Amerique du Nord

Le Monde.fr : Le système de santé québécois, exception en Amérique du Nord, gratuit mais « asphyxié »

Septembre 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Le système de santé québécois, exception en Amérique du Nord, gratuit mais « asphyxié »

Beaucoup d’investissements mais des problèmes d’accès aux soins… Avec moins de médecins généralistes et des infirmières épuisées, le modèle est au bord de l’embolie, comme en France.

Par Hélène Jouan(Montréal, correspondante)

Publié le 20/09/2022

« Au Québec, mieux vaut être traité pour un cancer que chercher à soigner une angine », constate Marie-France (le prénom a été changé), cadre dans une banque montréalaise, confrontée aux deux expériences. « Nos hôpitaux regorgent des meilleurs spécialistes, notamment en oncologie, et après quelques séances de chimiothérapies, je me sais presque sortie d’affaires. En revanche, si j’attrape un petit virus à l’approche de l’hiver, j’aurai toutes les peines du monde à trouver un médecin qui me donnera les bons antibiotiques », soupire-t-elle.

Comme 830 000 Québécois, soit 10 % de la population totale, Marie-France est une patiente « orpheline » de médecin généraliste. Elle est inscrite sur une liste d’attente qui lui promet que, d’ici à trois, quatre ou cinq ans – le délai s’est encore allongé depuis la crise du Covid-19 –, elle peut espérer trouver sa place dans la patientèle d’un médecin de famille. En cas de petit pépin, elle sait pouvoir trouver de l’aide auprès de son pharmacien, apte à délivrer des ordonnances de premiers soins. Lorsque cela devient plus sérieux, elle doit chercher une consultation médicale dans une clinique dite « sans rendez-vous », parfois loin de chez elle. A moins qu’elle ne se résolve à payer quelques centaines de dollars par an un service lui offrant de faire cette même recherche à sa place, voire de trouver une place dans une structure privée.

Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés Au Québec, la pandémie révélatrice d’un système de santé exsangue
Le système de santé canadien, qui inclut soins et services sociaux, fait pourtant figure d’exception, souvent cité en exemple, en Amérique du Nord. Système universel et gratuit, par le biais de la Régie de l’assurance-maladie, il offre également une assurance médicament à tous ceux qui sont dépourvus de mutuelle privée. La santé, de compétence provinciale avec cofinancement de l’échelon fédéral, est financée par l’impôt.

Médecins qui travaillent moins
« Nous avons beau être au sein des pays de l’OCDE parmi ceux qui investissent le plus dans le système de soins, nous restons parmi les plus mauvais élèves en termes d’accès aux soins, explique Denis Chênevert, directeur du pôle santé à HEC Montréal. Notre système a été construit pour n’offrir qu’une seule porte d’entrée au patient, le médecin de famille. » Or, aujourd’hui, la Fédération des médecins omnipraticiens estime qu’il manquerait plus de 1 000 médecins généralistes au Québec, pour 7 500 en activité.

Pierre angulaire du système, ces médecins, payés par l’Etat, bénéficient de rémunérations importantes, en forte hausse depuis une dizaine d’années, jusqu’à 300 000 dollars (226 000 euros) par an. Mais considérés comme des travailleurs autonomes, ils sont libres de choisir leur volume d’activités et leurs horaires. La féminisation de la profession et le rapport moins stakhanoviste au travail des jeunes ont abouti à une déperdition du nombre d’heures total travaillées. « Ils constituent un groupe d’intérêt très puissant qui absorbe l’essentiel des dépenses de santé, et toute tentative des pouvoirs publics de baisser leur rémunération se heurte à un front du refus », relève Olivier Jacques, professeur au département de politique de santé de l’université de Montréal.

Moins de médecins, qui travaillent moins, le système est aujourd’hui au bord de l’embolie, comme le modèle français. « Il y a une révolution culturelle à mener afin que les médecins renouent avec leur vocation initiale, celle d’être au service de la population », estime Roxane Borgès Da Silva, directrice de l’Ecole de santé publique de l’université de Montréal, « mais nous devons aussi changer de paradigme. Nul besoin de passer par un médecin pour la “bobologie”, il faut revoir toute l’organisation de cette première ligne en permettant aux infirmières d’assurer le premier diagnostic et d’orienter vers le professionnel adéquat ». Ce système des « super-infirmières », qui requiert des infirmières spécialisées, existe déjà au Québec, mais souffre lui aussi d’une pénurie de personnels.

« Etat d’épuisement général »
Car la pandémie de Covid n’a fait qu’exacerber des problèmes existants : un guichet unique qui, faute d’autres solutions, conduit à l’engorgement des services d’urgences des hôpitaux – début septembre, leur taux d’occupation atteignait 118 % au Québec avec des patients en attente depuis parfois plus de 48 heures sur les civières – et un manque d’effectifs global des personnels soignants qui provoque fermetures de lits, ou de services dans les régions rurales, jusqu’à une absence totale d’offres de soins dans les villages reculés du Nunavik dans le Grand Nord québécois. Certains établissements et certaines municipalités s’organisent pour recruter des infirmières à l’étranger.

« Toute la profession des infirmières est en état d’épuisement général, résultat, cinq ans après la fin de leurs études, 30 % à 35 % des jeunes ont quitté le réseau public », témoigne Julie Bouchard, présidente de la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec, qui estime qu’il manquerait aujourd’hui 10 000 infirmières. Celles qui travaillent enchaînent les journées de seize heures, avec une pression accentuée par une contrainte propre à la province : un « temps de travail obligatoire » désormais imposé par les directions des hôpitaux pour pallier la pénurie de personnel. Le syndicat a déposé en février une plainte auprès du Bureau international du travail, afin que ce temps supplémentaire, érigé en système de gestion, soit reconnu comme du « travail forcé ».

Assouplir le numerus clausus
Après deux réformes en 2000 et 2015 visant à centraliser le réseau public de la santé et faire des économies, le « parc » des hôpitaux a encore du chemin à faire pour entrer de plain-pied dans la modernité : bâtiments vétustes pour certains, suradministration à l’ancienne où le patient est appelé à envoyer son ordonnance par… fax, numérisation anarchique, etc. « Le plus compliqué, c’est d’entrer dans le système, mais une fois pris en charge, quel service ! », s’extasie pourtant Jean-Alexandre, un Français installé à Montréal, récemment opéré d’un décollement de la rétine. Accueilli un dimanche aux urgences d’un grand hôpital montréalais, il a été « priorisé » par les équipes, opéré quelques heures plus tard et bénéficie depuis, d’un suivi régulier et personnel de la part du chirurgien qui l’a opéré.

Car les hôpitaux du Québec ne se résument pas à ces « monstres administratifs » sous-dotés en personnel. Depuis une vingtaine d’années, des investissements importants consentis par les gouvernements ont permis de faire émerger des centres universitaires hospitaliers, dont certains sont désormais de rang mondial. Avec près de 400 000 mètres carrés de bâtiments flambant neufs, le Centre hospitalier de l’université de Montréal regroupe ainsi hôpital, cliniques ultra-spécialisées, campus universitaire, centre de recherches et depuis 2018, une Ecole d’intelligence artificielle en santé.

Le « rétablissement » global du système de santé est au cœur de la campagne électorale en cours. Des élections provinciales auront lieu le 3 octobre. Le ministre de la santé, Christian Dubé (Coalition Avenir Québec), a lancé en mai un vaste chantier visant à fluidifier le parcours de soins, il ne désespère pas d’aboutir à une négociation avec les médecins afin de changer leur mode de rémunération qui les pousserait à s’occuper de plus de patients, le premier ministre sortant François Legault s’est par ailleurs engagé à assouplir le numerus clausus des étudiants en médecine.

Fin août, un père de famille québécois, de retour de vacances aux Etats-Unis relatait sur les réseaux sociaux, l’expérience de sa fille hospitalisée dans un hôpital du Vermont pour une suspicion d’appendicite, « coût total, 9 000 dollars américains », témoignait-il. « Notre système de santé est imparfait mais il reste accessible. »

Hélène Jouan(Montréal, correspondante)