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Le Monde.fr : Le viol et le meurtre d’une médecin en Inde rappellent le délabrement du système hospitalier

il y a 2 semaines, par infosecusanté

Le Monde.fr : Le viol et le meurtre d’une médecin en Inde rappellent le délabrement du système hospitalier

En grève depuis onze jours, les médecins ont décidé de reprendre le travail.

Par Sophie Landrin (New Delhi, correspondante)

Publié le 23/08/2024

Manifestation de médecins et d’ambulanciers après le viol et le meurtre d’une interne, le 9 août, à Calcutta (Inde), le 16 août 2024 à New Delhi. MANISH SWARUP / AP
Quatorze jours après le viol et l’assassinat d’une médecin dans un hôpital public de Calcutta, l’émotion ne retombe pas en Inde. La capitale du Bengale-Occidental est le théâtre de manifestations quotidiennes de médecins, mais aussi de gens de tous horizons venus crier leur indignation après ce crime odieux. Le corps de l’interne âgée de 31 ans, surnommée « l’Abhaya » (« l’intrépide ») pour ne pas dévoiler son identité – la loi l’interdit –, a été retrouvé affreusement mutilé, le 9 août, dans une salle de réunion où elle était venue dormir après une garde de trente-six heures, à défaut d’installation de repos adéquate. Le meurtrier serait un volontaire de la police locale chargé de guider les patients, mais l’enquête se poursuit pour établir les responsabilités au sein de l’hôpital.

La Cour suprême, qui joue un rôle central pour élucider l’affaire et forcer les pouvoirs publics à assurer la sécurité dans les hôpitaux, a entendu, jeudi 22 août, le représentant du bureau central d’enquêtes, le CBI, chargé des investigations depuis le dessaisissement de la police de Calcutta, jugée trop inefficace. Son témoignage, édifiant, révèle une série d’anomalies, d’incohérences et de lacunes de la part de la direction de l’hôpital et des policiers pour tenter de dissimuler le viol et l’assassinat et de le maquiller en suicide. « Notre enquête est un défi en soi, car le lieu du crime a été modifié », a expliqué l’avocat du CBI.

Il a souligné l’énorme retard pour enclencher les recherches : quatorze heures se sont écoulées entre la découverte du corps et le dépôt de plainte à la police. « Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? », s’est interrogé le président de la Cour suprême, Dhananjaya Yeshwant Chandrachud. Entre-temps, le corps avait été incinéré, sitôt l’autopsie réalisée. Le directeur, limogé peu après le meurtre, continue d’être interrogé par les enquêteurs, mais la méfiance est telle que le CBI a obtenu, jeudi, l’autorisation de la justice de le soumettre, avec quatre autres médecins, au détecteur de mensonges.

La Cour suprême a également souligné les défaillances de la cheffe du gouvernement du Bengale-Occidental, Mamata Banerjee, qui est responsable de la police. Elle est critiquée de toute part pour sa gestion de l’affaire et l’état de l’hôpital.

Etat lamentable des infrastructures
« La situation des médecins dans les hôpitaux publics de ce pays est épouvantable, mais elle est pathétique au Bengale-Occidental, témoigne Shouradipta Chandra, médecin à New Delhi, qui a pratiqué seize ans à Calcutta. Pas de sécurité, pas d’endroit pour se reposer pour les médecins qui travaillent soixante-douze heures d’affilée, des conditions de travail inhumaines. Un système corrompu de la base jusqu’aux chefs. La situation est toujours la même. Année après année, nos cris sont vains. »

Partout dans le pays, les médecins se sont mis en grève pour dénoncer l’état lamentable des infrastructures publiques. Le gouvernement consacre moins de 2 % du produit intérieur brut à la santé, alors que les besoins sont immenses pour ce pays de 1,4 milliard d’habitants, dont la très grande majorité est pauvre et incapable de se payer des soins dans le secteur privé, réputé de meilleure qualité mais très coûteux. Les hôpitaux fonctionnent en grande partie grâce aux étudiants en médecine, surexploités, qui sont soumis à des horaires de travail insupportables.

A New Delhi, les soignants des principaux établissements publics ont cessé le travail onze jours durant pour demander justice pour leur collègue et exiger des conditions de travail décentes et sécurisées. A l’Institut indien des sciences médicales de New Delhi (AIIMS), immense centre médical au cœur de la capitale qui reçoit d’habitude plus de 10 000 patients par jour, la situation est devenue extrêmement critique pour les malades en attente de soins. En effet, 90 % des opérations ont été ajournées. Jeudi, la file des admissions, généralement pleine à craquer, était totalement vide, dans les allées, d’ordinaire grouillantes, des hommes et femmes erraient hagards, certains dormant sur les pelouses, d’autres dans les halls des bâtiments à même le sol.

La veille, réunis sur la place Jantar-Mantar, à Delhi, lieu traditionnel des manifestations, les grévistes avaient affirmé qu’ils ne reprendraient le travail que si le gouvernement s’engageait à présenter une loi définissant des protocoles obligatoires en matière d’équipements et de sécurité. « Pas de sécurité pas de travail », pouvait-on lire sur les pancartes brandies par des trentenaires en blouses blanches. Les internes de AIIMS étaient rassemblés derrière une grande banderole noire, barrée du slogan « Justice pour la victime, quand la blouse blanche devient rouge, la société devient noire ».

Patients parfois armés
« Nous demandons au gouvernement de légiférer. Un texte de loi est prêt sur la prévention des violences depuis 2019, mais il n’a jamais été soumis au Parlement, explique un interne en neurologie, requérant l’anonymat. Nous avons besoin de dispositifs applicables à tous les hôpitaux pour sécuriser les hôpitaux, les gardes, notamment la nuit où il est fréquent de recevoir des patients alcoolisés, violents, et pour doter les équipes médicales d’installations obligatoires, comme les toilettes, les salles de repos avec des lits et des douches, et d’agents de sécurité. » A ses côtés, sa collègue, interne en dermatologie, explique qu’il lui est arrivé de prendre en charge des patients armés de pistolets.

Jeudi, lors de l’audience consacrée au viol, le président de la Cour suprême a exhorté les médecins dans le pays à reprendre le travail pour éviter une crise sanitaire. Il a rappelé qu’il avait mis en place un groupe d’experts pour améliorer les conditions de travail des personnels soignants.

Son appel a finalement été entendu. « Les soins aux patients restent notre priorité absolue », a déclaré, jeudi soir, l’AIIMS, qui a appelé à la reprise du travail. Pour calmer les esprits, le directeur de l’établissement a annoncé l’installation à titre expérimental au département mère-enfant de caméras de vidéosurveillance dotées de la technologie de reconnaissance faciale pour faciliter le contrôle des entrées.

Sophie Landrin (New Delhi, correspondante)