 16 novembre, où la place d’Italie a été transformée en nasse policière et a été le théâtre de violents affrontements. La préfecture de police a donc refusé le parcours. Le cortège ira de la gare de l’Est à Nation. Un parcours qui évite les principaux ponts, jugés trop dangereux, et les nombreux travaux en cours. Mais qui traversera la place de la République, où de part et d’autre, on craint des affrontements.
Le 5, et après ?

Le 6 décembre et les jours suivants ressemblent encore à des points d’interrogation. Même si la SNCF a fermé à la vente les billets de train jusqu’au 8 décembre, personne dans les syndicats ne prend encore le risque de prédire quelle forme prendra la suite du mouvement. Mais tous s’accordent pour dire qu’ils ne s’attendent pas à voir plier le gouvernement en un jour.

« Une journée de manifestation, même très réussie, même suivie d’une deuxième journée la semaine suivante, ne suffira pas. Mais si le 5 est très fort, cela peut créer une dynamique, cela sera déterminant, considère Yves Veyrier, de FO. Notre objectif est de nous faire entendre et que tout le monde revienne à la table des négociations sans préalable, pas forcément de faire grève jusqu’à Noël. »

Pour le dirigeant de la CGT Philippe Martinez, « il faudra bien sûr continuer, sous des formes qui appartiennent aux salariés ». Il assure que « des choses sont déjà prévues ». Le 5 au soir, la CGT organise une réunion téléphonique de ses dirigeants, qui analyseront les remontées du terrain. Puis le 6, un rendez-vous entre toutes les confédérations est fixé à 9 heures au siège de FO, dans le XIVe arrondissement de Paris, pour discuter de la suite.

Côté fonction publique, un dispositif similaire est prévu. « Jeudi soir, nous ouvrons un secrétariat exceptionnel pour noter les remontées des AG sur le terrain, explique Bernadette Groison de la FSU, et ainsi décider si on inscrit les actions dans la durée ou pas. Pour le moment, tout est ouvert. Cela va dépendre de quoi sont prêts à consentir les agents, en terme de perte de salaire. »

Sur le terrain, on attend surtout de se compter. « Le mot d’ordre, c’est de rester en grève tant qu’on a n’a pas obtenu ce qu’on veut, explique Emmanuelle Dubourg-Davy, syndicaliste FO au CHU d’Angers. Mais si on est 60 grévistes en assemblée générale jeudi sur 5 000 agents, on ne va pas décider de se lancer seuls dans une grève reconductible. Si nous sommes 300, on y réfléchira. »

Quoi qu’il en soit, d’autres dates de mobilisation étaient déjà en discussion entre syndicats, mais plutôt dans la perspective d’un projet de loi présenté après les municipales. Le probable coup d’accélérateur du gouvernement va les pousser à revoir leur calendrier.

Après avoir longuement attendu pour connaître l’étendue exacte du mouvement de protestation, l’exécutif va en effet bouger assez rapidement dans les jours prochains. Le 9 ou le 10 décembre, Jean-Paul Delevoye présentera officiellement les pistes qu’il préconise, après avoir reçu une dernière fois tous les syndicats, les 3, 4 et 6 décembre. C’est ensuite le premier ministre qui devrait finir par abattre réellement son jeu, en dévoilant ses principaux arbitrages, peut-être autour du 15 décembre, voire plus tôt.

L’idée du gouvernement est d’avancer vite : selon ses calculs, pour que la première lecture du texte de loi soit votée à l’Assemblée cet été, il lui faudra envoyer le texte au Conseil d’État dès février. Avant d’embrayer sur une présentation officielle en conseil des ministres dans les semaines suivantes. Sans doute un peu avant les élections municipales des 15 et 22 mars, donc. Si ce tempo n’est pas tenu, les meilleurs connaisseurs estiment que la réforme ne se fera pas, car l’échéance de la présidentielle deviendra trop proche.

La perspective de faire toute la lumière sur les choix de l’exécutif donne déjà des sueurs froides au gouvernement. « Aujourd’hui il n’y a pas de projet sur la table, et l’opposition est déjà forte, rappelle un expert. Le jour où le texte sera définitivement écrit, et public, ce sera une autre paire de manches. »