Luttes et mobilisations

Le Monde.fr : Grève des médecins libéraux : « C’est une décision aussi symbolique que difficile »

Décembre 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Grève des médecins libéraux : « C’est une décision aussi symbolique que difficile »

Des cabinets sont fermés, jeudi et vendredi, pour protester contre le manque de reconnaissance et réclamer des hausses de tarifs. A Saint-Ouen, Angers ou Besançon, les professionnels expliquent leur décision de faire grève ou non, et les malades s’arment de patience.

Par Yves Tréca-Durand(Angers, correspondant), Jean-Pierre Tenoux(Besançon, correspondant), Robin Richardot et Mattea Battaglia

Publié le 02/12/2022

Dans la manifestation organisée par le collectif Médecins pour demain et le syndicat Les Généralistes-CSMF, à Paris, le 1er décembre 2022. EMMANUEL DUNAND / AFP
Devant le centre médical de soins immédiats de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), masque sous le menton, une jeune médecin profite d’une pause cigarette. « Aujourd’hui, c’est la merde, souffle-t-elle en expulsant sa fumée. Il est 15 h 30 et j’ai déjà vu 35 patients. On n’arrête pas. » En ce premier jour de décembre et de grève des médecins libéraux, le rythme au centre est plus soutenu qu’à l’accoutumée. Mais la professionnelle, qui a préféré rester anonyme, soutient tout de même le mouvement. « Il ne faut pas croire que tous les médecins vont jouer au golf en hélico. La réalité du terrain se rapproche bien plus de ce type de journée », lâche-t-elle avant de retourner à ses consultations.

Des milliers de médecins et de biologistes libéraux ont fermé leurs cabinets et leurs laboratoires jeudi 1er et vendredi 2 décembre, les uns pour protester contre le manque de reconnaissance et réclamer des hausses de tarifs, les autres pour s’élever contre la ponction portée, par le biais du budget de la « Sécu », à leurs bénéfices. Tous les syndicats de médecins libéraux, en pleine négociation conventionnelle avec l’Assurance-maladie, soutiennent le mouvement, avec des nuances dans leur positionnement ; une première depuis 2015.

Avec, pour revendication principale, le doublement du montant de la consultation – de 25 à 50 euros –, le jeune collectif Médecins pour demain, fort de 15 000 membres sur Facebook, a donné l’impulsion. Jeudi soir, on évoquait dans ses rangs plus de 10 000 cabinets fermés – pour 110 000 praticiens libéraux. « Un chiffre minimal car bon nombre de médecins ont répondu une seule fois pour l’ensemble de leur cabinet », note Céline Bretelle, porte-parole du collectif. Le syndicat Les généralistes-CSMF faisait, lui, état de plus de 80 % des cabinets fermés. L’UFML, de 75 %, avec une forte participation à Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Lyon… « Les médecins n’ont pas la culture de la mobilisation, rappelle Jérôme Marty, de l’UFML. Beaucoup nous ont dit qu’ils n’avaient jamais fait grève de leur vie. C’est une décision aussi symbolique que difficile. »

« Les patients nous soutiennent »
Pancartes, sifflets, slogans : la colère s’est faite entendre, jeudi, dans une vingtaine de villes, au moins. Un millier de blouses blanches étaient rassemblées, à Paris, devant le ministère de la santé, 450 à Nantes, 200 à Toulouse, autant à Rennes ou à Marseille. En Corse, un tiers des 300 médecins libéraux s’étaient déclarés grévistes. Des chiffres, non confirmés par le ministère de la santé, à « prendre avec du recul », a réagi Thomas Fatôme, le directeur général de l’Assurance-maladie, qui attend les données de remboursement pour « mesurer la réalité du mouvement ».

A Besançon, une centaine de médecins, venus de toute la Franche-Comté, s’étaient réunis à 10 h 30 devant l’Etablissement français du sang afin d’exprimer leur « ras-le-bol ». Entre les professionnels qui ont fermé leur cabinet, 70 % d’entre eux selon les grévistes, et ceux qui se sont déclarés en grève mais ont accueilli des patients programmés, la grande majorité des généralistes a, selon les organisateurs, rejoint le mouvement.

Ceux qui ne l’ont pas fait ne sont pas forcément hostiles aux mots d’ordres, faisaient valoir les participants. « Ces collègues sont surtout désabusés, assure Pierre-Louis Hélias, 29 ans, installé depuis cinq mois avec son épouse Marianne, 31 ans, en centre-ville. Convaincus pour certains que ça ne changera rien. L’un d’eux m’a rappelé avoir mené le même combat voici vingt ans et avoir été depuis déçu par les syndicats. D’autres m’ont expliqué qu’ils étaient gênés à l’idée de faire grève alors qu’il y a plus malheureux que nous dans nos patientèles. »

Les patients, tous l’assurent, ont compris. « Les gens savent que le mouvement a pour finalité leur santé », insiste Christine Bertin-Belot, qui a fermé son cabinet au cœur de la cité. « Cela faisait deux ou trois semaines que nous savions que cette grève aurait lieu, je n’avais pris aucun rendez-vous afin de ne pas avoir à déprogrammer, ce qui est pénible pour nos patients et pour nous », poursuite cette élue du Syndicat des médecins libéraux (SML).

En Maine-et-Loire aussi, où les médecins en colère revendiquent 80 % de grévistes, les consultations urgentes ont été anticipées et les patients prévenus. « Ils nous soutiennent dans la démarche, car ils sont les premiers à constater nos difficultés, notre surcharge de travail, et ils perçoivent parfois notre désarroi face à la lourdeur administrative, témoigne Olivier Leroy, généraliste à Angers. Ils ne veulent pas perdre leur médecin de famille. »

Chez les non-grévistes, on ne nie pas les difficultés, mais on ne partage pas toutes les revendications. « Demander une revalorisation des honoraires, c’est très, très mal venu dans un pays en crise, où les gens triment pour pouvoir se chauffer », explique, sous couvert d’anonymat, un confrère installé depuis onze ans dans une commune voisine d’Angers.

Le centre hospitalier universitaire d’Angers, qui avait déclenché son plan blanc une semaine plus tôt dans un contexte de tension aux urgences, n’a pas ressenti de manière significative les effets de la grève. Mais le centre d’appel du 15, qui régule les patients, a connu un surcroît d’activité estimé entre 20 % et 30 %. Les hospitaliers s’attendent cependant à recevoir, ce week-end, les patients qui n’auront pu obtenir de consultation chez leur médecin.

« Ça devient l’usine »
Isabelle Nouet-Martinot, généraliste à Mûrs-Erigné (Maine-et-Loire) et membre de la CSMF, avance d’autres revendications. « On ne demande pas une consultation à 50 euros, mais passer de 25 à 30 euros serait déjà bien. Et 60 euros pour les consultations de patients atteints d’affection de longue durée. » Elle qui peine à trouver des remplaçants quand elle s’absente redoute aussi qu’on impose aux futurs médecins de s’installer en zone rurale, renvoyant la responsabilité à l’Etat.

Pendant ce temps, à Saint-Ouen, la salle d’attente du centre médical ne désemplit pas. « On essaye d’arranger tout le monde, on fait un peu le tri en fonction de l’urgence de chacun », explique l’infirmière à l’accueil. Dans le coin de la salle, une dame souffle en regardant sa montre. « Ça fait longtemps que vous attendez ? », lui demande une patiente. « Ça va faire une heure. De toutes façons, on doit toujours attendre maintenant », répond-elle.

Au jeu de qui aura le plus attendu, Djiby est largement en tête. Ce jeune Audonien de 15 ans, emmitouflé sous sa capuche et son cache-cou, a patienté quatre heures pour se faire diagnostiquer une sinusite.

Pour autant, la grande majorité des patients rencontrés assurent soutenir la grève. C’est le cas de Jean-Jacques, quinquagénaire avec « une grosse bronchite ». « Je le vois chez mon médecin, ça devient l’usine. Forcément les gens font des calculs et se disent qu’à la fin les docteurs doivent bien gagner leur vie. Mais cela n’en fait pas un métier facile », dit-il, pressé d’aller récupérer ses médicaments à la pharmacie après trois heures et demi d’attente.

D’autres s’inquiètent de voir leur commune devenir un désert médical. « Je n’ai plus de médecin généraliste alors je viens ici, grève ou non, regrette une femme en sortant du centre. La seule chose qui change aujourd’hui, c’est le temps d’attente. Et ça ne risque pas de s’améliorer. »

Près de la mairie, le cabinet de Luc Benichou est, lui, bien ouvert. « Je ne pouvais pas me permettre financièrement de fermer deux jours », explique-t-il. Pour « marquer le coup », il a bousculé ses habitudes en refusant exceptionnellement les rendez-vous en urgence. Les appels se sont pourtant multipliés dans la journée. Parmi eux, il y avait peut-être des patients de Sonia Djabella. Installée à Saint-Ouen depuis 2020, cette généraliste de 35 ans a décidé de faire grève jeudi et vendredi. Elle avait prévenu ses patients un mois à l’avance et a accepté tout le monde mercredi, avant de fermer. « On a conscience que le 15 risque d’être surchargé », confie-t-elle. Avant de conclure : « Mais on le sera aussi lundi, quand tous nos patients reviendront. »

Yves Tréca-Durand(Angers, correspondant), Jean-Pierre Tenoux(Besançon, correspondant), Robin Richardot et Mattea Battaglia