Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Homéopathie : l’étrange exception française

Mai 2018, par infosecusanté

Homéopathie : l’étrange exception française

Pourquoi des substances, dont l’inefficacité pharmacologie ne fait pas de doute, sont-elles remboursées   ? Une tribune publiée dans «  Le Figaro  » a relancé le débat. Retour sur la longue tolérance des autorités sanitaires vis-à-vis de ces granules prisés des Français.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO

21.05.2018

Par Richard Schittly (Lyon, correspondant) et Pascale Santi

Quand on lui parle de la dernière attaque en règle contre l’homéopathie, Christian Boiron soupire. Le patron du leader mondial du médicament homéopathique, rencontré à Messimy, près de Lyon, un des quatre sites de production du groupe en France, répond, avec un brin de condescendance : « Cela n’intéresse pas grand monde. Peut-être un microcosme étroit. Cela ne change pas un gramme des granules que nous pouvons vendre ou ne pas vendre. » Le descendant du laboratoire familial lyonnais se livre rarement. Face à la virulence de la dernière polémique, il confie au Monde son « inquiétude » de voir des médecins se détourner de l’homéopathie, par crainte d’être traités de charlatans.

Le débat a été relancé par le texte, signé par 124 professionnels de santé, publié dans Le Figaro le 19 mars. Rappelant l’efficacité non prouvée des médecines dites alternatives, notamment l’homéopathie, ils appellent à son déremboursement – accusant implicitement ses promoteurs d’escroquerie intellectuelle – et à ne plus reconnaître comme qualifications médicales les diplômes d’homéopathie. Jugeant ces pratiques inefficaces, dangereuses et coûteuses pour les finances publiques, les signataires demandent au conseil de l’ordre des médecins et aux pouvoirs publics de « ne plus autoriser à faire état de leur titre les médecins ou professionnels de santé qui continuent à les promouvoir ».

Le ton est monté d’un cran. Le Syndicat national des médecins homéopathes français (SNMHF) a déposé une plainte quelques jours plus tard devant le conseil de l’ordre des médecins contre chacun des124 premiers signataires (on en compte plus de 2 400 aujourd’hui), pour « non-confraternité et non-respect du code de déontologie » en demandant une sanction disciplinaire. Les procédures lancées par les homéopathes sont jugées « inqualifiables » par le cardiologue Jérémy Descoux, l’un des dix signataires initiaux, qui fait lui-même l’objet d’une plainte ordinale. Des conciliations vont être proposées dans chaque cas.

« Ces médecins prennent leurs confrères homéopathes pour des idiots. Plus de 25 % des généralistes prescrivent régulièrement de l’homéopathie. La moitié des Français l’utilisent, bien plus sont ouverts à sa prescription, c’est aussi eux qu’ils insultent », explique Valérie Lorentz-Poinsot, directrice générale déléguée de Boiron, citant une étude Ipsos réalisée pour le laboratoire en avril 2015, confirmant l’adhésion du public à cette médecine douce.

Selon le SNMHF, environ 5 000 médecins exercent l’homéopathie à titre principal. Parmi eux, très peu le sont à titre exclusif. En outre, de nombreux praticiens comme les pédiatres, les sages-femmes – depuis 2011, après l’obtention d’un diplôme spécifique – prescrivent des médicaments homéopathiques. Cette médecine peut être utilisée en support de traitements conventionnels, en cancérologie par exemple, notamment dans des services hospitaliers.

« Ca ne fait pas de mal »

Si la grande majorité de ces produits sont vendus sans ordonnance et sont non remboursés, tels Oscillococcinum, Sédatif PC, Cocculine (Boiron) ou encore L52 (Lehnning)… une partie de ces ­produits sont remboursés à hauteur de 30 % par l’Assurance-maladie. « Cela représente une trentaine de spécialités, sur environ 7 000 médicaments évalués par la Haute Autorité de santé », précise le docteur Anne d’Andon, chef du service évaluation du médicament de la HAS. Ce sont par exemple Arnica, Calendula, Hamamelis…

Interrogée, la ministre de la santé a coupé court sur le remboursement. « En tant que scientifique, je considère que l’homéopathie ne peut fonctionner autrement que par l’effet placebo (…) Si on se pose la question du remboursement de l’homéopathie, il faut se poser celle de tous les médicaments peu efficaces », a déclaré Agnès Buzyn le 19 avril sur les ondes d’Europe 1. « Si ça peut éviter de consommer des médicaments toxiques, nous y gagnons, en tout cas ça ne fait pas de mal », avait indiqué, pragmatique, la ministre de la Santé cinq jours plus tôt sur RMC/BFM TV.

Ces propos avaient déclenché un flot de réactions sur les réseaux sociaux, avec le hashtag ­#demandetonremboursement sur Twitter : il était demandé que l’Assurance-maladie rembour­se du chocolat, du matériel pour l’escalade, des abonnements à des chaînes de télévision…

Le marché de l’homéopathie représente environ 620 millions d’euros en 2017, selon les chiffres du Hub d’OpenHealth, qui s’appuie sur les ventes de plus de 10 700 pharmacies d’officines françaises. De son côté, l’Assurance-maladie dit avoir remboursé 128,5 millions d’euros de médicaments homéopathiques en 2016, sans donner plus de précisions, soit moins de 1 % du budget médicaments de l’Assurance-maladie. « L’homéopathie de Boiron pèse 0,29 % des dépenses de santé », calcule pour sa part Valérie Lorentz-Poinsot, en citant le chiffre de 56 millions d’euros de remboursements sur 19 milliards de dépenses de médicaments en 2016. Le groupe pharmaceutique plaide de son côté pour un maintien, voire même une aug­mentation de certains taux de remboursement, jusqu’à 70 % pour une dizaine de références. Question de légitimité auprès du public, plus que d’intérêt privé, insiste-t-on au siège lyonnais.

Le sujet est explosif. Et ce depuis l’origine. Née d’une doctrine du médecin allemand Samuel Hahnemann (1755-1843), cette médecine fut l’objet d’âpres débats depuis ses débuts, comme le décrit Olivier Faure dans son livre Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie (Aubier, collection historique, 2015). Elle repose sur trois principes : la similitude, l’infinitésimalité et l’individualisation. Les médicaments miment les effets de la maladie. Ils sont préparés par dilutions successives d’une substance active végétale, minérale ou animale. Elles sont tellement diluées que les produits n’en contiennent plus ou presque plus. Et enfin, le principe d’individualisation repose sur l’approche globale du patient.

Un vulgaire placebo

Depuis qu’il est entré en 1970, à l’âge de 23 ans, dans la société fondée par son père et son oncle en 1932, Christian Boiron entend des critiques récurrentes, disant, au mieux, que l’homéopathie ne servirait à rien, au pire qu’elle tromperait son monde. Un vulgaire placebo, tantôt inoffensif, tantôt malhonnête. « Nous avons l’habitude », dit le patron, dont le groupe pèse aujourd’hui 617,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, réalisé à 38,7 % à l’international et en hausse annuelle de 2,1 % en France. L’industriel emploie 3 718 salariés, dont 2 528 en France.

Un marché de 620 millions d’euros en France

Sur le marché de l’homéopathie, qui représente 620 millions d’euros en France, on ­distingue les médicaments à nom commun, sous forme de granules, sans indication ­thérapeutique, posologie ou notice, les préparations dites « magistrales », etc. Et les médicaments dits « à nom de marque ou spécialités homéopathiques » comme Camilia, Oscillococcinum, L52… Selon le hub d’OpenHealth, panel en temps réel de plus de 10 700 pharmacies de ville françaises, ce marché est en légère baisse de 1,5 % en 2017 par rapport à 2016 pour les médicaments à nom commun, à 434,7 millions d’euros, dont 30 % hors prescription – il était de 317 millions en 2010. Pour les spécialités, le marché est stable en 2017, à 184 millions, dont 80 % hors prescription. L’Assurance-maladie a remboursé 128,5 millions d’euros en 2016.

Certains n’hésitent pas à parler d’exception française. Pour Vincent Renard, président du ­Collège national des généralistes enseignants (CNGE), cette exception réside dans le fait que « la France est le pays où il y a le plus grand laboratoire en homéopathie ». La situation est en effet inédite pour ces médicaments officialisés après-guerre, inscrits à la pharmacopée française depuis 1965 – ouvrant la porte à un remboursement par ­l’Assurance-maladie –, intégrés aux normes européennes en 1995.Si le développement d’un médicament nécessite en moyenne dix à quinze ans de recherche pour arriver sur le marché, avec des tests précliniques et des essais cliniques (qui coûtent jusqu’à 200 millions d’euros) afin de prouver leur efficacité et leur innocuité, il n’en est rien pour les produits homéopathiques. Gain considérable en coûts de recherche & développement, pour pouvoir être mis sur le marché ils doivent seulement obtenir, de la part de l’Agence nationale de sécurité sanitaire du médicament (ANSM) soit un simple enregistrement, soit une autorisation de mise sur le marché (AMM).Mais concernant l’AMM des produits avec une indication thérapeutique (troubles du sommeil par exemple), « leur utilisation ne s’appuie par sur des essais cliniques, c’est-à-dire sur la médecine basée sur les preuves, mais sur la notion d’usage traditionnel », indique le site du ministère de la santé. L’AMM est également allégée au niveau européen : une directive de 2001 stipule aussi que le bénéfice ne doit pas être obligatoirement prouvé. « Un travail européen de “proving” est en cours pour essayer de montrer le bénéfice avec des essais cliniques », dit-on à l’ANSM.

L’autre voie est l’enregistrement, pour des médicaments dont le degré de dilution garantit l’innocuité du médicament,et qui n’ont pas d’indication. « On peut être étonné que l’AMM des médicaments homéopathiques ne suive pas le même chemin que les autres médicaments », indique le professeur de pharmacie François Chast. Un statut dérogatoire qui a été établi par un arrêté ministériel du 21 décembre 1948 portant codification des préparations homéopathiques.

Les médicaments soumis au remboursement doivent suivre le circuit classique de la commission de transparence de la HAS. Mais contrairement à l’allopathie, l’homéopathie présente deux particularités : il n’y a généralement pas d’indication thérapeutique, ni le type de population à qui cela s’adresse, et il n’y a ni étude observationnelle, ni essai clinique. Dans ce contexte, « la commission de transparence est bien ennuyée. Elle ne dispose pas de données suffisantes pour les spécialités homéopathiques », explique le docteur Anne d’Andon. Et conclut à chaque réévaluation qu’elle ne peut se prononcer sur le service médical rendu (SMR) par ces spécialités.

Une « tempête infinitésimale » dans un verre d’eau

En gros, la HAS ne peut que botter en touche. Sauf que dans le dernier avis rendu sur un médicament homéopathique, le 25 octobre 2017, sur la réévaluation de Acidum phosphoricum (Boiron), elle a ajouté, et c’est la première fois : « La commission s’interroge sur la pertinence du maintien du taux de remboursement à 30 % des médicaments homéopathiques à nom commun compte tenu du taux de remboursement à 30 %, voire 15 % de médicaments ayant fait la preuve de leur efficacité. »

Du côté de Christian Boiron, la menace fait l’effet d’une « tempête infinitésimale » dans un verre d’eau, pour un groupe qui distribue ses quelque deux mille références dans 21 000 pharmacies en France, avec très peu de visiteurs médicaux – moins de deux cents dans le monde, contrairement aux autres labos pharmaceutiques –, dit-il.

Le groupe Boiron n’hésite en revanche pas à ­investir dans la formation. L’ordre des médecins a permis la mention homéopathie en 1974, réautorisée dans les années 2000 comme pratique complémentaire. Il existe aussi des diplômes universitaires d’homéopathie. Cette « orientation » peut être apposée quand le praticien a suivi une centaine d’heures de formation. Boiron soutient financièrement le centre d’enseignement et de développement de l’homéopathie (CEDH), destiné aux professionnels de santé, dont les sages-femmes. « Nous avons des médicaments officiels reconnus par le ministère, ils ne sont pas enseignés en médecine, il faut bien que nous aidions, avec des structures ou en faisant nous-mêmes des formations », dit Christian Boiron, qui se dit pourtant opposé à une discipline spécifique à la faculté de médecine : « Tant que nous ne connaissons pas le mécanisme d’action du médicament de manière solide, nous ne devons pas l’enseigner, on ne peut pas arrêter une façon claire et unique d’utiliser des médicaments homéopathiques. »

Un amphithéâtre de la faculté de médecine de Lyon-Sud porte même le nom de Boiron, après un don de 500 000 euros. Influence masquée ? « J’étais au conseil d’administration de l’université, le président m’a demandé de financer un équipement, j’ai beaucoup hésité, se souvient Christian Boiron ; je savais qu’on allait jaser, parler d’entrisme, c’est un geste simple, sans arrière-pensée, sans regret »… L’amphithéâtre Boiron se situe dans la faculté de médecine baptisée Charles-Mérieux, du nom de l’autre célèbre laboratoire lyonnais.

L’ordre des médecins, qui a lui-même contribué à installer l’homéopathie dans le paysage en reconnaissant « l’orientation homéopathie », va se réunir mi-juin pour éclaircir ses positions sur cette médecine douce. « Une mise au point va être élaborée », indique Jacques Lucas, son vice-président, qui tranche sur la question que posent certaines formations qui seraient payées par l’industrie : « Elles ne seraient pas conformes à la doctrine ordinale sur les liens d’intérêt » dit-il, affirmant ne pas avoir connaissance de ce type de pratique.

Milieu médical divisé

Un examen qui s’avère nécessaire, alors que le milieu médical est plus divisé que jamais. « Les tutelles remboursent des médicaments qui relèvent de la tromperie par une sorte de faiblesse. Il y a du Dr Knock dans le fait de persuader des personnes de traiter des terrains inexistants alors qu’ils vont bien », pointe le professeur Vincent Renard. « Si on dérembourse, il y aura moins de consultations ­inutiles », ajoute-t-il. Pour François Chast, « il y a comme une sorte de tabou. La bonne décision ne serait pas d’interdire mais de ne plus rembourser ».

La question de l’impact du déremboursement de médicaments homéopathiques se pose souvent en termes de possibles reports de prescription. « Par exemple, pour les troubles mineurs, du sommeil ou anxiodépressifs, des médicaments homéopathiques, ne serait-ce que par leur effet placebo, peuvent avoir un intérêt de santé publique en évitant le recours à des benzodiazépines – dont le risque d’effets secondairesest démontré. Mais il faudrait l’évaluer et ce n’est pas si facile », estime le professeur Bruno Falissard, qui se dit toutefois, sur le principe, favorable au déremboursement. « Mais si ça marche pour le patient, si ça lui fait du bien, pourquoi lui dire que c’est un placebo ? », poursuit-il.

« Au lieu de considérer l’homéopathie comme l’allopathie, ce serait sans doute préférable de parler de technique thérapeutique non médicamenteuse, ­alternative », suggère Anne d’Andon. Cela pourrait, selon elle, être intéressant d’avoir des données sur le fait que des médicaments homéopathiques permettraient de diminuer la prise de benzodiazépines contre l’anxiété, l’insomnie, la dépression légère, etc., ou d’opioïdes contre la douleur.

Pour le professeur Gilles Bouvenot, ancien président de la commission de la transparence de la HAS, « la question du remboursement ou du déremboursement des médicaments homéopathiques, récurrente, va bien au-delà du problème de leur “efficacité”. Elle est actuellement insoluble, car le problème est non seulement scientifique et médical, mais il est aussi sociétal, économique et politique ». Pour lui, ce serait une fausse bonne idée pour un gouvernement de les dérembourser : « Les patients se tourneraient probablement vers d’autres thérapeutiques, plus coûteuses et plus à risque. » C’est aussi cet argument que les homéopathes utilisent.

Beaucoup expliquent aussi le succès de l’homéopathie par la défiance des patients à l’égard de l’industrie pharmaceutique classique. Les médecins homéopathes sont souvent mieux perçus de leurs patients pour la qualité d’écoute. Le ­SNMHF parle de la consultation comme d’un « colloque singulier ». Constat partagé par Michael ­Joiner, auteur d’une thèse sur le sujet, chargé de cours en anthropologie (université de Pensyl­vanie), « l’homéopathie manquant de preuves compense au plan moral, centrée sur l’humain ».

La présente crise va-t-elle conduire la ministre de la santé à revenir sur ses propos accommodants ? Selon nombre d’observateurs, ce sujet est loin d’être prioritaire au regard d’autres enjeux majeurs pour le système de santé. « Parce que véhément, ce débat est une tempête dans un verre d’eau », dit Jacques Lucas. Pour autant, « la question de la place de l’homéopathie dans la médecine du XXIe siècle doit être posée ».

Christian Boiron joue la sérénité. « Le lobbying, j’ai arrêté depuis longtemps », assure l’industriel – l’ancien ministre Jean-François Mattéi (2002-2004) se souvient de ses visites lorsque le déremboursement était à l’ordre du jour. Une telle décision est en tout cas du domaine régalien. « Il ne faut pas oublier que les nombreuses personnes qui ont recours à l’homéopathie et leurs médecins sont aussi des électeurs », suggère Gilles Bouvenot. « Les Français y sont attachés », avait constaté Agnès Buzyn sur BFM-TV. Mais, précisait-on au ministère, jeudi 17 mai, cela n’interdit rien à l’avenir.