Luttes et mobilisations

Reporterre - La fermeture des maternités, symbole de l’abandon des petites villes

Juin 2019, par Info santé sécu social

Alexandre-Reza Kokabi (Reporterre)

La fermeture des maternités, symbole de l’abandon des petites villes
Ce samedi 15 juin, de nombreux collectifs et comités se mobilisent partout en France pour la survie de leur hôpital et contre la fermeture de certains services. Ils déplorent, notamment, la disparition des maternités de proximité : 40 % ont fermé en France en 20 ans.

Elle s’en souvient comme si c’était hier. C’était une nuit d’éclipse lunaire. La nuit du 27 au 28 juillet 2018. Il était aux alentours de 3 heures du matin quand Christelle Bouche perdit les eaux, signal du départ immédiat vers la maternité.

L’état d’exaltation s’est alors mêlé avec un stress et une appréhension exacerbés : Christelle vit dans la commune du Blanc, dans la Brenne (Indre), et la maternité la plus proche, située à dix minutes de son domicile, avait baissé le rideau un mois plus tôt, sans crier gare (le 27 juin, elle avait suspendu toute activité le temps d’un été, faute de personnel suffisant, mais n’a jamais rouvert). Le couple l’avait appris à sept semaines de l’accouchement, lors de la troisième échographie. « Un vrai coup de massue, souffle Christelle. Avec mon compagnon, nous nous projetions à la maternité du Blanc, où mon premier enfant était né. Nous avions une certaine proximité et de l’admiration pour les auxiliaires et pour mon gynécologue. Après l’accouchement, nous pouvions héberger nos proches, nos copains pouvaient venir nous voir… c’était la fête ! Tandis que là, non, ce n’était plus la fête du tout. »

Christelle a donc été contrainte d’accoucher à plus 50 kilomètres de chez elle. À Châtellerault, dans la Vienne. Son conjoint a pris le volant et, ensemble, ils ont bravé l’heure de route qui les sépare de la maternité. « C’était tout sauf agréable, ça m’a semblé une éternité », se remémore la jeune maman. Elle se rappelle les chemins sinueux « sans marquage au sol », routes à sillonner piane-piane pour anticiper l’irruption « des chevreuils qui traversaient devant notre véhicule ». Mais c’était un moindre mal, estime-t-elle, car « ce serait tombé la journée, en pleine période des moissons, nous aurions eu peine à doubler les tracteurs ou les remorques remplies de blé ».

« Les fermetures mettent les femmes et les bébés en danger »
Au bout de l’expédition : le centre hospitalier Camille-Guérin de Châtellerault. Le couple a dû passer par les urgences et s’est perdu dans le dédale des couloirs avant de parvenir, enfin, à la maternité. Les chambres étaient « bondées » : « Je n’osais pas appuyer sur ma sonnette, l’équipe était débordée », se rappelle Christelle. Et l’accouchement s’annonçait pénible. « Mon col de l’utérus n’était pas du tout dilaté, c’était long. J’ai fini avec une césarienne. » Au bout de 22 heures harassantes, le petit Côme est né et ses parents se sont illuminés.

Depuis la fermeture de la maternité du Blanc, trois femmes du coin ont accouché sans avoir eu le temps d’atteindre les établissements les plus proches : Châtellerault, mais aussi Poitiers et Châteauroux, tous à près d’une heure. Et parfois, impossible d’aller aussi loin : le 1er décembre 2018, la petite Isra a vu le jour aux urgences du Blanc. Le Blanc se situe maintenant au milieu d’un désert obstétrical, dans un territoire orphelin de sa maternité.

« Les fermetures mettent les femmes et les bébés en danger, dit Rosine Leverrier, la vice-présidente des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Elles augmentent l’occurrence d’accouchements extra-hospitaliers, qui entraînent des risques accrus. Des centres de périnatalité de proximité [1] sont mis en place, mais le service n’est plus du tout le même. Les femmes n’y accouchent pas, les interruptions volontaires de grossesse sont impossibles, il n’y a pas de chirurgie obstétricale. »

« Il n’y a pas que les lois du marché qui doivent prévaloir dans la société »
De janvier 1997 à mars 2019, la France a perdu 338 maternités sur 835, selon une étude réalisée par le géographe de la santé Emmanuel Vigneron. Durant ce laps de temps, 413 ont fermé et 73 ont ouvert. Ainsi, le nombre de femmes en âge de procréer vivant à plus de quarante-cinq minutes d’une maternité a plus que doublé, passant de 290.000 à 716.000.

« La fin des années 1990 correspond au début de l’introduction des méthodes de management de l’entreprise dans le monde de la santé, des hôpitaux et donc des maternités, explique à Reporterre Emmanuel Vigneron. Les agences régionales d’hospitalisation sont alors mises en place par les ordonnances Juppé d’avril 1996 et procèdent à ces fermetures. Dans ce contexte, la concentration a pour objectif de faire des économies d’échelle et d’agglomération. »

En 1998, les maternités ont été divisées en trois niveaux. Les « type 1 » correspondent à de simples unités obstétriques, pour les grossesses à bas risques. Les « type 2 » disposent, en plus, d’une unité de néonatalogie pour les risques modérés et les nouveau-nés nécessitant une surveillance spécifique. Les « type 3 » ont un service de réanimation néonatale, pour les grossesses les plus risquées et les grands prématurés.

Les mouvements de concentration se sont réalisés aux dépens des maternités de « type 1 » les plus petites. Elles réalisent généralement moins de 300 accouchements mais, selon Emmanuel Vigneron, le curseur serait même plutôt, à l’heure actuelle, « autour de 500 ou 600 accouchements ».

« Aujourd’hui, nous sommes toujours dans cette tendance de concentration, et si les mécanismes du marché devaient se poursuivre encore longtemps dans le domaine de la santé, il est imaginable que la France fonctionne avec seulement sept ou huit gigantesques plateformes de maternités, dit Emmanuel Vigneron. Le risque, à long terme, est que les médecins perdent le marché de l’accouchement, parce que les mamans ne voudront ou ne pourront plus y aller. Mais je ne pense pas que ce soit souhaitable… Il n’y a pas que les lois du marché qui doivent prévaloir dans la société, qui plus est en matière de santé. »

Ces dernières années, les maternités de Creil (Oise), Saint-Claude (Jura), Le Blanc (Indre) ou encore de Bernay (Eure) ont été abandonnées. À Die, dans la Drôme, un bébé est mort in utero, le 18 février 2019, lors du transfert de sa mère vers la maternité de Montélimar. Les services de maternité et de chirurgie d’urgence de l’hôpital de Die avaient fermé le 31 décembre 2017.

« On nous enjoint de ne plus prendre la voiture, mais toutes nos distances s’allongent et on ne nous laisse pas d’autre choix »
L’argument invoqué par les autorités sanitaires, pour justifier ces fermetures, concerne pourtant la sécurité maternelle et infantile, les petits établissements manquants de médecins spécialistes. Le 16 octobre 2018, sur France Info, la ministre de la Santé et des Solidarités, Agnès Buzyn, a notamment qualifié le service du Blanc de « maternité dangereuse » : « L’audit montre de très mauvaises pratiques dans cette maternité avec une méconnaissance des procédures d’urgence », a estimé la ministre. Avant de poursuivre : « Il y a des journées entières, ou des nuits entières, lors desquelles, si une femme vient accoucher, il n’y a pas d’obstétricien pour faire une césarienne en urgence. Cette situation existe dans beaucoup d’endroits en France, faute de professionnels formés. Nous manquons d’obstétriciens au niveau national. »

Les propos de la ministre de la Santé ont été jugés « blessants pour le personnel de la maternité et pour les habitants de la Brenne », soupire Judith Cartier, membre de C pas demain la veille, collectif d’habitants de la région du Blanc en lutte pour voir la maternité rouvrir et mobilisé ce samedi 15 juin devant l’hôpital. « Ce service faisait la fierté du territoire, dit-elle. Et si madame Buzyn considérait la maternité comme dangereuse, il aurait fallu s’atteler à créer les conditions pour qu’elle ne le soit plus ! »

« On se sent vraiment abandonnés, poursuit Judith Cartier. Le milieu rural, on a le droit d’y vivre et d’y vivre bien. C’est quand même très paradoxal : on nous enjoint de ne plus prendre la voiture, mais toutes nos distances s’allongent et on ne nous laisse pas d’autre choix. J’éprouve un sentiment d’injustice quand on perd notre maternité, quand nous perdons notre permanence Pôle emploi ou que notre centre des impôts ferme (la fermeture est prévue pour 2020). Résultat, les gens ne veulent plus s’installer ici, ils partent ailleurs. »

Face à la désertion des services publics, Judith Cartier déplore le « manque de proximité dont pâtissent surtout les plus pauvres, celles et ceux qui n’ont pas de moyens de transport ou qui ne peuvent mettre du carburant dans leur voiture. Dans le cas d’une grossesse, les derniers examens sont effectués dans la maternité où aura lieu l’accouchement. Trop loin pour certaines personnes. La directrice du Centre communal d’action sociale du Blanc a relevé que plein de gens n’allaient plus les faire. »

Quand l’éloignement « devient trop grand », juge Emmanuel Vigneron « il n’est plus supportable. La proximité territoriale contribue pleinement à la sécurité. Quand des zones vastes se retrouvent sans maternité, que l’éloignement devient trop grand, on les condamne à des morts lentes. »

[1] Les centres de périnatalité de proximité se substituent aux maternités qui réalisent moins de 300 accouchements par an.