L’hôpital

Usbek & Rica - « On nous demande de soigner le patient le plus rentable »

Février 2020, par Info santé sécu social

Annabelle Laurent

Il dresse en 48 pages le constat implacable, et effrayant, d’un hôpital public transformé en industrie. Rencontre avec le neurochirurgien Stéphane Velut.

Les soignants sont dans les rues depuis bientôt un an. Le plan d’urgence annoncé par l’ex-ministre Agnès Buzyn, fin novembre 2019, n’a fait que décupler la colère, et le désespoir de certains. L’hôpital public traverse une crise sans précédent, rassemblant pour la première fois toutes les professions. Plus de 600 médecins ont déjà démissionné de leurs fonctions administratives, des centaines d’autres menacent de le faire. Il peut pourtant être complexe de comprendre exactement ce qui se joue de l’autre côté des portes de ces Centres Hospitalo-Universitaires qu’une partie d’entre nous ne franchit que rarement.

« On est complètement submergés, tout tarde, on doit combler les absences, le manque de formations, et on nous demande de faire du chiffre, de faire des actes : le gouvernement est en train de laisser couler l’hôpital public », résume une psychologue rencontrée le 14 février lors d’une manifestation de « déclaration d’amour à l’hôpital public » à Paris. Une infirmière proche de l’âge de la retraite - à son cou est accrochée une pancarte On nous met la tête sous l’eau - évoque, elle, les baisses de budget successives, les « hospitalisations reportées faute de lits », l’épuisement et le rythme intenable « quitte à mettre en danger la vie des malades ». Deux infirmières de 26 ans en pédopsychiatrie témoignent enfin, dans un débit mitraillette, de manque de lits les obligeant à « renvoyer des enfants chez eux en devant décider lequel est le moins suicidaire », de conditions de travail dangereuses, de formations de plus en plus rares et d’un quotidien si éloigné de ce qu’elles avaient imaginé quelques années plus tôt en école qu’elles pensent déjà à leur reconversion.

Le même jour, nous rencontrons donc Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie du CHU de Tours, et auteur d’un essai, L’hôpital, une nouvelle industrie - le langage comme symptôme, paru en janvier chez Gallimard, dans la collection Tracts. Quarante-huit pages à la fois effrayantes, éclairantes et constructives - des pistes concrètes sont proposées - sur le malaise profond qui gangrène l’hôpital.

Usbek & Rica : Comment en est-on arrivé à cette crise sans précédent ? Si l’on prend les choses dans l’ordre, tout commence avec l’augmentation progressive des dépenses de santé ?

Stéphane Velut
 : Le déficit propre aux dépenses en matière de santé inquiète dès le milieu des années 1970. On lui donne un nom à la fin des années 1980 : le trou de la Sécu - un vilain terme auquel l’assuré et le praticien ne portaient qu’une attention relative. Puis la fin du 20 ème et le début du 21 ème siècle voient ce trou se creuser davantage, en raison de l’allongement de l’espérance de vie et du coût grandissant des techniques. Avec un cercle vicieux : les soins et appareillages toujours plus nombreux et onéreux ont continué d’accentuer, en raison de leur efficacité sur l’espérance de vie, le déficit qu’ils engendraient déjà.

« L’individu s’est mis à consommer du soin, et ce avec notre aval »

Ensuite, ce qu’il faut bien comprendre, et là-dessus il ne faut pas se voiler la face, c’est que nous sommes passés du citoyen à l’individu. La notion du citoyen qui se demandait au sortir de la guerre ce qu’il pouvait faire pour son pays a été progressivement mise à mal. Dès les années 1980, un État très centralisateur et protecteur - ce qui peut avoir ses avantages - a contribué, il me semble, à majorer cet individualisme, et l’individu a fini par se demander ce que l’Etat pouvait pour lui. Dès lors, il a consommé du soin. Et ce, avec l’aval de nous, les praticiens, parce que le système est fait de telle façon qu’on a pensé que la Sécurité sociale était très riche, une vache à lait. On prescrivait d’ailleurs de façon d’autant plus importante que l’individualisme a augmenté la judiciarisation entre soignés et soignants, et les médecins ont dû se parer contre les plaintes en multipliant les examens complémentaires ; c’est aussi un facteur, parmi d’autres. En tout cas, on a consommé sans regarder.

Prenons un exemple simple : quand vous allez voir votre médecin pour une angine, vous ne savez pas combien a coûté le geste. Et je peux vous dire que la majorité des praticiens ne savent pas, quand ils demandent un IRM, un scanner, ou un bilan sanguin quel est le coût de ces examens. Donc cette augmentation des dépenses de soin a alerté les gestionnaires. Et ce sont des énarques, des polytechniciens, et non des gens du terrain qui se sont occupés du problème. Il y a eu plusieurs réformes, qui chaque fois ont tâché d’agir sur les recettes et sur les dépenses. Mais ils n’y sont pas arrivés. Pourquoi ? Parce que le travail artisanal et a fortiori le travail du soin est un travail qui n’est pas estimable. Ce qui est estimable n’a pas de prix et ce qui n’a pas de prix ne vaut rien… autrement dit ils se sont heurtés au simple problème de l’évaluation de l’acte, et c’est un problème considérable. Ne pouvant pas tarifer et juger de l’évaluation correctement, ils n’ont eu qu’une seule marge de manoeuvre : pénétrer l’organisation même des soins pour s’y immiscer.

De quelle façon ?

S’immiscer dans l’organisation des soins, c’est imaginer que tous les services, tous les praticiens se ressemblent. Or non. Je serais strictement incapable de gérer la moindre organisation d’un service de dialyse rénale ou d’un service de chirurgie maxillo-faciale. Ils ont imaginé que l’hôpital public était une sorte d’industrie au sein de laquelle les praticiens concouraient tous à guérir les patients, mais sans tenir compte des spécificités de chacun. Ça a été, et c’est encore un problème considérable. Il y a 20 ans, on pouvait parler entre chefs de service et un administratif dans des petits locaux, chaque « village » de l’hôpital discutait, on s’entendait plus ou moins, mais on arrivait à des consensus, sur tel point financier, d’organisation, de recrutement, etc. Mais faisant l’hypothèse qu’il fallait lisser toutes les spécialités dans un espèce d’énorme magma, on a réuni les services en pôles, et la table est devenue si énorme que les CME - les commissions médicales d’établissement - ne sont plus maintenant que des chambres d’enregistrement, des grand-messes où plus personne ne peut s’exprimer réellement.

« Quand vous avez plus de chefs d’équipe que de rameurs dans un aviron, ça ne marche pas bien »

Je pense que quand, dans un hôpital, vous avez un peu plus d’administratifs que de médecins titulaires, il y a un problème. Quand vous avez plus de chefs d’équipe que de rameurs dans un aviron, ça ne marche pas bien. Donc je crois que cette inflation administrative, ça n’est plus possible. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas des gestionnaires, attention ! Mais multiplier les couches, donc les procédures, c’est encore augmenter le recrutement d’administratifs, c’est encore manger le temps du soignant.

Vous citez un chiffre frappant, issu d’un article du New Yorker : sur les quatre dernières décennies, le nombre d’administratifs travaillant dans le domaine des soins a augmenté de 3 200 % et le nombre de médecins de 150 %. Y a-t-il un moment de bascule, une date où le corps administrant prend le dessus sur le corps soignant ?

Non. C’est venu progressivement. Il y a eu la création de la T2A (tarification à l’activité, ndlr) en 2003, le plan Hôpital 2007, et puis en 2009 le don de tous les pouvoirs aux directeurs. Mais sans moment de bascule. Car ça s’est introduit avec une extrême lenteur, avec le néolibéralisme en France. Le néolibéralisme, né dans les têtes d’économistes qui, en août 1938 se disent qu’il faut pour parer la crise de 1929 moins d’Etat et plus de pouvoir aux marchés, s’est introduit de manière très brutale avec Margaret Thatcher ou Reagan - avec l’argument “on ne peut pas faire autrement” quand il s’agit de privatiser telle ou telle entreprise publique - et de façon moins directe en France, et on n’a pas vu venir les choses.

Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Chine : le gouvernement est tel qu’ils sont capables de raser en une nuit un bidonville dans la périphérie d’une ville et mettre dans la boue mille personnes pour dès la semaine suivante y faire les fondations d’un hôtel 4 étoiles ou d’un cinéma. Ça, c’est le néolibéralisme violent. J’ai tendance à dire que c’est le néolibéralisme avec son char, canon et tourelle. Or dans les pays occidentaux, dans un pays dit démocratique, c’est un char qui n’a ni tourelle, ni canon, mais qui avance lentement, sous la pression de grands groupes. Il faut bien comprendre que la compétence et le plateau technique des CHU étant très élevée - en France on peut dire qu’on est les 2-3 meilleurs du monde en termes de compétences, on intéresse beaucoup les groupes privés...

« Je me suis réveillé très tard »

Ce néolibéralisme extrêmement puissant a progressé sur vingt ans. On a aussi le nez dans le guidon, l’activité de soin nous prend 8h-20h et notre seul souci quotidien, c’est les gens. Moi, je me suis réveillé très tard. Je crois que j’ai acquis une conscience politique il y a seulement quelques années. Et c’est de ma faute, j’en suis navré, mais jusqu’alors je ne travaillais pas en regardant ce qui se passait autour de moi, je travaillais pour les gens.

Vous parlez également de l’abnégation propre au corps médical.

Le corps soignant a été très longtemps porté par les soeurs de l’Eglise catholique et s’était distingué de manière très remarquable au moment des deux guerres. Il y a encore dans ce corps soignant un esprit sacerdotal, c’est-à-dire une abnégation complète, qui fait que ce corps soignant se tait. Il est au chevet, il travaille, il y fait un travail artisanal, et il se tait. Et là je crois que c’est la plus grande critique qu’on peut apporter au néolibéralisme actuel, c’est qu’il profite du fait qu’il sait que ce corps est dans l’abnégation. Et ce dont se rend compte ce corps soignant qui est aujourd’hui dans la rue, c’est cela.

« On profite du fait que le soignant donne une partie de sa qualité de vie à l’hôpital »

Finalement on profite du fait que je donne une partie de mon existence, de ma qualité de vie - parce que quand vous travaillez 70 heures par semaine, quand vous êtes infirmière aux urgences, que vous êtes débordée, ou aide-soignante dans un service de réanimation, vous donnez de votre qualité de vie, croyez-moi - et en retour vous n’avez ni l’estime, ni les revenus.

D’ailleurs, quand vous entendez le corps soignant dire « On veut plus de lits » pour accueillir les malades, vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Ca veut dire « on veut travailler encore plus », finalement ! On veut travailler plus, pour pouvoir soigner plus de gens. Ils demandent aussi plus de moyens bien sûr, plus de personnel, mais ils ne rechignent pas, au contraire, ils veulent pouvoir offrir des soins dont ils sont les porteurs.

Comment expliquez-vous que cette abnégation cette fois se rompe aujourd’hui, et que la résistance se fasse, avec une partie du personnel hospitalier mobilisé depuis mars dernier (pour les Urgences), des grèves, des centaines de démissions de médecins… ?

Que le mouvement fédère aujourd’hui tous les soignants, de différents métiers, c’est sans précédent. Je crois que le corps soignant ne veut plus entendre parler de rentabilité. Il faut lui redonner la main sur l’organisation des soins de son village, reconnaître que certes, il n’est pas gestionnaire, qu’il est incapable de s’occuper de finances mais que ses compétences, il les connaît.

Je vais vous prendre un exemple simple. J’arrivais un matin à l’hôpital, je prends l’ascenseur, j’arrive à l’étage du bloc opératoire. Rentrait au bloc opératoire un monsieur que j’allais opérer d’une pathologie grave, très risquée, et qui était poussé par un brancardier. Ni l’un ni l’autre ne m’avaient vu, j’étais en retrait, et je les ai suivis sur quelques mètres pour rejoindre mon bureau. Et le brancardier parlait de choses et d’autres avec ce monsieur, et à un moment, il l’a fait rire. Eh bien vous voyez ce rire, ça, c’est la première étape du soin, c’est-à-dire qu’en lui faisant une petite blague, il l’a décontracté, il lui a permis de rentrer en salle d’opérations de façon plus sereine. Et ça pour le gestionnaire, le polytechnicien, c’est un concept. Mais nous, c’est le quotidien.

Face à ce système qui devient de type industriel, où on ne parle que de rentabilité, le corps soignant désarmé, désemparé, en état de désarroi, dit : ce n’est plus possible.

Vous proposez dans votre essai un certain nombre de pistes, qui répondent aux différentes sources du malaise profond que vous identifiez, la première étant le langage. Il faut, dites-vous, « oser dire : consommer moins de soins ». Vous racontez le choc que vous avez subi à l’écoute d’un jeune membre d’un cabinet de consulting qui vous invitait « tout en restant une démarche d’excellence », à « transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux ».

Les études sur le langage pour fabriquer le consentement sont très connues. Je vous renvoie à Edward Bernays qui a conceptualisé aux Etats-Unis la communication (et est considéré comme le père de la propagande politique et d’entreprise, ndlr). C’est lui qui a fait admettre aux Américains l’entrée en guerre en 1917-1918, par des systèmes de langage… Aujourd’hui il suffit que vous ouvriez la revue du Harvard Business Review, et vous avez ce langage.

Ce langage tend à dire : on ne va pas réduire le nombre de lits, on fait un « redimensionnement capacitaire ». Il ne dit pas : gardez les malades le moins longtemps possible, on n’en veut plus dans vos lits, il dit « passez d’un hôpital de stock à un hôpital de flux ». On parle même d’ « hôpital aéroport ». C’est quand on passe d’une langue à un langage que les crises surviennent. Cela permet d’obtenir le consentement, cela permet d’obtenir un certain pouvoir, mais ça ne peut pas tenir longtemps.

Ici, ce langage intervient parce qu’il y a une réelle nécessité de réduire les coûts, dont le corps soignant n’a peut-être pas suffisamment pris acte, écrivez-vous, mais cette nécessité ne peut pas être dite comme telle, donc des périphrases ont été inventées, ou des métiers comme celui de « bed managers »...

Mais ne pas pouvoir dire cela aux gens, c’est laisser entendre que vous et moi sommes des naïfs. C’est rejoindre la théorie de l’économiste Ludwig Von Mises selon laquelle la majorité des êtres humains « ne pensent pas ». Si ce n’est pas un manque d’estime radical, qu’est-ce que c’est ? Et ça, c’est l’école autrichienne. On en revient au néolibéralisme, et à la fabrication d’un langage pour faire accepter les choses. Alors bien évidemment je ne doute pas que ce langage ait une utilité, apparemment il a sauvé les industries automobiles de la faillite, Nissan, par exemple, avait, paraît-il, un grand manager…

« Le problème, c’est qu’il y a une grosse différence entre un CHU et une usine de voitures »

Seulement le problème, c’est qu’il y a une grosse différence entre un CHU et une usine de voitures. Et vouloir adapter ce système au CHU, ça a été et c’est maintenant la plus grande erreur politique qu’ont utilisé les tutelles et les directeurs d’hôpitaux. Contre ça, il faut absolument de l’authenticité, de la sincérité.

Un autre axe important de votre propos consiste à dire qu’il ne s’agit pas seulement d’injecter plus d’argent dans l’hôpital public. Il s’agit à vos yeux de mieux le répartir. Vous proposez même qu’une partie des revenus issus des dépassements d’honoraires libéraux soit reversée dans la masse salariale médicale publique.

Il faut bien comprendre que le système de soins coûte beaucoup d’argent, et ce système est en réalité alimenté par de l’argent public, qui va dans deux secteurs : un secteur public et un secteur libéral - je ne parle pas de la médecine générale qui elle est une médecine d’ordre public, mais des instituts, des institutions de soin lucratives privées. Ce qui est déjà un paradoxe en soi. Et le système public alimente d’une deuxième façon le système libéral par le simple fait que tous les praticiens, les infirmier.es, le personnel paramédical, qui travaillent dans ce secteur libéral, viennent du secteur public.

Prenons l’exemple que je connais le mieux : j’ai fait 15 ans d’études, 7 ans de médecine, 5 ans d’internat, 4 ans de post-internat, aux frais du contribuables, car j’ai bénéficié du plateau technique du CHU, j’ai bénéficié d’un nombre considérable de très bons professeurs, d’enseignants, de locaux payés par le contribuable. Si j’avais quitté ce secteur public, j’aurais pu avoir des revenus 2, 3, 4 fois, pour certains 6, 7 fois supérieurs aux revenus - qui sont corrects, je ne dis pas le contraire - que j’ai dans le secteur public. Mais ne trouvez-vous pas qu’il y a là un paradoxe ? De savoir qu’on a pendant 15 ans acquis des compétences grâce au public, grâce à vous, au contribuable, mais qu’ensuite, on le quitte pour gagner plus d’argent ?

« Un interne est au SMIC alors qu’il fait tourner l’hôpital »

Il y a un déséquilibre considérable entre les revenus du secteur libéral et le secteur public, et pour rééquilibrer les deux, il suffirait simplement - c’est une piste que je lance, qui peut ne pas faire plaisir aux médecins libéraux - qu’ils reversent un peu de leurs dépassements d’honoraires, sur le secteur public, ne serait-ce que pour mieux payer les internes. Rendez-vous compte : un interne qui est à bac+10 et qui travaille 70 heures par semaine est au SMIC, alors qu’il est la cheville ouvrière majeure du service hospitalier, il fait tourner l’hôpital.

Comment expliquer les fermetures de lits, très frappantes et inquiétantes pour le grand public, et au coeur des revendications des collectifs Inter-Urgences et Inter-hôpitaux ?

Il faudrait qu’on revoie totalement la carte sanitaire, service par service, dans tous les hôpitaux publics et les centres de soins à but non lucratif, et qu’on requalifie des lits. Quant une personne occupe un lit de mon service alors qu’elle a été opérée, et qu’elle attend en réalité un lit dans un centre de réadaptation ou de rééducation ou de soins de suite, elle occupe un lit à 2 500 euros par jour. On manque de soins de réadaptation, de maisons de repos. Requalifier des lits, c’est une volonté politique qui est très lourde à prendre, parce que les élus locaux disent « impossible, il faut garder une maternité ici ». Mais si les sociétés savantes, qui sont formées par des gens responsables, qui connaissent les uns l’obstétrique, les autres la chirurgie viscérale, participent avec le politique à la refonte de ces qualifications de lits, cela permettrait des milliards d’euros d’économie.

J’ai signé les revendications du collectif Inter-Hôpitaux, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec tout, parce qu’il faut à mon sens cette volonté politique, pour tout revoir. Mais il faut quatre ans de travail. Et ce que je dis, des membres des Agences régionales de santé le disent aussi... Mais ce sont des murs politiques qui sont en béton.

Vous expliquez quand même les effets du « redimensionnement capacitaire », et ses effets délétères.

On ferme des lits, donc on diminue le personnel, donc la masse salariale qui représente 2/3 du budget d’un hôpital à peu près, et surtout on fait un tri. C’est à dire qu’on est obligés de choisir. Finalement ce qu’on nous demande, c’est de prendre le patient le plus rentable.

J’entends dire, il faut « rentabiliser », mais je ne peux plus entendre ça, parce que je suis un être humain qui m’occupe d’autres êtres humains… Je prendrai toujours tout patient qui a besoin de nos soins. Mais dans les réunions, on me montre des tableaux Excel, on me parle de durées moyennes de séjour, de nombre de consultations, de nombres d’actes, etc... Et c’est un tiraillement moral, parce qu’en réalité jamais je ne pense comme ça, on ne peut pas me demander de penser comme ça.

« On allonge nos temps de travail, on fait jusqu’à 14/15 heures en salle d’opération »

Quelques fois ça nous arrache, c’est difficile. Alors on fait de notre mieux, on opère la nuit, parce qu’on n’a pas assez de salles d’opération, on allonge nos temps de travail, on fait jusqu’à 14/15 heures en salle d’opération pour opérer les patients qui attendent, et après pour le lit, on verra. Donc la rentabilité, on en fait fi, mais c’est l’abnégation qui fait qu’on en fait fi. Là je crains que ce système n’ait raison un jour de l’abnégation du corps soignant, c’est ça qu’on peut craindre. Quand vous mettez les êtres humains dans un état de tension tel, bien évidemment vous prenez ce risque.

Bien sûr je me fais beaucoup d’ennemis en disant ça, tout comme je me fais des ennemis quand je dis qu’il faut reverser un peu du privé au public, mais quand même, ça en vaut la peine… Parce que le système public actuel, c’est quoi ? Vous gagnez 1 200 euros par mois, vous avez un problème cardiaque grave et vous pouvez être opéré par le plus grand chirurgien cardiaque d’Europe, du pays, croyez-moi, ce sont les meilleurs du monde, et vous ne paierez pas un centime. Ce système-là, est-ce qu’il y a plus précieux que ça ? Si on va vers ce néolibéralisme qui est en train de poindre, ça veut dire que ce ne sera plus possible, ça veut dire que si vous n’avez pas un salaire de 4 ou 6 000 euros par mois, vous ne pourrez pas payer une mutuelle à grands frais, et vous ne pourrez pas vous offrir les meilleurs.

Et si les meilleurs quittent le service public dans l’avenir pour aller dans le secteur privé, qui va former les jeunes ? La mort du service public hospitalier universitaire, ce n’est pas possible. Car qui va apprendre ? Les instituts privés, les professeurs qui vont être salariés par Google ou Medtronic ou Axa ? Ou Bayer ? Non, c’est impossible. Le CHU doit rester universitaire, c’est un creuset de formations, c’est un creuset artisanal, c’est un atelier.

Y-a-t-il à vos yeux une volonté de laisser mourir l’hôpital public par crainte de ne plus pouvoir suivre financièrement ?

Je reviens à l’image du char. Je pense que dans le char, il n’y a pas de pilote. Nous sommes dans un monde où le patron d’Amazon est plus puissant que la ministre de la Santé, où Mark Zuckerberg est plus puissant qu’Emmanuel Macron. Je n’ai pas les compétences pour vous répondre sur l’avenir du néolibéralisme dans le secteur privé. Mais je suis pessimiste. J’ai l’impression que la machine est très puissante et qu’on va finalement arriver vers les systèmes qui vont ressembler à ceux des Etats-Unis. La France est encore très attachée à un système où chacun contribue à la santé de l’autre... Peut-être qu’il y aura un réveil. Mais je n’en suis pas certain, parce que face à des billets de banque, qui ne plie pas ?

Comment mobiliser l’opinion publique, qui, quand on lui demande, exprime pourtant son attachement fort à l’hôpital public ?

C’est la raison pour laquelle j’ai voulu ce petit texte court et accessible à n’importe qui. C’est ma petite contribution. Mais j’ai envie de citer Régis Debray qui disait à propos des intellectuels - dont je ne suis pas, j’ai écrit 48 pages de réflexion, pas plus, je ne me range pas parmi les philosophes, je vous rassure ! - : « J’ai l’impression de jouer du clavecin dans une rave party ». Oui, sur tous les problèmes - la banlieue, les migrations, le religion, la santé, la liberté, la prison… - les intellectuels jouent du clavecin dans une rave party. On ne les entend pas, on ne les entend plus, parce que leur petite musique est trop faible dans cette espèce de mouvance techno qui nous assourdit. C’est ça qui fait peur.

J’ai aussi entendu que dire que l’hôpital va mal, c’est faire un constat défaitiste… non ! Je crois que dans la mesure, au contraire, où on fait le diagnostic d’une maladie - et je pense que le système public est malade - c’est apporter des outils pour le guérir. Mais les bons outils, ce sont les outils politiques qui demandent un courage dont je ne suis pas certain qu’il puisse investir nos “élites”.

La politique, ce n’est pas faire une loi en trois semaines, ce n’est pas satisfaire les gens demain. Là, la politique qui devrait être menée pour redresser ce qui se passe demande trois, quatre ans au moins. Il faut en tout cas dire les choses, même celles qui ne font pas plaisir. Dire des choses qui emportent l’adhésion de tout le monde, ça n’annonce jamais rien de bon en politique.