Le droit à la contraception et à l’IVG

Slate - Comment C8 a-t-elle pu diffuser un film aussi grotesque et dangereux qu’« Unplanned » ?

Août 2021, par Info santé sécu social

Elsa Gambin — 17 août 2021

Je me suis sacrifiée en regardant cette diatribe contre l’avortement, passée sur la chaîne du groupe Canal+ en prime time. C’est pire que ce à quoi je m’attendais.

Pour celles et ceux qui seraient, veinards, passés entre les gouttes, Unplanned est un film américain anti-IVG diffusé le 16 août, en prime time, sur la chaîne C8. On y suit l’histoire (vraie) d’Abby Johnson, ancienne directrice du Planned Parenthood (l’équivalent de notre Planning familial), devenue... une farouche militante anti-IVG. Si Abby existe réellement, le film, lui, est tellement truffé de contrevérités scientifiques et politiques qu’il se rapproche davantage d’une mauvaise série B. Sauf qu’une série B n’est pas idéologiquement dangereuse.

Il n’est plus l’heure de tourner autour du pot : ce film est de la propagande. Tout y est fait pour culpabiliser les femmes d’avorter et en dissuader un maximum, à coups de scènes glauquissimes et sanglantes, post-teintées de prières rédemptrices.

Produit par une société spécialisée en films chrétiens évangéliques, aidé par un coup de pouce financier d’un obscur millionnaire trumpien allumé, le film a été controversé même aux États-Unis, où seules Fox News et la chaîne chrétienne CBN, comme l’indique Le Monde, ont accepté d’en faire la publicité. C’est vous dire l’ampleur du désastre, et du danger, de ladite fiction.

Le diable s’habille en Bolloré

En France, la polémique est allée bon train, notamment autour du flou de la loi du délit d’entrave à l’IVG dont, hélas, le film ne relève pas. Car il est ainsi précisé : « Dans sa décision, le Conseil constitutionnel formule deux réserves d’interprétation. Il précise que la seule diffusion d’informations à destination d’un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d’intimidation au sens des dispositions contestées, sauf à méconnaître la liberté d’expression et de communication. En outre, le Conseil précise que le délit d’entrave ne saurait être constitué qu’à deux conditions : que soit sollicitée une information, et non une opinion, que cette information porte sur les conditions dans lesquelles une interruption volontaire de grossesse est pratiquée ou sur ses conséquences et qu’elle soit donnée par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière. »

L’avocate spécialisée Sandra Vizzavona, autrice du livre Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu, fustige une loi « qui n’est pas allée assez loin et n’empêche absolument pas la désinformation sur le sujet. Or la pression des sites, des films, est implicite. On suggère que vous allez morfler et le regretter à jamais. »

Le film relève donc de la liberté d’expression et d’opinion. Bien malin Vincent Bolloré, qui soit s’est renseigné auprès de son armada d’avocats, soit se fiche comme d’une guigne de l’instance CSA. À mon avis, les deux. Notons au passage que si les scènes sanguinolentes avaient valu une interdiction aux moins de 17 ans outre-Atlantique, et que le distributeur français le déconseille au moins de 16 ans, comme le souligne le média Les Jours, C8 nous propose un timide moins de 10 ans (ce qui permet le prime time), agrémenté d’un message foutage de gueule :

« En France, toute femme a le droit de disposer de son corps comme elle l’entend. Ce droit est garanti par la loi. Ce récit qui n’engage que son auteur ne signifie pas remettre en question ce droit mais d’en mesurer l’importance. » Ah. Donc ça n’engage pas la chaîne ? Émoji clown, émoji vomi, main dans le paquet de Haribo avant même le début du film pour supporter le calvaire.

« Mais quelle “importance” ? », s’insurge Sandra Vizzavona, qui a cosigné avec le gynécologue obstétricien Philippe Faucher une tribune parue dans Elle. « On se bat justement pour qu’on arrête de prendre l’avortement pour un drame ! Pour certaines femmes c’est difficile, oui, mais on ne peut pas généraliser. Il y a beaucoup de femmes, dont moi, pour qui ça n’a eu aucune importance. »

American Nightmare
Début du film, j’appréhende un peu (vous lisez une nana qui a fait un malaise vagal en passant son PSC1 à la vue d’une bouteille de faux sang ; vous pouvez vous moquer, mais poliment). Nous découvrons donc Abby avec sa charmante famille, les mignons petons de sa petite fille en gros plan sur une moquette duveteuse. « On me demandait : “Vous étiez vraiment crédule à ce point ?” [...] Mon histoire n’est pas un conte de fées. » Crois-moi, ma soirée non plus meuf.

En quatre minutes de film, nous voilà au bloc, où Abby, qui bosse au Planning familial américain, vient assister à un avortement. Autant frapper un grand coup direct, et dans la médecine et dans l’intelligence du spectateur, car on voit alors une femme qui suinte la souffrance sur la table d’opération et un fœtus de treize semaines qui va... se débattre. Mais genre, gigoter de fou.

« Il bouge, on dirait qu’il fuit le cathéter ! » ; « Ils font toujours ça ! », répond sèchement le gynéco-tortionnaire qui s’acharne sur le fœtus rétif. Puis l’appareil d’aspiration se remplit de sang, façon milkshake dans un mixeur. Affreux rictus d’Abby qui ouvre des yeux terrifiés. L’image suivante montre un utérus vide. Je vous laisse imaginer ce que ferait Julia Ducournau avec un scénario pareil.

Il convient donc de rappeler qu’un fœtus ne ressent rien avant vingt-trois à vingt-quatre semaines, hydrate-toi Abby. Et que l’avortement par aspiration se fait sous anesthésie locale et générale. Personne ne se tortille de douleur sur la table. Traumatisée par ce qu’elle voit, Abby démissionne dans la foulée. J’espère secrètement que le film s’arrête là (ça fait cinq minutes qu’il a commencé, il y a donc peu de chance).

Que nenni, on a droit à un flashback : on y voit, Abby étudiante naïve qui se fait recruter par le méchant Planning dont elle ne sait pas encore qu’il est méchant, Abby et son premier avortement dont on ne voit rien, Abby et son second avortement, médicamenteux celui-ci, dont on voit tout. Musique angoissante, douleurs atroces, cheveux collés de sueur, la demoiselle titube, vomit, hurle, pleure, tue son chat (non je plaisante), finit par s’évanouir sur son carrelage blanc maculé de sang.

On voit alors une femme qui suinte la souffrance sur la table d’opération et un fœtus de treize semaines qui va... se débattre. Mais genre, gigoter de fou.
« C’est filmé comme des scènes de crime, observe Sandra Vizzavona. Le sang, c’est dissuasif » semble être le leitmotiv des scénaristes.

« Huit semaines de caillots de sang et de douleurs », relate Abby. Vous avez dit excès ? « C’est à moi que j’en voulais [...] Tu étais notre bébé dès le moment de ta conception. » Ah, le retour en grâce de la culpabilité ! Faudrait pas l’oublier celle-là, le film en dégueule, ça traverse mon écran.

Mais la courageuse Abby, requinquée, continue à bosser pour le diabl... pardon, le Planning, où se relaient nuit et jour devant la grille les anti-IVG de ce coin texan, représentés en une sympathique et douce jeunesse, dont une fille à la blondeur angélique affublée d’un subtil t-shirt « Hope ».

Musée des horreurs
La directrice du centre où bosse Abby, elle, a la chevelure noire des gens pas gentils et ferait passer l’iceberg du Titanic pour une piste de danse de discothèque un soir de canicule. On dirait Cruella, sauf qu’au lieu de vouloir de la fourrure, elle veut manger des bébés et suer du pognon par tous les pores. Directrice Cruella invite alors Abby dans la salle des ME. Ahah, tu ne sais pas hein, spectateur crédule, ce qu’est la salle des ME ? « C’est la salle des morceaux d’enfants. »

Là, j’ai avalé de travers mon crocodile Haribo, que j’ai eu envie de faire passer avec une pinte d’eau de vie. « Une salle où les fœtus sont reconstitués dans une boîte. » On veut voir ! Pas de bol, on ne voit rien et on ne saura pas à quoi cela pourrait servir. Deuxième appel télépathique à Julia Ducournau, on tient un truc là. Je ne vois même plus ce qu’on peut débunker, on frôle la crise de rire. Ou de larmes, je ne sais plus.

Et tout le film est dans la même veine. On a le droit à l’adolescente qui vient avorter, fait une hémorragie, est bourrée de médocs par les professionnels « pour qu’elle ne se souvienne de rien » afin d’éviter le scandale. Abby a même l’interdiction par Cruella d’appeler une ambulance, ambiance. Les médecins sont des bouchers insensibles, le Planning une institution vénale impitoyable qui veut à tout prix « vendre des avortements comme des appartements » avec « des objectifs de croissance », les militants anti-IVG comparent les avortements à l’Holocauste et l’esclavage (au secours), et la fille d’Abby lui demande « pourquoi il y a du sang sur tes chaussures maman ? ». Même si un médecin qui pratique des avortements se fait tirer dessus, en pleine tête, dans une église (!), on passe vite à autre chose. Après tout, il l’a un peu mérité le monsieur, non ?

Au bout d’une douloureuse heure et demie, tant pour Abby que pour moi, la voilà qui retourne sa blouse, sourire candide sous une affiche « Pray end to abortion », oscillant entre crise de culpabilité (« J’ai été complice de 22.000 avortements ») et soulagement (« Il faut demander le pardon de Dieu », lui suggère son mari, anti-IVG de la première heure).

Les militants anti-IVG comparent les avortements à l’Holocauste et l’esclavage.
Devant ta télé, toi, tu n’as qu’une envie, c’est demander pardon aux adolescentes qui tomberont sur ce film dangereux, et t’insurger contre celles et ceux qui ont rendu possible cette diffusion scandaleuse. Et t’insurger contre celles et ceux qui ne s’en sont pas insurgé. Comment a-t-on pu en arriver là ? « Si une jeune fille enceinte de 16 ans tombe là-dessus, que va t-il se passer ?, s’inquiète Sandra Vizzavona. C’est monstrueux. Les anti-IVG s’infiltrent partout et peu de gens s’en soucient. C’est une chaîne de divertissement à la base, plutôt avec un public jeune, vu l’émission d’Hanouna. C’est très préoccupant. »

Pour l’avocate, le film fait ressortir les failles du système américain avec la question « du lucratif » pour de tels actes (en France, l’IVG est intégralement remboursée) et du manque d’information, puisque « le Planning est carrément montré comme une secte ».

« Il faut une vraie et bonne loi »
Pour Capucine Hauray, directrice du Planning 44, Unplanned s’inscrit dans une succession d’événements inquiétants, comme les dégradations des locaux du Planning familial cette année dans plusieurs villes. « Ce qui est inquiétant, c’est qu’on fait rentrer dans l’inconscient collectif qu’on peut remettre en cause le droit à l’IVG. On peut remettre en cause tous les droits humains alors ? Ça ouvre une voie terrible. Il n’y a aujourd’hui aucune volonté politique de s’attaquer aux anti-choix, et l’accès à l’information sur l’IVG est encore compliqué. Ce film, ce sont des violences supplémentaires qu’on ajoute ! »

Rappelons que la proposition de faire entrer le droit à l’IVG dans la Constitution a été rejetée par l’Assemblé nationale en juillet 2018. Comme si cela était un acquis dont il ne faudrait plus se soucier aujourd’hui. « Or il y a encore beaucoup de travail, rappelle l’avocate spécialisée, notamment autour de l’accompagnement des femmes qui avortent. Il faut une vraie et bonne loi. Quand on est bien accompagné, tout se passe bien. Mais aujourd’hui, tout le monde pense qu’en France il n’y a pas de problème au sujet de l’IVG. »

Tout prouve le contraire, à commencer par ce film diffusé en première partie de soirée, passé aisément entre les mailles du filet soi-disant protecteur du délit d’entrave à l’IVG. Puisse ce film honteux relancer le débat de l’inscription de son droit dans la Constitution, plus que jamais nécessaire.