Luttes et mobilisations

Médiapart - Urgences : la hiérarchie médicale snobe les paramédicaux en grève

Juin 2019, par Info santé sécu social

7 JUIN 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Depuis deux mois, les paramédicaux des urgences animent un mouvement social inédit. Pour leur répondre, Agnès Buzyn a fait quelques annonces… devant les médecins urgentistes, satisfaits par les annonces. Le vieux système du paternalisme médical perdure. Les paramédicaux, eux, pensent n’avoir rien obtenu, et appellent à durcir le mouvement.

Jeudi 6 juin, la ministre de la santé Agnès Buzyn devait être au Sénat pour la présentation du projet de loi « Ma santé 2022 ». Mais à la dernière minute, elle a fait l’effort de se libérer pour s’exprimer devant les médecins urgentistes, réunis en congrès à Paris. Les paramédicaux du collectif Inter-urgences qui l’ont contrainte à bouleverser son agenda, étaient eux devant son ministère, ce même jour : un petit millier de personnes, venues de Paris, Saint-Nazaire, Bordeaux, Mulhouse, Lons-le-Saunier. Ils n’ont eu droit qu’à une entrevue avec son directeur de cabinet, dont il n’est « rien » sorti. Ils appellent donc à « durcir le mouvement ».

Ce sont ces paramédicaux – des infirmières et des infirmiers, des aides-soignantes et des aides-soignants – qui animent un mouvement social inédit aux urgences, depuis le 18 mars. Parti de Paris, il s’est répandu comme une tache d’huile dans 85 services sur l’ensemble du territoire.

Quelques médecins étaient présents à la manifestation, très peu. Maxime Gautier, médecin aux urgences de l’hôpital Lariboisière, à Paris, y était, car il soutient ses collègues paramédicaux « à 1 000 %. Leur action est remarquable, ils ne peuvent pas être méprisés comme ça, c’est terrible. Je suis triste que nos chefs de service, nos syndicats, n’aient pas plus porté leur voix ». Le médecin urgentiste Christophe Prudhomme, de la CGT Santé, était là aussi, et se moque de ses collègues restés au congrès à « manger les petits fours offerts par les labos ». Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France, est passé aussi : « C’est une contestation majeure, c’est historique que des personnels abandonnent leur poste de travail. Je les soutiens, de nombreux médecins les soutiennent. Les urgences sont devenues la variable d’ajustement d’un système de santé qui dysfonctionne complètement. »

La mobilisation a en effet pris un tour inédit, au cours du week-end de l’Ascension, avec les réquisitions par les forces de l’ordre, à leur domicile, parfois au milieu de la nuit, d’infirmières, d’aides-soignantes et de médecins du service des urgences de Lons-le-Saunier (Jura), en situation d’épuisement professionnel dans un contexte de grève dure, sans réponses.

Lundi soir, une grande partie des paramédicaux de l’équipe de nuit de l’hôpital Lariboisière a été arrêtée par des médecins. Le lendemain, sur France Inter, Agnès Buzyn s’est montrée critique : « En général, les soignants en grève viennent soigner avec un brassard pour assurer la continuité des soins. Là, ils se sont mis en arrêt maladie, c’est dévoyer ce qu’est un arrêt maladie. » Le docteur Maxime Gautier, des urgences de Lariboisière, est pourtant prêt à attester de la réalité de leur pénibilité au travail : « Je les vois courir partout, s’excuser tout le temps, ils sont cassés en deux ! Et c’est très violent cette absence d’écoute, après deux mois de mobilisation. Mettre un brassard “en grève” ne sert à rien. S’ils me l’avaient demandé, je les aurais arrêtés plus tôt. »

Devant les médecins urgentistes, jeudi, Agnès Buzyn s’est montrée plus empathique : « J’entends votre colère, et à l’évidence je la comprends. (…) Je ne suis pas venue pour vous appeler à l’abnégation (…). N’ayons pas peur des mots : le quotidien est devenu insupportable pour beaucoup d’entre vous. » Vantant une nouvelle fois les effets à venir du projet de loi Ma santé 2022, en cours de lecture au Sénat, elle a aussi promis des mesures « plus immédiates ». Tout d’abord, une mission nationale est confiée au Conseil national des urgences hospitalières (CNUH) et au député LREM Thomas Mesnier. Sur le plan financier, pas d’enveloppes supplémentaires, mais des consignes données aux agences régionales de santé et aux directeurs d’établissement pour flécher des crédits vers les urgences.

La ministre de la santé communique beaucoup sur les 500 millions d’euros supplémentaires accordés aux hôpitaux : ils traduisent une légère hausse de l’objectif de dépenses d’assurance-maladie pour les établissements de santé, porté à +2,4 % en 2019, contre +2,2 % en 2018. En réalité, cet argent supplémentaire n’est pas suffisant pour combler l’augmentation des besoins : rien qu’aux urgences, la fréquentation augmente de + 5 à +10 % par an. La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2019 comprend en réalité un programme d’économies de 910 millions d’euros dans les établissements de santé. À ces établissements contraints de faire des économies, massivement endettés, la ministre demande donc d’accompagner, prioritairement, les urgences. Les autres services vont apprécier…

Deux promesses de la ministre s’adressent aux paramédicaux des urgences. La première répond en partie à leur première revendication : le versement d’une prime individuelle de risques, à la main des mêmes établissements sous contrainte budgétaire. Elle a aussi encouragé les médecins urgentistes à développer des protocoles de coopération, pour développer les délégations de tâches pour lesquelles les infirmiers recevront une autre prime.
Après leur rendez-vous avec le directeur de cabinet de la ministre, le collectif Inter-urgences était en mesure de chiffrer le montant de ces primes. « La prime de risque est déjà perçue par une partie des paramédicaux des urgences : on devrait gagner donc gagner 20 euros par mois… Quant à la prime pour les délégations de tâches, elle est de 100 euros », explique Hugo Huon, infirmier. Les personnels soignants des urgences en grève demandent eux une prime de 300 euros.

Agnès Buzyn n’a presque rien dit des deux autres revendications du collectif : des effectifs supplémentaires, et la réouverture de lits d’hospitalisation, la plupart des urgences étant débordés par des patients qui restent sur des brancards, faute de lits. « Sur les effectifs, ils renvoient vers les directions d’établissement, qui nous renvoient vers le national, constate l’infirmier Hugo Huon. Sur les fermetures de lits, ils ne sont même pas au courant de celles qui sont déjà en cours, en prévision de l’été. Ils n’ont pas travaillé. »

En finir avec le paternalisme médical
Côté médecins, le syndicat majoritaire parmi les médecins urgentistes, Samu-Urgences de France, se satisfait des annonces : « Elles redonnent du cap, un sens à notre exercice. Des consignes sont données aux agences régionales de santé et aux directions d’établissement. Cet été, les lits ne doivent pas fermés. À nous de faire remonter les situations locales où on assiste à des fermetures. » Le syndicat reconnaît cependant « des freins : les directeurs sont écartelés entre des besoins divers ». Les médecins urgentistes ne sont cependant pas unanimes : « Les demandes sont absurdes, les réponses sont incohérentes », tance le professeur Enrique Casalino, chef du service des urgences de l’hôpital Bichat Claude-Bernard, à Paris, réputé pour être géré d’une main de fer. « Des lits vont fermer cet été, des lignes de SMUR aussi, parce que les gens ont besoin de prendre des vacances. »

Les médecins urgentistes ne paraissent pas tous habiter sur la même planète.
D’un côté, il y a les chefs de service qui travaillent en province, et qui sont confrontés à la « démographie médicale catastrophique que nous subissons » a reconnu la ministre. Le professeur Louis Soulat, chef de services des urgences du CHU de Rennes, essaie d’énumérer les problèmes dans sa région : « À Dinan, ils ferment une ligne SMUR [le Service d’aide médicale d’urgence, le camion blanc des médecins urgentiste – ndlr]. En Bretagne, 80 postes d’urgentistes sont vacants. »

De l’autre, il y a les professeurs parisiens, dont le professeur Pierre Carli, chef du Samu de Paris, qui a hérité de la nouvelle mission sur les urgences, qui va s’ajouter à l’amoncellement de rapports sur les urgences. Lui affirme que « le problème aux urgences n’est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif ».

Mais quelque chose de plus crucial pour l’ensemble du système de santé se joue dans ce mouvement de grève : la fin du paternalisme médical, des réformes de l’hôpital qui se jouent dans de petits conclaves entre professeurs de médecine, généralement parisiens, et la haute administration de la santé, immuable malgré les alternances. En France, les autres professions de santé ne comptent pour rien, et sont maintenues dans un état de sujétion.

L’infirmière Barbara Coué le dit ainsi : « J’ai 37 ans, je suis en arrêt maladie, car j’ai deux hernies discales cervicales avec des complications neurologiques, à cause de la manutention des malades, des brancards, de la contention, du stress, de la fatigue. Mais je suis aussi responsable de ma situation : j’ai longtemps travaillé avec des torticolis, des névralgies, je ne voulais pas m’arrêter par solidarité avec mes collègues. J’ai été formatée pour toujours aller au travail, comme l’a expliqué Agnès Buzyn. C’est épuisant cette image de vocation, de sacerdoce qui colle aux infirmières. Avec ce mouvement, on essaie aussi de savoir jusqu’où notre voix de paramédicaux porte. Pas très loin : Agnès Buzyn s’adresse aux “urgentistes”, donc aux médecins. »

La plupart des pays développés ont pourtant fait leur révolution infirmière, qui est aussi une révolution féministe. Si elles continuent à travailler sous le contrôle des médecins, elles ont une autonomie de pratique, elles peuvent réaliser des consultations, prescrire certains médicaments, certains examens. Elles n’ont pas de compétence médicale, mais des compétences en soins. Aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, il y a des docteurs en soins infirmiers. Et avec vingt ans de recul, les études sont formelles : ces infirmières de pratique avancée font aussi bien, voire mieux, parce qu’elles ont plus de temps, et les patients leur font toute confiance. Elles dégagent du temps médical pour les médecins, qui peuvent se concentrer sur les malades les plus graves, les situations les plus aiguës.

Cette montée en compétence des infirmières est peut-être la seule planche de salut du système de santé français. Le premier rapport sur le sujet date de… 2003. La loi santé de 2016 a enfin créé les pratiques avancées infirmières. Les premières promotions, détentrices d’un master 2, vont sortir à la rentrée. Mais elles ne savent toujours pas combien elles seront payées ! Quant aux délégations de tâches proposées par la ministre aux urgences, elles sont gratifiées d’une prime de… 100 euros. Aux urgences, François Braun explique que les infirmières pourraient « réaliser des sutures, monter en compétence dans le travail de tri des patients ».
« Je suis extrêmement déçu, dit Hugo Huon. Ils voient pourtant que le mouvement se durcit, que cela devient dangereux. » Inès est une des infirmières de Lariboisière en arrêt maladie, lundi et mardi. Elle explique n’avoir « rien à perdre. Nos conditions sont tellement dures ! On se bat pour les prochains, nous on ira faire autre chose : travailler en libéral, élever des abeilles ».

À la manifestation de jeudi, les paramédicaux ont mimé des décès, par épuisement, se sont grimés en morts-vivants. C’est de « l’humour soignant », mais c’est aussi lugubre, car les suicides surviennent bel et bien, ils ont été évoqués pendant la manifestation. Les paramédicaux se sont encore mis « à poil », en réalité en sous-vêtements, et cela collait mieux à cette manifestation, festive et combative. Pour maintenir la pression, le collectif Inter-urgences assure avoir « des tas d’idées ».