Le droit à la santé et à la vie

Terrain de luttes - Une médecine de classe ? Inégalités sociales, système de santé et pratiques de soins

Septembre 2016, par Info santé sécu social

La dernière loi de santé, promulguée le 26 janvier 2016, a fait du combat contre « les injustices et les inégalités de santé et d’accès au système de soins » l’un des « trois défis majeurs » pour améliorer la santé de la population en France. Le ministère de la Santé, rendant compte des attendus de cette loi, multipliait les exemples d’inégalités sociales dans le domaine de la santé : « Les enfants d’ouvriers ont dix fois plus de chances d’être obèses que les enfants de cadres, les cadres vivent dix années de plus que les ouvriers sans limitations fonctionnelles 1… » Le constat n’est pas nouveau : que les états de santé soient différenciés selon les classes sociales fait l’objet d’un large consensus, en épidémiologie comme en sciences sociales, et ce, depuis les travaux de Louis-René Villermé, au XIXe siècle, voire ceux de Bernardino Ramazzini, un siècle plus tôt.

Santé : des inégalités sociales qui perdurent

Dès 1700, Ramazzini (1633-1714), titulaire de la chaire de théorie de la médecine à l’université de Modène, dans son Essai sur les maladies des artisans, en faisait le constat : « Ne sommes-nous pas forcés de convenir que plusieurs arts sont une source de maux pour ceux qui les exercent, et que les malheureux artisans, trouvant les maladies les plus graves où ils espéraient puiser le soutien de leur vie et de celle de leur famille, meurent en détestant leur ingrate profession ? Ayant eu dans ma pratique de fréquentes occasions d’observer ce malheur, je me suis appliqué, autant qu’il a été en moi, à écrire sur les maladies des artisans 2. » Moins d’un siècle plus tard, en 1840, Villermé (1782-1863), médecin lui aussi, publiait dans les Annales d’hygiène publique un article remettant en cause l’opinion dominante dans sa profession : en comparant la mortalité dans les arrondissements de Paris, il montrait que l’inégalité devant la mort ne dépendait ni de la proximité de la Seine, ni de l’élévation du sol, ni de la concentration des constructions, mais de l’inégale répartition des richesses.

Plus d’un siècle et demi plus tard, en dépit des progrès considérables de la médecine et de l’instauration d’un système de santé jugé parmi les plus performants au monde, le constat serait-il donc toujours d’actualité ?

La réponse ne fait pas l’ombre d’un doute : en France, les inégalités sociales de santé non seulement demeurent, mais sont plus importantes que dans les autres pays d’Europe occidentale. Un ouvrier sur quatre et une ouvrière sur dix meurent avant 65 ans, avant donc de pouvoir bénéficier de leur retraite, contre respectivement un cadre sur huit et une cadre sur quinze 3. Les inégalités de mortalité par cancer sont particulièrement importantes entre classes populaires et classes supérieures. Si le faible nombre d’études portant sur la relation entre cancer et condition socio-économique ne doit pas manquer d’interroger sur la rare prise en compte de la situation sociale par l’épidémiologie, celles qui existent (sur les cancers colorectal, du poumon, des voies aéro-digestives et, depuis quelques années, sur les cancers professionnels 4) convergent pour démontrer l’existence d’un risque plus élevé de cancer et d’une mortalité supérieure pour les patients à bas statut socio-économique 5.

Comment l’expliquer ? Depuis les années 1990, le débat public a été centré, du moins en France, sur le recours aux soins comme élément central d’analyse et d’explication des inégalités devant la maladie et devant la mort. Plusieurs enquêtes le montrent 6 : la consommation globale des soins de ville (i.e. hors hôpital) s’élève avec le revenu, et l’écart entre classes populaires et classes supérieures est net lorsqu’il s’agit du recours aux spécialistes, aux dentistes et aux soins préventifs – les premières n’y ayant peu, voire pas recours, à l’inverse des secondes 7. Mais les écarts sociaux en matière de recours aux soins ne sont pas strictement superposables à ceux que l’on observe concernant les états de santé : à âge et sexe comparables, ce sont les employés et professions intermédiaires qui ont le plus recours aux médecins 8, davantage que les cadres ; viennent ensuite les ouvriers, puis les commerçants et artisans. Les plus gros consommateurs de soins ne sont donc pas les plus malades (les ouvriers), ni les moins malades (les cadres).

Dans un article précurseur, Luc Boltanski avait suggéré que, concernant les ouvriers, ce fait pouvait être expliqué par une moindre attention aux symptômes corporels tant que ceux-ci n’entravaient pas leurs activités quotidiennes 9. Un autre chercheur, Pierre Aïach, a cependant souligné le caractère disproportionné de l’accent mis par Boltanski sur le recours aux soins comme grille explicative exclusive des inégalités sociales de santé 10 : l’évolution des modes de vie, la nature de l’activité professionnelle, les conditions de travail et la plus ou moins grande distance culturelle au monde médical sont autant d’autres facteurs qui jouent, eux aussi, sur la santé. Pourtant, le recours aux soins (et, aujourd’hui, leurs conditions d’accès différenciées) demeure la principale grille de lecture des inégalités de santé, qui structure les politiques de santé. C’était le cas de la loi dite « Hôpital, patients, santé, territoires » de juillet 2009, instituant les agences régionales de santé en vue notamment de lutter contre les déserts médicaux, et c’est encore celui de la loi promulguée le 26 janvier 2016, dont la généralisation du tiers payant était la mesure phare pour lutter contre l’inégal accès aux soins.

La qualité des soins, un facteur oublié de l’action publique

Défendant son projet de loi, la ministre Marisol Touraine assénait ainsi : « Il n’est pas acceptable que les Français les plus précaires diffèrent leurs soins faute d’argent. La santé doit être vraiment, concrètement, accessible à tous, et pas seulement sur le papier. La loi améliorera l’accès aux soins pour tous en généralisant le tiers payant 11. » Dans le dernier « Plan cancer » lancé le 4 février 2014 par François Hollande comme dans la récente loi dite « de modernisation de notre système de santé », les réponses institutionnelles apportées au problème des inégalités sociales devant la maladie et la mort restent focalisées sur des mesures visant à l’amélioration de l’accès aux soins curatifs pour tous et à la promotion des pratiques préventives et de dépistage. En revanche, la question de la qualité des soins, elle, n’est jamais appréhendée comme un facteur sur lequel agir pour corriger ces inégalités. Certes, les inégalités de ressources ont un poids déterminant dans l’inégal recours aux soins et, par conséquent, dans la production des inégalités sociales de santé. Mais, on l’a vu, elles n’expliquent pas tout. Il existe notamment des indices concordants qui attestent que l’offre et la qualité des soins – c’est-à-dire la manière dont s’organisent le système de soins et les professions de santé – jouent également un rôle dans le maintien, voire l’accroissement des inégalités de santé. C’est à la compréhension de cet enjeu-là des politiques de santé, rarement mis en débat, que ce dossier s’attelle.

De fait, à nombre de consultations égal, on est plus ou moins bien soigné selon le niveau de l’échelle sociale où l’on se situe et selon son origine nationale. L’anthropologue Sylvie Fainzang montre que les malades d’un cancer sont moins bien informés sur leur maladie par leur médecin quand ils appartiennent aux classes populaires 12. L’étude des registres dédiés aux maladies cardiaques, dont rendent compte trois chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), aboutit à un constat similaire : si la prise en charge des patients hospitalisés pour un infarctus du myocarde ne diffère pas selon les catégories sociales, les trajectoires de soin qui précèdent et suivent l’infarctus varient, quant à elles, fortement. Au moment de l’apparition d’une douleur thoracique, premier signe d’un infarctus, les catégories sociales les plus favorisées font l’objet d’une prise en charge médicale « plus approfondie, plus spécialisée que dans les autres groupes ». Et de conclure : « Sur cet aspect, ce n’est pas l’accessibilité qui serait le problème majeur, mais plutôt la nature des interactions entre les patients et l’appareil de soins 13. »

D’autres recherches épidémiologiques menées dans le domaine de la santé périnatale et infantile concluent à un cumul des inégalités où l’organisation des soins constitue un facteur aggravant : dans une étude récemment menée sur la mortalité autour de la naissance et au cours de la première année de vie en Seine-Saint-Denis, « département qui présente des taux de mortalité périnatale et infantile de 30 à 50 % plus élevés que la moyenne française depuis le début des années 1990 », « la prévalence des facteurs de risque sociaux, comme le jeune âge maternel, le faible niveau scolaire, l’absence de vie en couple et l’absence de couverture sociale en début de grossesse [plus élevée que dans d’autres départements] », est aggravée par l’organisation des soins, en particulier par la « saturation des consultations hospitalières, [contribuant à] une prise en charge plus tardive des femmes à l’hôpital » 14 et donc à un accroissement des risques de mortalité périnatale. Plus encore, les inégalités sociales qui marquent le suivi de grossesse sont en partie aggravées par les pratiques des soignants qui informent moins, et moins bien, les femmes des classes populaires, a fortiori étrangères. Plus largement, les recommandations médicales nationales sont moins bien appliquées par les médecins pour les membres des classes populaires 15. Pourquoi ?

Les rapports de classe au cœur des relations médecins/patients

Dans son travail sur les transformations contemporaines des formes du pouvoir médical, Dominique Memmi avance l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau mode d’exercice de l’autorité médicale depuis les années 1970 : un « gouvernement par la parole », mode d’intervention médicale socialement situé et discriminant, particulièrement propice aux classes moyennes, réputées aptes à la verbalisation sans toutefois contester l’autorité médicale, « assez proches socialement et culturellement pour accepter les normes officielles de santé et se montrer capables de réflexivité raisonnable à ce propos, et en situation d’infériorité supportable face à la compétence technique du praticien » 16. En somme, selon les médecins avec lesquels Dominique Memmi s’est entretenue, la prise en charge des patients se fait de manière optimale avec ceux qui « pigent vite », qui aiment bien avoir compris, qui posent suffisamment de questions pour ce faire mais qui ne contestent pas l’autorité médicale 17.

Cette différenciation de la qualité des soins selon les groupes sociaux conduit à ne plus seulement appréhender la relation médecins-patients sous le registre du fameux « colloque singulier », formule par laquelle la profession médicale désigne – depuis la première moitié du XXe siècle, mais pour décrire une réalité supposée intemporelle – l’exercice de son art comme une relation unique entre deux consciences de plain-pied. Une relation de pouvoir se joue entre médecins et patients – ce pouvoir du savoir, analysé par Michel Foucault, par lequel les médecins surplombent les patients, et que le développement d’un contre-pouvoir des malades, en particulier depuis la pandémie de sida, puis d’un « droit des malades », vient (un peu) éroder. Cette relation est prise, imbriquée, dans des rapports sociaux qui l’incluent et la dépassent. Ces rapports de classe, mais aussi de sexe ou de race, qui organisent et structurent l’espace social, ne s’arrêtent pas aux portes des hôpitaux ou des cabinets médicaux. Les travaux de Marguerite Cognet sur les protocoles de traitement des malades atteints de sida et de tuberculose, qui analysent comment opèrent les préjugés raciaux des professionnels de santé en filigrane du choix d’inclure ou non tel ou tel patient dans tel ou tel protocole 18, ou encore ceux de Dorothée Prud’homme sur les effets pratiques des catégorisations ethnoraciales appliquées aux patient-e-s roms à l’hôpital 19, rendent compte de traitements différenciés selon la classe sociale, le sexe et l’origine (vraie ou supposée) et des voies par lesquelles ces derniers opèrent. Ce faisant, les catégories de pensée et de classement, les préjugés des professionnels de santé et leur incorporation – même relative – par les usagers du système de santé, a fortiori issus des classes populaires, deviennent autant d’éléments à inclure dans les interprétations de ces inégalités.

D’autant que, et la résistance des médecins libéraux à la généralisation du tiers payant l’a une fois de plus montré en creux, la profession médicale a un poids non négligeable dans la détermination des politiques de santé 20. La régulation étatique de la médecine libérale, a fortiori dans une période de métamorphoses de l’État social, peine, voire ne cherche plus à imposer une vision plus sociale de la médecine libérale – au-delà du choix individuel de tel ou tel médecin de pratiquer le tiers payant, par fibre sociale, sensibilité politique ou réalisme économique 21. Depuis les années 1980, l’objectif majeur des politiques de santé est celui de la maîtrise des dépenses, qui aboutit à ce paradoxe de laisser aux médecins conventionnés la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires – avantage consenti en 1980 pour satisfaire les revendications des médecins sans augmenter le budget de la Sécurité sociale –, tout en restreignant progressivement la part des soins que cette dernière rembourse aux assurés. Ceux qui le peuvent recourent à des assurances privées ou à des mutuelles qui n’ont bien souvent de « mutualiste » que le nom, tant la logique de profit préside à leur développement 22. Ce mouvement de désengagement de l’État accroît inéluctablement les inégalités : sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « marché de la santé », se développe une offre de soins à deux vitesses, dont on parle peu. C’est pourtant l’une des causes de l’accroissement des inégalités de santé au sein de la population : « Les groupes sociaux les plus aisés étant aussi les mieux assurés, les inégalités de protection amplifient en quelque sorte les disparités de revenus 23. »

Il s’agit donc de montrer dans ce dossier de la revue Agone la manière dont l’organisation du système de soins et les pratiques des professionnels de santé contribuent au maintien, voire à l’aggravation des inégalités entre groupes sociaux ou participent au contraire, plus marginalement, à les corriger.

Maud Gelly et Laure Pitti

Extraits du numéro de la revue Agone, numéro 58, Quand la santé décuple les inégalités

1« Garantir un accès aux soins équitables. La loi de santé », www.gouvernement.fr/action/la-loi-de-sante, mis à jour le 30 mars 2016, consulté le 2 avril 2016.

2Bernardino Ramazzini, Essai sur les maladies des artisans [Modène, 1700 ; Paris, 1777 pour la première traduction française], Paris, Alexitère éditions, 1990, p. 12.

3Didier Fassin, Hélène Grandjean, Monique Kaminski, Thierry Lang, Annette Leclerc, Les Inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, 2000, p. 151.

4Voir l’enquête permanente menée depuis 2002 par le Groupe d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (GISCOP-93), visant à connaître, faire reconnaître et prévenir ces cancers.

5Catherine Herbert et Guy Launoy, « Les cancers », in Didier Fassin et alii, Les Inégalités sociales de santé, op. cit., p. 239-250 et p. 241-244.

6Telles que les enquêtes permanentes sur les conditions de vie (EPCV), menées par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), ou l’enquête (biennale) sur la santé et la protection sociale (ESPS), menée depuis 1988 par le Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé (CREDES), devenu Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES).

7Pierre Mormiche, « Pratiques culturelles, profession et consommation médicale », Économie et statistique, juin 1986, n° 189, p. 39-50, p. 42.

8Le nombre de séances est un indicateur plus fiable que les montants dépensés, vu le système français des dépassements d’honoraires qui peut faire varier le coût d’une consultation du simple au triple, voire au quadruple.

9Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, 1971, 26e année, n° 1.

10Pierre Aïach, Les Inégalités sociales de santé, Paris, Economica/Anthropos, 2010.

11« Garantir un accès aux soins équitables. La loi de santé », op. cit.

12Sylvie Fainzang, La Relation médecins-malades : information et mensonge, Paris, PUF, 2006.

13Annette Leclerc, Monique Kaminski, Thierry Lang, Inégaux face à la santé, Paris, La Découverte/Inserm, p. 190-205 et p. 198.

14Priscille Sauvegrain, Marion Carayol, Anne Ego, Catherine Crenn-Hebert, Martine Bucourt, Jennifer Zeitlin, « Comment comprendre le risque élevé de mortalité infantile et périnatale dans une zone géographique ? L’exemple de la situation en Seine-Saint-Denis », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2015, n° 6-7, p. 116-122 et p. 120-121.

15Par exemple concernant les examens par frottis et mammographie en dépistage des cancers du col de l’utérus et du sein, lire Annette Leclerc, Monique Kaminski, Thierry Lang, op. cit., p. 200-201.

16Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte, 2003, p. 268 et p. 257.

17Ce que corroborent les travaux de Géraldine Bloy sur le gouvernement des conduites dans le travail de prévention en médecine générale (lire Géraldine Bloy, « Échec des messages préventifs et gouvernement des conduites en médecine générale », Sciences sociales et santé, 2015, vol. 33, n° 4, notamment p. 56).

18Marguerite Cognet, Céline Gabarro, Émilie Adam-Vezina, « Entre droit aux soins et qualité des soins », Hommes et migrations, 2009, n° 1282.

19Dorothée Prud’homme, « Catégorisation ethnoraciale et frontières morales à l’hôpital : le cas des patients “roms” », communication au séminaire Politiques antidiscriminatoires, coordonné par Gwénaële Calvès et Daniel Sabbagh, Sciences Po CERI, 10 janvier 2014, 17 p. L’auteure précise que « le terme “rom” est utilisé entre guillemets pour souligner le fait qu’il s’agit d’une identité attribuée par les enquêtés à certains patients (et non d’une identité revendiquée par les personnes concernées) », ibid., p. 1.

20Frédéric Pierru, « Un mythe bien fondé : le lobby des professions de santé à l’Assemblée nationale », Les Tribunes de la santé, 2007/1, n° 14.

21Lire par exemple Mady Denantes, « Le tiers payant en médecine générale. Journal d’une généraliste d’un quartier populaire de Paris », Les Tribunes de la santé, 2015/3, n° 48.

22Nicolas Da Silva, Maryse Gadreau, « La médecine de ville en France : la grande transformation ? », La Vie des idées, 22 mars 2016, www.laviedesidees.fr/La-medecine-de-ville-en-France-la-grande-transformation.html

23Pierre Mormiche, « Pratiques culturelles, profession et consommation médicale », art. cité, p. 42.