L’Anticapitaliste Hebdo du NPA

L’Anticapitaliste Hebdo « Le risque d’une déshumanisation des pratiques qui conduirait à une psychiatrie du tout-médicament »

Mars 2022, par infosecusanté

L’Anticapitaliste Hebdo « Le risque d’une déshumanisation des pratiques qui conduirait à une psychiatrie du tout-médicament »

10 mars 2022

Entretien avec Pierre Delion

Dans quelques jours se tiendront les assises citoyennes du soin psychique, à l’initiative du « Printemps de la psychiatrie »1. Nous avons rencontré le Professeur Pierre Delion, psychiatre engagé dans la défense d’une approche humaine de la souffrance psychique.

Tu dresses un bilan sans concession de la dégradation des conditions de soins en psychiatrie ces dernières années. La « psychiatrie de secteur »2, à savoir un service public de psychiatrie gratuit et inscrit dans la cité, est démantelé : comment en est-on arrivé là ?

Les années 1970-1980 ont vraiment été la période féconde de la psychiatrie de secteur, avec des réussites excellentes dans beaucoup d’équipes soignantes, des dispositifs très diversifiés adaptés à chaque région. Puis, probablement par facilité, beaucoup de psychiatres ont préféré se spécialiser dans un seul domaine, et progressivement la fonction d’accueil du secteur pour tous les patientEs, quelles que soient leur classe sociale ou leur souffrance psychique, s’est réduite à quelques symptômes. Il s’agit d’une logique de ségrégation des patientEs sous prétexte de symptôme qui s’est progressivement mise en place. L’autisme, l’hyper­activité, la maladie bipolaire… peu à peu les soins se sont sur­spécialisés, sous des apparences plus ou moins scientifiques, voire scientistes. Ainsi la psychiatrie de secteur a été progressivement démantelée, au profit de « plateformes » qui effectuent des diagnostics, mais qui ne contribuent pas à la prise en charge à long terme de la maladie mentale, à sa chronicité. Les politiques, les financeurs, ont alors favorisé le développement d’une psychiatrie dite « aigüe », centrée essentiellement sur les symptômes bruyants. Les décideurs, toujours avides d’économies, y ont vu une formidable occasion, l’urgence et la « phase aigüe » prises en charge par la médecine ; la psychiatrie et la chronicité transférées aux structures sociales et médico-sociales, à moindre coût bien sûr ! Aujourd’hui on voit que la psychiatrie publique est progressivement vendue à la découpe au privé à but lucratif, qui a une vision très éloignée de la psychiatrie de secteur, et accueille prioritairement les patientEs… qui peuvent sortir leur carte bancaire. Le récent scandale d’Orpea dans les Ehpad illustre ce que peut faire le privé lucratif dans le sanitaire. Que pourraient devenir les malades mentaux les plus graves dans un tel système ? Le risque est réel d’une déshumanisation des pratiques qui conduirait à une psychiatrie du tout-médicament, une psychiatrie que j’appelle psychiatrie « vétérinaire ».

Le ministre de la Santé Olivier Véran assure que la psychiatrie ne sera plus le parent pauvre de la médecine. En septembre dernier se tenaient les assises « officielles » de la psychiatrie, où Macron est venu en personne annoncer le remboursement des consultations de psychologues : tout va bien dans le meilleur des mondes ?

Les discours des politiques sont éminemment démagogiques, du baratin absolu. Ces assises officielles ont abouti à la légitimation d’une parole d’aspect scientifique, avec par exemple pour la pédo­psychiatrie la création d’un institut du cerveau de l’enfant, mais rien de concret pour soutenir la psychiatrie publique et la sectorisation ! Il y a un écart énorme entre les affichages politiques et la réalité de ce qui se passe en psychiatrie, à savoir que de nombreux services manquent de psychiatres pour prendre en charge les patientEs. Aujourd’hui de plus en plus d’infirmierEs quittent l’hôpital, le système hospitalier les a tellement dégoutés que certainEs changent même de métier. L’orientation neuro­scientifique devient la vérité absolue et la seule façon de soigner. Mais depuis que les neuroleptiques ont été inventés en 1952, les antidépresseurs en 1957, il n’y a pas eu d’invention extra­ordinaire de la part des neuro­sciences pour changer la condition du malade mental. Pour preuve, on relève depuis plusieurs années une augmentation importante des hospitalisations sous contrainte et de la mise sous contention des malades. Donc on voit bien que les neuro­sciences seules n’ont absolument pas les moyens de répondre à la question de la psy­chiatrie. Il faut que les neuro­sciences s’articulent avec la psycho­pathologie transférentielle, avec la psychothérapie institutionnelle. Il faut pouvoir dépasser les clivages. La prise en compte des dimensions sociétales dans le soin est fondamentale, sans cela la psychiatrie ne peut aboutir à quelque chose d’humain pour les patientEs, comme pour les soignantEs.

« Contribuer à l’élan de refondation du soin psychique en psychiatrie et en pédopsychiatrie » : les assises citoyennes du soin psychique seront un espace de résistance à la déshumanisation du soin psychique, mais aussi un lieu de construction ?

Tout d’abord je pense qu’il est nécessaire d’insister sur le constat. Beaucoup d’équipes soignantes sont aujourd’hui mises à mal, désabusées, c’est assez général. Désormais il faut que toutes les équipes qui pensent qu’on ne peut pas continuer comme ça se réunissent et se fédèrent. Même si tout le monde n’est pas d’accord sur tout, il est possible de s’accorder sur l’essentiel, la défense de soins humains. Pour cela il nous faut pouvoir articuler différentes orientations du soin psychique, en complémentarité les unes avec les autres, sans exclusive. Les assises citoyennes doivent être l’occasion d’engager une refondation de la psychiatrie de secteur de façon humaine. Il est possible à mon sens de proposer aux autres spécialités médicales de participer à la construction du secteur, notamment dans le cas des pathologies chroniques. Il s’agit aujourd’hui, au-delà du constat que nous pouvons faire au vu de l’état de délabrement de la psychiatrie publique, de se donner des perspectives. Le secteur de psychiatrie est un dispositif qui a fait ses preuves. C’est pour nous un modèle d’organisation des soins que nous pouvons proposer à d’autres spécialités, et en faire la base d’une nouvelle santé publique. La déconstruction du service public est extrêmement problématique pour toutes les spécialités, y compris pour la médecine générale. Au sortir du premier confinement, Macron disait vouloir « reprendre les contrôle » et placer la santé « en dehors des lois du marché ». Évidemment il mène aujourd’hui une tout autre politique. À nous de « reprendre le contrôle », pour défendre les solidarités fondamentales.

1.Assises citoyennes du soin psychique, 11 et 12 mars 2022, bourse du travail à Paris : https://printempsdelapsy…
2.Le secteur de psychiatrie est une réponse globale, gratuite, publique, avec pour pivot l’équipe de soin présente sur le territoire, travaillant en lien avec les acteurs soignants, sociaux, complétée par un recours possible à l’hospitalisation si elle s’avère nécessaire.