Luttes et mobilisations

Mediapart : A Rouen, les soignants de l’hôpital psychiatrique imposent leur colère à la mairie

Octobre 2019, par infosecusanté

Mediapart : A Rouen, les soignants de l’hôpital psychiatrique imposent leur colère à la mairie

16 octobre 2019 Par Mathilde Goanec

Les grévistes de l’hôpital psychiatrique du Rouvray ont mené une action coup de poing mardi 15 octobre. Ils protestent contre la non-application du protocole d’accord, obtenu l’an dernier après deux semaines de grève de la faim. Dans leur hôpital, le manque de personnel et la présence de patients adolescents au contact des adultes favorisent les tensions pour soignants et soignés, jusqu’aux violences sexuelles.

Le rendez-vous a été donné dans le jardin qui borde le musée des Beaux-Arts de Rouen. Quelques motards de la police stationnent tout près, pas vraiment dupes de l’air détaché que se donnent la cinquantaine de personnes rassemblées, mardi 15 octobre, en début d’après-midi, dans les allées du square Verdrel.
Par petits groupes, ils s’éparpillent, direction l’hôtel de ville, mais par des chemins de traverse. Devant le bâtiment, la consigne devient plus claire : les passants, tous des soignants de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, à Sotteville-lès-Rouen, veulent « prendre la mairie », pour protester contre le non-respect du protocole de fin de conflit signé avec la direction de leur hôpital, en juin 2018, après quatre mois de conflit social dur, dont deux semaines de grève de la faim. Une action soutenue par quelques agents de l’Ehpad du Bois-Petit ou de l’hôpital psychiatrique du Havre, et par une dizaine de gilets jaunes.
Tous rentrent sans encombre, malgré la surprise des agents d’accueil, grimpent l’imposant escalier en pierre de cette ancienne abbaye, jusqu’à déboucher près de la salle de mariage. Là, après avoir enfilé leurs blouses blanches (ou noires, pour les membres du collectif du même nom), infirmiers et aides-soignants s’installent sur le balcon au premier étage et déroulent le long de la façade de la mairie deux banderoles. « CH du Rouvray comme ailleurs, les agents crèvent. Métro, boulot, caveau », clame l’une d’elle à la ville, qui s’étale en contrebas. Une femme crie, au mégaphone, des mots qui résonnaient déjà il y a plus d’un an dans les rues de Rouen : « Des humains pour soigner, pas pour maltraiter. »

Jean-Yves Herment, délégué syndical CFDT, ancien gréviste de la faim, prévient : « On restera là le temps qu’il faudra. » L’an dernier, alors que son hôpital criait famine, trente postes supplémentaires avaient été promis par l’agence régionale de santé (ARS), ainsi que l’ouverture d’une unité pour la prise en charge des adolescents, une autre pour les patients détenus. Depuis le 19 septembre 2019, ne voyant rien venir, le personnel est reparti en grève illimitée.

L’ARS, l’une des trois parties à avoir signé l’accord de fin de conflit en 2018, assure avoir pourtant versé l’enveloppe financière correspondant aux postes demandés. Lucien Vicenzutti, le nouveau directeur du centre hospitalier du Rouvray, dit avoir recruté et explique, notamment au Monde, que la pression actuelle relève davantage « d’un problème d’organisation de l’offre de soins territoriale » que « d’un renforcement des effectifs ».

« Ces postes ont été recrutés pour combler les trous, pour remplacer les départs en retraite ou les arrêts maladie, mais pas pour nous donner un peu d’oxygène dans les services, comme prévu, tempête la CFDT. Le reste du protocole, on n’en voit pas non plus la couleur. Donc on est obligé de se mettre en grève pour faire respecter un accord de fin de grève, c’est le comble quand même ! »

Tout en tapant sur les barres de fer entreposées sur le balcon, avec de temps à autre quelques coups de mortier, les soignants finissent par s’engouffrer bruyamment dans les couloirs de la mairie. Ils tapent contre le lambris qui les séparent du cabinet du maire, Yvon Robert (PS), gardé par un agent de police municipale. L’élu finit par sortir et invite une petite délégation à discuter dans son bureau. Les élus de l’intersyndicale (la CGT, la CFDT et SUD) rentrent, la presse à leurs talons.
Attablés autour de la grande table en bois, les infirmiers refont, à nouveau, le tableau noir de leur établissement, l’un des plus grands hôpitaux psychiatriques de France. Le manque récurrent de personnel, qui oblige les soignants à revenir pendant les week-ends ou les jours de congé. Les activités thérapeutiques, réduites à la portion congrue, faute de temps. Les lits supplémentaires, installés à la va-vite dans les bureaux, avec « un seau pour faire caca ». La contention, ou l’isolement, en guise de régulation sociale. « Ce dont on parle, c’est de la dégradation des soins pour les habitants de Rouen, vos concitoyens », glisse, alors que la discussion s’engage, Agathe Chopart, infirmière et représentante CGT.

Autre sujet d’inquiétude, la situation de la pédopsychiatrie dans le département. Au Rouvray comme ailleurs, des mineurs sont hospitalisés en psychiatrie adulte, puisque les dix lits en pédopsychiatrie ne suffisent pas. Quotidiennement, une vingtaine d’enfants vivent donc au contact des patients plus âgés, potentiellement dangereux ; certains quelques jours, d’autres plusieurs mois. « Aujourd’hui même, explique Manos Kappatos, du syndicat SUD santé, un jeune de douze ans est rentré dans notre service. Nous sommes les seuls à être choqués ? » Le maire prend note, alors qu’un membre de son cabinet secoue la tête.

Certaines jeunes filles ont subi des attouchements, des viols, dans ces services de psychiatrie adulte. « À l’hôpital, parfois, les hommes obtiennent des faveurs sexuelles, contre des cigarettes… », souffle Agathe Chopart. « L’hôpital se défend en disant signaler systématiquement ces “évènements indésirables” au procureur, mais ça suffit pas », estime une de ses collègues, qui rappelle la promesse d’ouverture d’une unité spécifique pour adolescent, promesse pour l’instant restée lettre morte. La direction parle d’une ouverture possible d’une telle unité en novembre 2020, mais sans aucune précision sur le financement du personnel ou le recrutement potentiel de médecins.

« Il faut prendre votre téléphone, et dire à notre directeur d’arrêter ses conneries ! », s’emporte Jean-Yves Herment. Le maire de Rouen, plutôt à l’écoute, prévient : « Je ne suis pas ministre de la santé, donc je ne peux rien faire sur l’état général de l’hôpital public. Mais je crois qu’un accord doit être respecté. » Il promet de passer des coups de fil.

« On s’est mis physiquement en danger il y a un an et demi, par une grève de la faim. Ce qu’on vient de faire dans votre mairie, on le fera partout ailleurs, dans la ville, sans rien déclarer, et ce ne sont pas des menaces en l’air », avertit le syndicaliste. Son collègue, Manos Kappatos insiste : « Nous sommes fatigués, les gens en ont ras-le-bol de se faire mener en bateau. »

La situation du Rouvray n’a malheureusement rien d’exceptionnel. Un infirmier, venu de l’hôpital psychiatrique du Havre en soutien, estime que la situation s’est relativement apaisée dans certains services, après un conflit au cours duquel des soignants se sont perchés sur le toit de leur hôpital, faute de dialogue avec leur direction. Mais les inquiétudes sont nombreuses sur l’embauche pérenne de personnel. « Pour les patients, ça ne va pas mieux, on manque de tout : de couvertures, de petites cuillères et de verres au moment des repas, on couche parfois les malades sur des matelas pleins d’urine, faute d’en avoir suffisamment à disposition. »

Venues en soutien, car elles dépendent de la même direction, les aides-soignantes de l’Ehpad public de l’agglomération font un constat similaire. « On travaille déjà deux week-ends par mois, et notre direction nous demande maintenant d’en faire deux de plus si on part en vacances, sans aucune compensation financière, explique Nathalie Pottier, secrétaire du syndicat CGT de l’établissement. La pénurie de personnel est telle qu’il est impossible de refuser, raconte ses collègues. « On va vite, tout le temps, avec des personnes âgées toujours plus dépendantes, qui vivent leurs dernières années dans ce cadre. C’est de la maltraitance institutionnelle, pour nous, et nos résidents. »
Après une occupation de trois heures, les blouses noires et blanches ont quitté tranquillement la mairie de Rouen. Yvon Robert a promis de les « tenir au courant ».