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Le Monde.fr : « Ebola est présent partout, et potentiellement en chaque villageois »

Juin 2018, par infosecusanté

« Ebola est présent partout, et potentiellement en chaque villageois »

LE MONDE

08.06.2018

Par Joan Tilouine (Itipo, Mbandaka (RDC), envoyé spécial)

A Itipo, village perdu dans les profondeurs de la forêt équatoriale, tout le monde appréciait Papa Charles. Ici, dans le nord-ouest de la République démocratique du Congo (RDC), chacun a son anecdote, son mot gentil, en mémoire de cet infirmier. Il y a encore trois mois, alors que le centre local de santé était dépourvu de médecin, il faisait un peu de tout, Papa Charles. Il soulageait, avec des moyens dérisoires, les maux de ce patelin miséreux malmené par le paludisme, la malnutrition, l’alcoolisme, la maternité précoce. Nul ne pouvait imaginer qu’un jour, il contribuerait, bien involontairement, à la diffusion de l’épidémie d’Ebola.

Tout a commencé le 9 mai, au lendemain de l’officialisation de la crise sanitaire par les autorités congolaises. Ce jour-là, peu avant 20 heures, les cris de femmes annoncent la triste nouvelle : le bon Papa Charles vient de mourir. « Je lui avais rendu visite dans l’après-midi, se souvient la sœur Marie-Joseph, responsable du couvent adjacent au centre de santé. Il avait les yeux rouges, il manquait d’oxygène et je tremblais de peur car je pensais à Ebola. »

Les missionnaires lazaristes qui gèrent le dispensaire et assurent le peu de services proposés aux habitants tentent de convaincre la famille de l’infirmier d’attendre les médecins chargés d’effectuer des prélèvements. Sans succès. Papa Charles, héros local, aura droit aux honneurs des siens. Son corps est touché, lavé, béni par le père Lucien, questionné par les sorciers, soucieux de connaître les motivations des esprits assassins. « Car chez nous, toute mort a une raison et Ebola n’en est pas une, glisse un notable. Encore aujourd’hui, on ne sait pas si on doit croire à Ebola. » Problème : les cadavres sont contagieux et constituent un défi majeur pour contenir l’épidémie.

Voilà bien longtemps que le spectre de ce virus à l’origine encore mystérieuse plane sur la forêt de RDC, où il a été découvert, en 1976. Entre 2013 et 2015, il a fauché 11 300 personnes en Afrique de l’Ouest, avant de réapparaître dans sa région natale trois ans plus tard. Cette fois, des responsables médicaux de la province de l’Equateur (RDC) ont eu de forts soupçons dès décembre 2017, renforcés par le destin d’une famille décimée le mois suivant, à Boyéka, à 7 kilomètres d’Itipo. Un rapport a été rédigé, mais sans être étayé d’arguments scientifiques, faute de prélèvements et d’analyses. Dans un autre village, à Ikoko-Impenge, une vieille femme morte en mars est désignée comme la première victime confirmée d’Ebola. En réalité, ce n’est sans doute pas la première, mais c’est ainsi : il faut toujours un « patient zéro », un début, un récit officiel.

Vivre en paria
Le 9 mai, le corps de Papa Charles est transporté à pied vers son village natal de Bintéké, à une quarantaine de kilomètres de là. Le cortège emprunte la piste reliant ces villages isolés aux rives du lac Tumba, où se dresse la bourgade de Bikoro. En chemin, la famille entourée d’une petite foule d’adorateurs et de curieux fait une halte d’une nuit, à Loondo, où réside l’oncle du défunt. L’enterrement en lui-même a lieu le 11 mai, près de trois jours après le décès. Selon la tradition, son cercueil reste un moment ouvert pour permettre à l’âme de s’extraire. Des centaines de malheureux le touchent sans mesurer les risques de contamination.
Quelques jours plus tard, alors que Papa Charles est désormais en terre, des habitants se plaignent de « forte malaria » et de symptômes inhabituels. « Je me sentais faible, j’avais des vomissements, des diarrhées », se souvient Dada, son neveu. Cet homme de 24 ans a fini par s’en sortir, mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Ainsi, l’homme chargé de laver le corps est mort début juin. Idem pour le fabriquant du cercueil et la femme du commandant de police, qui avait fermé la bouche du défunt. Sans oublier Richard, l’un des neuf enfants de Papa Charles, et sa petite amie. Les autres descendants de l’infirmier vivent désormais comme des parias, quelque part en forêt. Dada, lui, habite toujours au village. « J’ai côtoyé la mort, mais je suis très fort. Maintenant, je marche, je travaille, je vis », pavoise ce jeune homme filiforme, aujourd’hui employé au centre de traitement d’Ebola de Médecins sans frontières.

C’est la première fois qu’Ebola s’abat ici. Mais le virus a déjà frappé à neuf reprises les confins forestiers de la RDC, un pays miné par les conflits. Cette fois, le gouvernement du président Joseph Kabila a fait montre d’une réaction rapide et plutôt efficace dans cette province de l’Equateur, délaissée, qu’il considère acquise à l’opposition. De son côté, la communauté internationale a mobilisé 56,8 millions de dollars (48,7 millions d’euros), et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’efforce de faire oublier ses défaillances lors de l’épidémie survenue en Afrique de l’Ouest. Cette agence des Nations unies orchestre la campagne de vaccination inédite démarrée à Mbandaka d’abord, la capitale provinciale, puis, il y a une dizaine de jours, à Itipo, devenu l’épicentre de cette crise brutalement amplifiée par Papa Charles.

Depuis la déclaration de l’épidémie, 62 malades ont été détectés dans la région, dont 38 confirmés, selon le ministère congolais de la santé. Sur les 27 morts, une douzaine a été recensée, à ce jour, dans la zone d’Itipo. Mais chaque jour, depuis une semaine, des nouveaux cas suspects et des décès sont enregistrés à Bintéké, à Loondo et à Itipo. « Tout le monde ou presque a été en contact avec quelqu’un ayant touché Charles. Ebola est présent partout, et potentiellement en chaque villageois », diagnostique un médecin occidental.

Dans ce village pauvre, relié à Mbandaka par 150 kilomètres de piste déglinguée, la logistique est un défi majeur. Un hélicoptère des Nations unies s’y pose deux fois par jour, chargé de matériel médical et de personnel. A Itipo, il y a désormais un laboratoire d’analyses, des centaines de vaccins. Le centre de santé dit de référence, des bâtiments décatis lovés sur le terrain de la mission catholique lazariste fondée par des pères belges en 1960, est agrémenté d’un centre de traitement d’Ebola. Cette clairière des religieux qui perce la forêt est le cœur du village, presque inchangé depuis l’indépendance, et miné par les tensions communautaires entre Bantous et Batwa (pygmées) majoritaires, mais marginalisés, lorsqu’ils ne sont pas réduits à une forme d’esclavage.

Dans la paroisse qui abrite le personnel de l’OMS et du gouvernement congolais, les prélats sont devenus minoritaires et le maître du lieu, le père Stéphane Ingebe Lopumbwa, s’est mué en logisticien. « Notre vie communautaire est en suspens et on essaie de surmonter la peur, mais surtout de convaincre les habitants qu’Ebola est une réalité, pas une croyance », dit le religieux de 36 ans. A quelques mètres de là, sous la voûte de la petite église, se déroule une cérémonie à laquelle prend part une sommité de la recherche sur Ebola, Pierre Rollin, un professeur français établi à Atlanta (Etats-Unis) où il officie au Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). Face à une cinquantaine de villageois, il répond aux questions et soutient un tribun qui mène cette opération de sensibilisation. Ce dernier incite à « combattre un ennemi qu’il faut abattre, pourchasser jusqu’au dernier retranchement », et promet, en échange d’une coopération de la population, « des petits projets pour le village » et d’« équiper le centre de santé ».

La réticence demeure

L’unique médecin d’Itipo, Joël Mputu, arrivé deux mois avant l’épidémie, observe ce balai d’humanitaires et de médecins avec le regard de celui qui va rester et devra gérer l’après-Ebola. « Nous n’avons pas de médicaments, pas d’équipements, et on sait bien que l’aide internationale arrivée tardivement ne nous profite pas. Ils partiront sans rien nous laisser et ce sera encore pire qu’avant », redoute ce généraliste.

Deux mondes dialoguent et cohabitent le temps de l’épidémie, mais se comprennent-ils ? Dans sa hutte de terre d’un village voisin, un leader batwa partage ses doutes. « On ne peut plus chasser, on ne peut plus enterrer nos morts en forêt, on ne peut plus se toucher, dit-il sous le regard de son épouse qui allaite son quinzième enfant. Ils disent que c’est Ebola, mais on pense qu’il y a des esprits ici. Eux ne comprennent pas ça. »

Julienne Anoko, socio-anthropologue camerounaise, tente d’être le trait d’union entre les organisations occidentales et les communautés. « Notre défi est celui de mener une riposte fondée sur les droits de l’homme et l’équité, dit-elle. Je m’efforce de trouver des solutions avec les leaders communautaires qui protègent la santé et respectent les traditions. Il nous faut absolument parvenir à un compromis sur les sacs mortuaires, que l’on peut légèrement ouvrir pour permettre à l’âme de s’extraire. »

Les débats sont vifs. La réticence des populations demeure. Certains ont eu à lever leurs machettes pour empêcher les médecins de « capturer » les corps de leurs morts. On continue de danser aux enterrements, de parler avec les esprits et de toucher les cadavres. Itipo est malade et l’admet peu à peu. « Nous concentrons notre effort sur ce village pour vacciner près de 200 contacts prioritaires et casser la chaîne de transmission, afin de bloquer l’épidémie dans la période d’incubation de vingt et un jours, dit Pierre Formenty, responsable du département des fièvres hémorragiques virales à l’OMS. C’est l’un de nos cinq fronts, et c’est presque une opération militaire dans le sens de l’organisation. Il y avait un risque cataclysmique pour l’Afrique centrale. »

Ni gants ni stylos

Ce médecin coordonne les opérations depuis Mbandaka, la capitale provinciale, une ville de plus d’un million d’habitants à l’économie exsangue. Il y avait autrefois du courant électrique, des usines, des plantations prospères et même un prestigieux laboratoire de microbiologie. Aujourd’hui, l’agglomération est comme asphyxiée, coupée d’Itipo et de Bikoro, ses greniers agricoles. L’arrivée des ONG a provoqué une hausse des prix, et les agriculteurs d’Itipo ne cultivent plus vraiment, car ce n’est plus rentable d’acheminer leurs récoltes à Mbandaka, où les marchés regorgent toujours de viande de brousse. Cette ville est l’un des cinq « fronts » contre Ebola.
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Malgré les quatre cas positifs et les trois décès enregistrés depuis un mois, on danse et on boit dans la discothèque de l’un de ces politiciens locaux corrompus qui s’enrichissent avec l’épidémie. Mbandaka est « sécurisée », assurent les autorités et les organisations internationales, qui viennent de terminer la campagne de vaccination. Sur le port principal, Roger, l’agent sanitaire, scrute les bateaux d’un autre âge venus de Kinshasa, de Kisangani ou de Centrafrique et du Congo-Brazzaville, à des semaines de navigation sur le fleuve Congo. Son thermomètre laser destiné à mesurer la fièvre de tout passager est en panne. Il n’en a qu’un seul. Et Mbandaka compte 49 ports… « On a demandé du matériel, du chlore liquide, des bottes, des gants. Mais même des stylos, ils ne nous en donnent pas », dit Roger, visage rond et rieur. Ce vieil homme vient des environs d’Itipo. Non sans humour, il lâche : « Sacré Papa Charles, il a fait connaître ce village au monde. »