Luttes et mobilisations

Mediapart : Urgences à l’hôpital : le nombre de services en grève a doublé depuis le début de l’été

Août 2019, par infosecusanté

Urgences à l’hôpital : le nombre de services en grève a doublé depuis le début de l’été

20 août 2019 Par Rouguyata Sall

La mobilisation continue de monter en puissance avec 217 services d’urgence en grève en France au 19 août. Alors que l’enveloppe de 70 millions promise mi-juin n’a pas suffi à apaiser la colère des soignants, la ministre de la santé doit annoncer de nouvelles mesures à la rentrée. Réclamant comme partout du renfort humain, les urgences de Bayonne voient opportunément affluer des stocks de matériel, à l’approche du sommet du G7 à Biarritz. Mais la grève se poursuit, les avancées étant jugées insuffisantes.

À Saint-Quentin, le record de Saint-Étienne a été battu hier, avec un patient de soixante-dix ans stagnant aux urgences pendant six jours et douze heures », dénonce cyniquement le collectif Inter-Urgences, dans son communiqué publié le 16 août, juste après que « la direction générale de l’offre de soins a fini par sortir du silence pour annoncer son propre décompte des services en grève, soit 195 services ». Un nombre assez proche de celui du collectif Inter-Urgences, qui comptabilise 217 services en grève au 19 août.

Ce collectif représente infirmiers et aides-soignants, « petites mains » des urgences, en grève partout en France. Ils dénoncent leurs conditions de travail et la dégradation de l’accueil des patients, dans un mouvement social qui dure depuis cinq mois. Près de la moitié des services d’urgence des hôpitaux publics sont aujourd’hui en grève illimitée. Ils réclament plus de moyens humains et matériels, pour pouvoir soigner les patients en toute sécurité et en respectant leur dignité.
La violence à l’encontre du personnel soignant a été l’élément déclencheur dans de nombreux établissements, comme à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, où mi-mars, le mouvement a démarré après une multitude d’agressions. « On ne travaillait pas en sécurité », rappelle Abdel Dougha, aide-soignant aux urgences de l’hôpital Saint-Antoine et membre actif du collectif Inter-Urgences. Depuis, « la grève aura permis d’obtenir la présence d’un vigile vingt-quatre heures sur vingt-quatre et de travailler ainsi en sécurité », estime Abdel Dougha. Mais cette avancée n’aura pas débouché sur une sortie de grève, car à Saint-Antoine comme ailleurs, les autres revendications sont restées lettre morte.

Manifestation à l’appel du collectif Inter-Urgences. 6 mai 2019, Paris. © Pierre Michel Jean

En vingt ans, la fréquentation des urgences a doublé, atteignant 21 millions de passages en 2016. Dans le même temps, 100 000 lits ont été supprimés, le compteur passant ainsi sous la barre des 400 000 lits à l’échelle nationale. Les services d’urgence sont saturés et ils le font savoir. Entre mars et avril, d’autres hôpitaux parisiens se mettent en grève et se regroupent car portant les mêmes revendications, tels Saint-Louis, la Pitié-Salpêtrière, Tenon. Mais aussi Lariboisière, où l’équipe de nuit des urgences s’était mise en arrêt maladie début juin pour dénoncer leurs conditions de travail, provoquant la colère de la ministre de la santé, qui estime qu’ils ont « dévoyé ce qu’est un arrêt maladie ».
Depuis, Inter-Urgences suit aussi de près les revendications locales en région, grâce à des représentants qui remontent les informations au quotidien. À l’échelle nationale, ce collectif composé de paramédicaux travaillant aux urgences pilote la mobilisation autour de trois revendications : une revalorisation des salaires de 300 euros net mensuels, pour « la reconnaissance de la spécificité du travail aux urgences » ; l’arrêt des hospitalisations sur brancard faute de places dans les services d’hospitalisation ; et 10 000 postes supplémentaires.

Carte des services d’urgence en grève (en noir les sorties de grève, en rose les soutiens). © Collectif Inter Urgences
À Martigues, dans les Bouches-du-Rhône, les personnels en grève depuis le 14 juin réclament plus de lits en aval et une revalorisation des salaires. Mais aussi « deux médecins, deux infirmières et au moins un aide-soignant en plus », car ils se retrouvent en effectif insuffisant lorsque les équipes SMUR partent sur le terrain. « L’infirmière, quand elle ne part pas en intervention, travaille en renfort avec l’infirmière organisatrice de l’accueil », explique Ludovic, du collectif Urgences-Martigues, dont le prénom a été modifié.

L’organisation de l’accueil est un poste clé. Pas une minute à perdre, surtout en pleine période estivale où les touristes affluent aussi à la porte des urgences de la « Venise provençale ». Il faut gérer les pompiers, les ambulances privées, ceux qui viennent par eux-mêmes, dont les urgences gynécologiques et pédiatriques. Pour « trier les patients », distinguer le patient en urgence absolue de celui qui peut attendre, deux infirmières ne sont pas de trop.
Depuis l’entrée en grève, la direction a répondu au besoin de sécurité en positionnant un vigile en journée à l’accueil des urgences. D’après Ludovic du collectif Urgences Martigues, « la situation s’est améliorée », il y a moins de « violence quotidienne, même verbale ».

Trois mois après le début de ce mouvement de grève – « symbolique » puisque les grévistes sont tenus à un service minimum – la ministre de la santé Agnès Buzyn a débloqué le 15 juin une enveloppe de 70 millions d’euros, dont 15 millions pour assurer les renforts estivaux et éviter la fermeture de services, à condition que la direction de l’établissement fasse une demande chiffrée à l’autorité régionale de santé (ARS). Quels hôpitaux en ont bénéficié ? Le collectif Inter-Urgences attend toujours la réponse. À Sisteron dans les Alpes-de-Haute-Provence et à Sainte-Foy-la-Grande en Gironde, les urgences ont pourtant été fermées la nuit, faute d’effectifs.
Le reste de l’enveloppe – 55 millions – est dédié à une prime de risque mensuelle de 100 euros net pour les paramédicaux des urgences. Pour ceux qui y travaillent « en permanence » tout du moins. Les grévistes déplorent qu’il n’y ait pas de prorata sur le temps de présence pour les personnels polyvalents. « Cette prime n’est qu’un effet d’annonce. Ceux qui travaillent à 50 % aux urgences et à 50 % en réanimation, au don d’organes, ou au bloc ne l’ont pas », regrette Benoît Cransac, infirmier aux urgences d’Annecy et représentant du collectif Inter-Urgences en Auvergne-Rhône-Alpes, région où la plupart des services d’urgence des grandes villes sont toujours en grève.

D’après Benoît Cransac, les négociations avec la direction de l’hôpital depuis l’entrée en grève en mai ont porté leurs fruits. Ils devraient avoir un poste d’infirmier et un poste d’aide-soignant supplémentaires d’ici quelques mois, pour renforcer « les équipes de nuit qui sont vraiment en difficulté », surtout de 20 h à 2 h du matin. « On a de plus en plus de passages, il faut que les moyens suivent », résume l’infirmier. Une réunion est prévue fin août pour décider de la poursuite de la grève.
« Il faut plus de lits en aval, pour qu’il n’y ait plus d’hospitalisation sur brancard »
Les brancards figurent aussi sur la liste des revendications, à Annecy comme dans de nombreux autres services d’urgence. Ils symbolisent à eux seuls la dégradation de l’hôpital public. Les grévistes réclament le remplacement des brancards, pour pouvoir s’occuper des patients en toute sécurité. Mais ils se battent aussi aujourd’hui pour que ceux-ci ne servent plus de lits d’hospitalisation, pour soigner les patients en respectant leur dignité.
« Il faut plus de lits en aval, pour qu’il n’y ait plus d’hospitalisation sur brancard, exige Abdel Dougha du collectif Inter-Urgences. Faute de lits, on garde les patients aux urgences. C’est de la maltraitance institutionnelle, parfois sur des patients d’un certain âge. »

Au Pays basque, Maritxu, dont le prénom a été modifié, parle elle aussi de maltraitance. « C’est un métier qu’on choisit pour prodiguer des soins, pour aider les gens à un moment où ils en ont le plus besoin. Mais on est cassé dans notre humanité. On devient maltraitant », regrette cette infirmière des urgences du Centre hospitalier de la Côte basque à Bayonne.

Maritxu a connu « le temps où tout allait bien ». Elle hésite désormais à quitter les urgences et à s’installer en libéral, pour retrouver une qualité de soin. Selon elle, la charge de travail augmente sans cesse depuis dix ans, obligeant le personnel à prioriser. « On n’a plus le temps d’expliquer au patient ce qu’on va lui faire, à quoi correspond sa prise en charge, de traduire avec des mots simples le jargon du médecin. »

Le service d’urgence de Bayonne est entré en grève fin juin, réclamant comme partout du renfort humain, notamment un poste d’infirmière et un d’aide-soignante. D’autant plus qu’une nouvelle technique de prise en charge des potentielles victimes d’AVC a été mise en place début mars. La thrombectomie – qui consiste à aller chercher le caillot qui bouche une artère, auparavant réalisée au CHU de Bordeaux – est une chance pour les patients.

Les personnels des urgences doivent être très réactifs. « Chaque minute compte. Quand ce type de patient arrive, les soignants vont se concentrer sur lui », précise Maritxu, avant de détailler les tâches effectuées. Tout patient qui présente un signe neurologique de moins de 24 heures – maux de tête, paralysie, trouble du langage, etc. – peut entrer dans le protocole et devient prioritaire. Infirmières et aides-soignantes réalisent alors un examen neurologique, prennent les constantes, préparent pour l’IRM, réalisent un électrocardiogramme, posent des voies veineuses, pratiquent un bilan sanguin. Si le neurologue confirme la réalisation de la thrombectomie, le personnel des urgences est sollicité pour la suite du protocole jusqu’à l’entrée au bloc opératoire.

Les personnels en grève réclament du renfort pour assurer au mieux les examens de ces patients et pouvoir s’occuper des autres « mis de côté ». Ils demandent par ailleurs eux aussi le remplacement des brancards défectueux, des pieds à perfusion supplémentaires, « pour éviter de perdre du temps à les chercher ».

À l’approche du sommet du G7 qui se déroulera à quelques kilomètres de là à Biarritz, le matériel afflue. « C’est fou de voir des respirateurs qui tombent du ciel, plein de stocks et plein de matériel qui arrivent, confie Maritxu. Il y a un côté grotesque avec le G7, on voit bien qu’il y a de l’argent. Pour nous, c’est difficile de se dire que l’argent est mis pour les puissants, mais pas pour les patients. »
Contactée, la direction de l’hôpital précise qu’un « dispositif médical, soignant, technique, logistique et administratif adapté à l’événement » a été mis en place. Quelles réponses aux revendications des personnels en grève ? « Des renforts humains ont été accordés [par exemple admissionnniste de nuit, aide-soignant supplémentaire – ndlr]. Les discussions se poursuivent avec les équipes médicales et paramédicales afin d’apporter les réponses aux problématiques soulevées. »

Ces avancées sont jugées insuffisantes : les urgences de Bayonne sont toujours en grève, comme 216 autres services sur l’ensemble du territoire. Le mouvement, « porté par des équipes jusque-là inaudibles », snobé par la hiérarchie médicale, est monté en puissance pendant l’été. Le nombre de services en grève a doublé depuis juin, malgré les annonces du ministère de la santé, qui évoque de son côté une mobilisation « très diverse et en déclin à certains endroits », notamment dans les Hôpitaux de Paris (AP-HP), où le taux de grévistes « se situe aujourd’hui autour de 10 % à 15 % » contre « 30 % au début de l’été », d’après l’AFP.

Le collectif décompte quant à lui onze sorties de grève depuis le début du mouvement. Certains services ayant obtenu des réponses à leurs revendications locales, concernant la sécurité, le matériel ou du personnel supplémentaire, restent malgré tout en grève, pour soutenir les services encore en lutte et appuyer le collectif pour les revendications nationales.

Il y a deux mois, les 70 millions débloqués par le ministère de la santé n’ont pas atténué le mouvement : deux semaines après, des soignants ont manifesté dans toute la France. Qu’en sera-t-il des annonces prévues par la ministre dès la rentrée ? « Les choses peuvent bouger d’ici là », précise Abdel Dougha d’Inter-Urgences. Le collectif a déjà prévu une assemblée générale le 10 septembre, quelques jours après l’audition de leurs représentants par Thomas Mesnier, député LREM, et Pierre Carli, chef du Samu de Paris, mandatés pour une mission sur la refondation des urgences par la ministre de la santé depuis juin.

La situation est devenue « aujourd’hui catastrophique » pour les médecins aussi, estime l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF), dans un communiqué publié le 9 août. Cinq mois après le début du mouvement, les médecins urgentistes réclament eux aussi une revalorisation de l’indemnité d’environ 265 euros à environ 480 euros, pour les gardes effectuées en heures supplémentaires, ainsi que « l’octroi systématique » de la prime d’activité multi-site, « d’un peu plus de 400 euros ». Ces mesures permettraient de « stopper la fuite des urgentistes de l’hôpital public et mettre fin à l’intérim », d’après l’AMUF, qui envisage « d’utiliser tous les moyens d’action, y compris la grève dans les plus brefs délais ».