Branche accident du travail / maladie professionnelle de la Sécu

Le Monde - La sous-déclaration des accidents du travail est une pratique courante des entreprises

Février 2023, par Info santé sécu social

« Accidents du travail » (2/3). Passage en arrêt maladie, aménagements de poste, « primes zéro accident »… Une commission dédiée estime que la moitié des accidents du travail ne sont pas déclarés comme tels, souvent du fait de l’employeur. 
 
Zéro : c’est le nombre d’accidents du travail déclarés à la suite de l’incendie de l’usine Lubrizol, survenu à Rouen le 26 septembre 2019, selon les chiffres de la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) de Seine-Maritime, qui, sur la même période, en a reconnu 105 dans les entreprises voisines. « C’est un vrai miracle. Pour être en bonne santé, il fallait travailler chez Lubrizol », ironise Philippe Saunier, membre du collectif santé-travail de la Fédération CGT des industries chimiques. « Aucun accident n’a été signalé par un salarié ou constaté, il n’y a donc pas eu de déclaration, réplique l’entreprise. Nous sommes particulièrement vigilants à respecter la réglementation. »

Les accidents du travail ne sont pas toujours déclarés comme il le faudrait. A tel point que depuis 1997, une commission (présidée par un magistrat de la Cour des comptes) évalue le coût réel, pour la branche maladie, de leur sous-déclaration ainsi que de celle des maladies professionnelles (AT-MP). Elle estime le nombre d’accidents ou de maladies qui, s’ils avaient été déclarés, auraient dû être reconnus d’origine professionnelle, pour fixer ce que doit reverser la branche AT-MP à la branche « maladie » de la Sécurité sociale.

Entre 1,2 milliard et 2,1 milliards d’euros

La dernière commission, réunie en 2021, chiffre ce coût annuel entre 1,2 milliard et 2,1 milliards d’euros, dont 110 millions concernent les accidents du travail. La moitié des accidents du travail en France ne serait pas reconnue, estime la commission, sur la base d’une enquête du ministère du travail menée en 2017 ; 72 % ne seraient pas déclarés, et 26 % des accidents du travail avec arrêt (soit 224 000).
« La sous-déclaration s’est institutionnalisée et devient une pratique managériale dans de grandes entreprises, mais aussi chez les sous-traitants qui doivent apparaître irréprochables pour décrocher des contrats, estime Jérôme Vivenza, membre de la commission exécutive confédérale de la CGT. Une entreprise qui ne déclare pas un accident du travail encourt une amende de seulement 750 euros ! » 
En revanche, les déclarations en bonne et due forme augmentent les cotisations patronales, qui tiennent compte du nombre et de la gravité des accidents. Pour en réduire le taux, le moyen le plus fréquent est de passer ces accidents en simple arrêt maladie, ou de déclarer des accidents du travail sans arrêt.
Plusieurs grandes entreprises pratiquant des politiques « zéro accident » pour baisser leur niveau de cotisation ont fait date : en 2007, à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime), l’inspection du travail avait observé la déclaration de cinquante-huit accidents du travail sans arrêt, du fait d’un « système organisé de pressions visant à ce que les salariés, victimes d’un accident du travail, auxquels un arrêt de travail avait été prescrit renoncent à le prendre tout ou partie », notamment via des postes aménagés pour « occuper » les salariés, alors qu’ils n’étaient pas en état de travailler.

A la Société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN), dans le groupe Sanef, la direction a décidé, il y a quelques années, d’accélérer la prévention pour réduire la sinistralité. « On vise le zéro accident, c’est ambitieux mais on pense que c’est possible, via des rappels de procédures, des actions de formation… », déclare Aurélie Debauge, directrice des ressources humaines de Sanef. Force ouvrière constate qu’en réalité, « depuis quelques années, tout accident du travail avec arrêt est discuté pour passer sans arrêt. On a mis en télétravail des gens avec des bras cassés. En 2017, il y avait dix-sept accidents du travail avec arrêt et quatorze sans, et une cotisation de 900 000 euros. En 2020, on a quatre accidents du travail avec et quarante-huit sans, et une cotisation à 470 000 euros. On ne peut pas passer de tout à rien si rapidement », note Laurent Le Floch, secrétaire fédéral à la Fédération de l’équipement des transports et des services (Feets-FO).

Sanef nie des instructions ou un mode de management qui trafiquerait les chiffres. « On insiste justement pour que tout événement soit déclaré, il y en a d’ailleurs plus qu’avant ! explique Aurélie Debauge. Sur les adaptations de poste, on demande au salarié ce qu’il veut faire, en lien avec la médecine du travail. »
Au fil des exemples remontés dans des entreprises de différents secteurs, l’aménagement de poste revient souvent. « Si le collègue a la jambe dans le plâtre, il lui reste les bras et la tête. On peut lui affecter un taxi pour qu’il vienne faire de la saisie informatique », se souvient de son côté Pierre-Jean Berthelot, électricien chez Enedis et militant CGT, qui estime à dix par an le nombre d’AT non déclarés sur le site du Calvados (550 agents).

Dans le nucléaire, chez Orano, sous-traitant d’EDF, des sources syndicales indiquent que « la direction propose aux salariés qui se font des fractures ou contusions d’aller à l’hôpital, mais de se mettre en accident sans arrêt, sur un poste en télétravail, avec une prime exceptionnelle. Souvent le salarié accepte ».

Jeu de l’oie

Quand le salarié rechigne à accepter, les manageurs peuvent devenir insistants. Ainsi, à la SAPN, un salarié blessé à la cheville, ne pouvant plus bouger, a pris un poste aménagé pour trois jours puis est parti en vacances. « A son retour, son médecin lui a dit “hors de question que vous travailliez”, souligne Laurent Le Floch. Aussitôt, les manageurs sont allés le voir à son domicile avec son “N + 3”, pour remettre en question le médecin et lui dire de revenir. Finalement, car nous l’avons soutenu, le salarié a pu déclarer un accident du travail, car il ne s’est pas laissé faire. »

Des primes « zéro accident » permettent aussi de récompenser les équipes, au risque de les inciter à ne pas déclarer. Le groupe Sanef a mis en place un « challenge sécurité », sorte de jeu de l’oie, qui permet tous les six mois aux équipes d’exploitation qui n’auraient pas connu d’accident du travail avec arrêt d’obtenir une carte-cadeau. Une partie de l’intéressement des salariés dépend aussi de la sinistralité.

Lors de son audition par la commission de sous-déclaration, le Medef a tenu « à rappeler qu’un grand nombre de facteurs de sous-déclaration ne dépend pas des employeurs, mais plutôt du manque de formation des médecins et du manque d’information des assurés. Il n’y a pas, pour le Medef, de comportement de tricherie ou de dissimulation de la part des entreprises ». Dans ses recommandations, la commission pointe un problème global, qui induit de former et de sensibiliser aussi bien les entreprises, les professionnels de santé que les salariés aux enjeux de santé au travail.

Jules Thomas