Maternités et Hopitaux publics

infirmier.com - Quand l’hôpital prône la quantité au détriment de la qualité...

Septembre 2016, par Info santé sécu social

Au sein d’un environnement hospitalier contraint où les professionnels doivent faire plus avec moins de moyens, le management se place comme l’arme relationnelle de la gestion. Et à travers lui, l’efficience est une règle de bonne gestion désormais incontournable. Dans ce contexte, l’humain est mis à mal, dépouillé petit à petit de sa capacité de réflexion ainsi que de son langage.

Penser un hôpital comme une entreprise qui doit être rentable, est, à mon sens, d’une stupidité sans nom. Mais c’est bien dans la lignée néolibérale pour laquelle toute activité humaine doit répondre à une logique de marché. Et quand on a décidé de répondre favorablement à une telle injonction, quand on fait trop vite allégeance au système, on décide dans le même temps, qu’on le veuille ou non, de dégrader la qualité des soins.

Le management comme arme relationnelle de la gestion

Le travail contient la promesse d’un certain accomplissement de soi, promesse qui peut être tout à fait maltraitée par les nouvelles formes d’organisation du travail.

Ça existe déjà d’ailleurs, comme le relève un cadre supérieur de santé, Christophe Pacific, par ailleurs Docteur en philosophie, dans un texte qui s’appelle Du mépris rentable au management durable, au travers de ce qui s’appelle les procédures dégradées, quand on ne remplace pas l’absentéisme de courte durée. Ce qui représente somme toute un moindre mal. Mais “le risque serait de penser ce moindre mal comme un bien en soi et de s’habituer à ce moindre mal comme seul remède”.

Et dans le petit monde du soin, à l’hôpital, les contraintes managériales ne se laissent pas réinterroger, sous peine d’être vécu tel un renégat (ne pas coller à l’esprit d’entreprise, ne pas être loyal !) et ces contraintes ininterrogeables s’immiscent dans le soin par le biais de la gestion, et de son bras armé : le management.

Quel lien entre les deux ? J’emprunte à Étienne Rodin (sociologue, consultant pour les entreprises) ce passage de son excellent livre L’horreur managériale, un passage assez éclairant : “La gestion, … trop économique, manque d’humanité. Autrement dit : elle ne s’attaque pas assez à l’humain… Le management est l’arme relationnelle de la gestion. Si la gestion est trop strictement économique et objective, le management lui sert de relais émotionnel et subjectif. Le management instille les impératifs gestionnaires dans la sphère cognitive, il facilite leur intériorisation. Ainsi fleurissent les coachs en tous genres, symptômes et agents de cette pénétration psychologique. Dès lors, le management prend possession des fors intérieurs afin de les orienter vers l’impératif de travail et de productivité, double impératif auquel ils doivent consentir pour mieux être enrôlés.”

Ce qui pousse des humains à mépriser l’humanité

Curieusement, quand Rodin nous dit que la gestion ne s’attaque pas assez à l’humain, il rejoint là ce que dit d’une autre façon Pierre Legendre : “Nous vivons l’époque étrange d’une culture qui veut en finir avec l’humanité”. Ce qui devrait peut-être nous interroger, nous qui travaillons avec des humains et qui, théoriquement, faisons œuvre d’humanité ! Nous pourrions utilement nous demander ce qui pousse des humains à mépriser l’humanité, ce qui, dans un autre champ, pousse des médecins à participer à la destruction de l’hôpital public ou participant au service public ?

L’une des réponses à cette dernière question tient dans le fait que depuis l’avènement des pôles médicaux, les médecins chefs de pôle qui ont pour fonction de gérer leur pôle, sont devenus, de fait, des gestionnaires. Le soin est alors très largement infiltré par la gestion et le management. Je ne veux là jeter la pierre à personne en particulier, puisque, comme nous le dit Rodin : “Inscrit dans une chaîne hiérarchique, un manager est souvent sous le boisseau d’un autre, plus haut placé. Tous entendent faire respecter les objectifs en imposant des contraintes à leurs voisins de dessous. Dans pareil climat on est souvent le manager et le managé de quelqu’un d’autre, l’élément d’un système très enveloppant que l’on porte aussi, plus ou moins, dans ses entrailles cérébrales.”

Mais le management au fait, qu’est-ce que c’est ?

Je laisse de nouveau la parole à Étienne Rodin : “La gestion encadre l’action de notre travail sur la réalité. Lorsqu’elle en détermine les objectifs et les moyens en veillant à en développer méthodiquement l’efficience, la gestion devient management. L’efficience est une règle de « bonne gestion » désormais incontournable”. Et un peu plus loin : “Il s’agit de faire autant sinon plus avec moins de ressources. Autrement dit, avec moins de personnel, moins d’argent, bref, moins de moyens. Tel est le leitmotiv que l’on entend en boucle, soit pour le contester et prévenir sa diffusion, soit pour en promouvoir la nécessité”. Par exemple, il faut faire plus d’actes, tout en accomplissant des tâches administratives chronophages.

Revenons au management, sur lequel Rodin a des idées intéressantes et donne un des principes de base : “Il faut entretenir la peur, tel est le leitmotiv managérial de base. Toute coercition repose sur une sanction qui doit inspirer la crainte. Non une peur ponctuelle, circonstanciée, violente, plutôt une peur douce, diffuse et permanente, qui distille lentement mais sûrement son poison d’anxiété. La peur est l’aiguillon de la nécessité, on ne discute pas quand on a peur. Faire peur est la meilleure des méthodes pour qui cherche à contraindre ou, plus doucement, à persuader. Elle brouille les lucidités et présente les évènements comme inévitables”.

Là encore, Pierre Legendre, dans un tout autre style, dit quelque chose d’assez proche : “Le Management est un instrument comparable à l’armée et aux Administrations d’hier. Il entraîne les individus selon la logique des quatre fonctions qui jadis résumaient la tâche militaire : organiser, coordonner, commander, contrôler.”

Comment cela se traduit-t-il ? Quels effets de ce management ?

Tout d’abord, par ce que Béatrice Hibou, Directrice de recherche au CNRS, nomme des « tâches à la con », “qui vident nos métiers de leur intérêt” », ces tâches inutiles qui envahissent le travail. Je la cite : “Ce qui me semble être le dénominateur commun de ce sentiment d’inutilité, c’est l’impression que le travail est de plus en plus bureaucratisé. Le travail est envahi d’à-côtés, qui souvent prennent une part majoritaire du temps de travail, et qui éloignent du cœur de métier, obligeant à faire des tâches administratives, à suivre des règles, à respecter des procédures, à se préoccuper de la sécurité ou de la qualité des tâches accomplies, et plus encore à vérifier et montrer que cela est effectivement fait, en remplissant des fichiers, en cochant des cases, en faisant du reporting, en évaluant le temps utilisé pour faire telle ou telle tâche, en organisant contrôle, audit et évaluation…” Ça n’en contribue pas moins à rendre un peu plus idiot, insensé, ce qui pourrait être passionnant.

Mais ça n’est peut-être qu’un moindre mal, (on est là aussi dans une « procédure dégradée ») par rapport à une forme de management sauvage aux effets dévastateurs, qui consiste à effectuer des soins sur ordre. Et à les arrêter de même. Par exemple, une jeune infirmière anime un groupe de préados avec une psychologue stagiaire, quand lui est intimé l’ordre d’arrêter ce groupe, pour de sombres histoires d’horaires et de réaffectation de personnel. Curieusement la réflexion qui traverse la réunion ce jour-là c’est « c’est comme ça, c’est la vie », alors que vient d’être signé l’arrêt de mort de ce groupe… Six mois plus tard, une nouvelle « proposition » est faite à cette infirmière, d’animer un groupe, d’ados cette fois. Comme si de rien n’était. Je vous laisse deviner l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait… Et quelle fut sa réponse. Il y a fort à parier qu’elle ne fera pas de vieux os sur le secteur. Au-delà de ce devenir, la question du transfert ne s’est même pas posée, elle est totalement déniée.

Selon une autre approche, Christophe Dejours, qui s’intéresse depuis 40 ans au travail et aux liens entre travail, souffrance, psychopathologie, a bien noté que le travail contient la promesse d’un certain accomplissement de soi, promesse qui peut être tout à fait maltraitée par les nouvelles formes d’organisation du travail.

“Quand on privilégie, de façon inconsidérée, la quantité au détriment de la qualité, vous ne pouvez plus exercer votre intelligence, il faut même renoncer à être intelligent pour ce qui touche à la qualité”. C’est ce que Pierre Legendre appelle : « la comptabilité du chiffre sans visage ».

Les « tâches à la con »

Dans ces nouvelles formes d’organisation du travail, avec la perte de sens qu’elles entraînent, l’envahissement par les « tâches à la con » génère ce que j’appelle « la machine à désespérer ». Que j’ai vu à l’œuvre dans de multiples endroits, et qui fait que de jeunes soignants arrivent pleins d’énergie, de créativité, d’idées à mettre en œuvre, et partent au bout de quelques années, lassés par les tracasseries et les aberrations institutionnelles. Les nouvelles formes de management, les nouvelles organisations du travail amènent à une déshumanisation du travail. L’institution protectrice n’existe plus. Non seulement elle ne protège plus, elle ne prend plus soin de ceux qui prennent soin, mais elle les maltraite.

L’un des aspects du piège dans lequel nous risquons d’être pris en tant que cliniciens concerne le langage. “Travailler, ça n’est pas gérer, nous dit Christophe Dejours. Mais si j’utilise le langage de la gestion [ce qui nous est expressément demandé] il y a des choses que je ne peux pas dire et, au bout d’un moment, je ne peux même plus les penser”. Tout simplement parce que le langage gestionnaire ne peut pas penser la clinique. Il finit même par empêcher la clinique elle-même. On est là dans ce qui à l’époque était un roman de science-fiction : 1984, de Georges Orwell. Car c’est exactement à ça que servait la novlangue : à réduire la pensée.

Réduire la pensée et les richesses du langage

“Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ? (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Le résultat continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint.”

Bien évidemment, il arrive toujours un moment où la réalité dépasse la fiction. Alors, le moment venu, à chacun de faire son choix : obéir aveuglément au dictat et entrer dans la servitude volontaire, ou résister, continuer de penser, privilégier l’humain, ce qui de nos jours est un vrai militantisme.

Francis Dumont

Psychologue ARHM Lyon
francis.dumont@arhm.fr