Luttes et mobilisations

Libération - Farida C. : « J’étais légitime dans cette manif de soignants, ma colère était légitime »

Février 2021, par Info santé sécu social

L’infirmière de 51 ans, violemment interpellée lors d’une mobilisation le 16 juin, comparaît ce lundi devant le tribunal correctionnel de Paris, notamment pour « outrages » et « rébellion ». Celle qui se définit comme un « pur produit » de l’hôpital public reste frustrée par les conclusions du Ségur de la santé et a vu son rapport à la police bouleversé.

publié le 21 février 2021

Forcément, « l’appréhension ». Farida C., 51 ans, n’a jamais mis les pieds dans un tribunal. Le seul dédale qu’elle connaisse est celui de l’hôpital. Les seules procédures qu’elle maîtrise sont médicales. Et puis d’ordinaire, c’est l’intimité des patients qui est mise à nu entre ses mains. Pas la sienne dans celles de la justice. « Si on m’avait dit un jour que je serais exposée et jugée aux yeux de tous, moi, la pudique… introduit-elle. J’ai toujours vécu honnêtement. Et me voilà dans cette trajectoire totalement hors des clous. » Farida C. est infirmière-cadre de santé au centre hospitalier Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne). Ce lundi, elle doit se présenter devant la 29e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, où elle comparaît pour « outrages », « rébellion » et « violences sans incapacité temporaire de travail » sur personne dépositaire de l’autorité publique. Les faits remontent au 16 juin 2020, lors d’une grande mobilisation post-confinement des soignants dans la capitale. La prévenue confesse ne « même pas se questionner » sur d’éventuels regrets quant à ses actes. C’est fait. Alors à quoi bon ? Paroles d’opiniâtre : « Je n’ai rien fait de grave. Moi, j’étais légitime dans cette manif. Mon geste était légitime, ma colère était légitime. »

L’événement du printemps a été capturé par une myriade de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Farida C. se trouve place des Invalides. Il est à peine 17 heures. L’esplanade est devenue le terrain de violentes tensions entre manifestants et forces de l’ordre. Les pancartes « Macronavirus, respectez vos soignants », « Mars : héros, juin : zéros », « Du fric pour l’hôpital ! » sont quasiment hors champ. Des grenades lacrymogènes crépitent. Des projectiles volent. Vêtue de sa blouse blanche, l’infirmière se met alors à lancer des petits morceaux de bitume et à faire des doigts d’honneur en direction des policiers, situés à quelques mètres de distance. Une minute plus tard, des agents la chargent. Elle est attrapée, tirée par les cheveux et immobilisée à genoux contre un arbre. « Je fais de l’asthme ! Je veux ma Ventoline ! » répète-t-elle. « Fallait réfléchir avant », riposte l’un des policiers. La manifestante est traînée à terre, la tête plaquée au sol. Les boucliers des policiers occultent la scène. Elle réapparaîtra debout, menottée, le visage ensanglanté. Avant d’être conduite au commissariat du VIIe arrondissement pour y passer la nuit.

Quelques jours avant sa comparution, posée dans son salon d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), au huitième étage d’une tour baignée par la lumière d’une fin d’après-midi d’hiver, Farida C. assemble aisément ses mots. Ses deux billes sépia clignent. Son visage, parfois, grimace. Mais les soupirs et temps d’arrêt se font rares. Elle se débonde : « Les trois premiers mois après la manif, ça a été folklorique. J’ai fait des terreurs nocturnes. Vous savez, je me suis fait pipi dessus quand ils m’ont tirée jusqu’à l’arbre… J’ai senti un genou me bloquer le corps au sol, et là, j’ai perdu tout contrôle. J’étais juste en train de me demander si je n’allais pas y passer. » L’infirmière développe : « Pourquoi tant de brutalité et de gratuité sans aucune communication ? Pourquoi les policiers n’ont même pas essayé de me parler ? Entre êtres humains, on se parle. Je ne suis pas une bête ! » Et enchaîne : « J’ai jeté ces cailloux pour le symbole. Pour dire à l’Etat : “Ça suffit de museler les gens, de les gazer, de les nasser, de les tenir en laisse comme des chiens, avec des trajets de manifestation millimétrés d’un point A à un point B.” » La soignante énumère ses blessures : sa côte cassée, ses bleus aux bras, sa lésion à la tête, ses cloques de brûlure derrière les oreilles… Et finit par lâcher : « Jamais je n’aurais pu croire qu’ils s’en prendraient à une soignante avec autant de violence. Sincèrement, je pensais que les policiers étaient les mieux placés pour comprendre nos revendications et nos colères, eux qui ont les mêmes conditions de travail de merde que nous… J’étais bien naïve. » Elle a porté plainte auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Mais sur ce volet-ci, l’enquête est toujours en cours. « Au point mort », selon l’avocat de Farida C., Me Arié Alimi.

Postes vacants
Postes vacants
Postes vacants

Farida C. se revoit encore partir à la manifestation ce jour-là. Rejoindre ses copains du collectif Inter-Hôpitaux. Elle venait de terminer son service. Elle était du matin. « Je suis passée dans tous les couloirs de l’unité, avec ma grande gueule, en criant : “Bon, j’y vais moi !” C’était ma manière de dire aux collègues “Bougez-vous, on est en train de mourir et tout le monde fait l’autruche !” » A cette époque, la mobilisation avait pour objectif de peser sur les négociations du Ségur de la santé, en cours. De faire entendre la voix éreintée de l’hôpital public, phare éclatant dans la tempête Covid et pourtant « humilié » par les « fausses promesses » du président de la République. Qu’a-t-elle réussi à obtenir avec les camarades ? « De la frustration. » Rien n’a changé, dit-elle. La revalorisation de 183 euros net mensuels des salaires d’infirmière n’est autre que « du mépris pour les pauvres ». Les soignants sont lessivés, le turnover s’est intensifié. « La détresse ne se trouve pas que chez les patients allongés dans nos lits. L’hôpital est devenu un lieu de souffrance pour tout le monde. Plus personne ne veut y travailler », insiste-t-elle. Au service gériatrique de soins de suite et de réadaptation dans lequel elle travaille, deux postes d’infirmière sont vacants depuis un an. L’état des lieux est connu, mais l’amertume demeure : « Au fil des années, on a vu nos droits être grignotés un à un. Et la charge de travail s’intensifier en parallèle. Les choses se sont dégradées, petit à petit… Si bien qu’un jour on nous avait carrément retiré le tapis de sous les pieds, et personne ne s’en était vraiment rendu compte. »

La soignante compte dix-sept années vouées à un hôpital public, dont elle « espère encore » qu’il puisse retrouver toute sa superbe. Ou du moins être sauvé. Car Farida C. est un « pur produit » de l’AP-HP, à qui elle « doit tout ». Arrivée d’Algérie en région parisienne, à 20 ans, pour un boulot d’employée de maison, elle intégrera dix ans plus tard les urgences pédiatriques de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dans le XIVe arrondissement de Paris, en tant qu’auxiliaire de puériculture. « Je me suis dirigée vers les soins après avoir vu, un jour, cette soignante ne faire qu’un avec la douleur de l’enfant qu’elle était en train de prendre en charge… Sur le coup, j’avais eu envie d’être elle. J’ai tout fait pour. » C’était en 2003. En 2009, « poussée par ses collègues », elle se présente au concours interne d’infirmière et l’obtient. A sa sortie d’école, elle choisit l’hôpital, le service de gériatrie de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), « touchée par la vulnérabilité extrême » des personnes âgées. Six ans plus tard, elle part à Paul-Brousse, dans son unité actuelle, qui accueille 36 patients, pour un poste d’infirmière « faisant fonction » de cadre de santé. Mais sans le diplôme, donc sans le salaire. Elle est actuellement en train de potasser le concours pour passer cadre, qui se tiendra au mois de mars. « Je suis devenue ce que je suis grâce à l’hôpital public. Il m’a permis de croire en moi. D’évoluer au fur et à mesure que j’en ressentais le besoin, déclare-t-elle. Il m’a surtout inculqué des valeurs d’entraide et de solidarité si essentielles dans notre système de santé. Je ne peux me résigner à penser qu’elles sont en train de disparaître. »

Amatrice de semi-marathon
Amatrice de semi-marathon
Amatrice de semi-marathon

Farida C. n’a jamais loupé une mobilisation parisienne de soignants depuis le 16 juin. Elle est « repartie au combat », soutenue par ses deux enfants et accompagnée par une psychologue. Même si le pas est désormais plus lourd, et l’estomac noué, tout au long des parcours. « Ma conception de la police a totalement basculé. Je ne me sens plus en sécurité quand je vois les forces de l’ordre », expose-t-elle. Plus douloureux encore : « Je m’en veux terriblement de ne pas m’être rendu compte avant que certains agents humilient les gens. Que d’autres peuvent déraper à n’importe quel moment. Je n’ai ouvert les yeux qu’une fois touchée dans ma chair. Et je m’en veux. Moi j’ai élevé mes enfants en leur rétorquant que si la police leur cherchait des noises, c’est qu’il y avait une bonne raison. En disant à mon fils : “Mais qu’est-ce que tu faisais là-bas, aussi ?” J’ai honte. »

A l’hôpital, en revanche, l’infirmière ne se pose « aucune question sur ses états d’âme ». Elle réussit à évacuer ses journées en rentrant à son domicile à pied (3 kilomètres) ou par de longues séances de footing improvisées (c’est une amatrice de semi-marathon). « Tout le monde est sur le pont depuis un an, je ne peux pas flancher », assure-t-elle. Son nouveau poste de cadre, pris en 2018, n’a jamais été aussi compliqué. « La crise du Covid a exacerbé les conflits entre les collègues. J’en ai jamais eu autant à gérer ! » Et ajoute, obstinée : « Je fais tout pour les épauler et leur donner l’envie de rester. Les soignants de l’hôpital public n’ont jamais eu autant besoin d’être soignés. »