Asie

Le Monde.fr : Santé et numérique : « L’ambition de la Chine est de mettre en place une offre globale et intégrée »

Novembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Santé et numérique : « L’ambition de la Chine est de mettre en place une offre globale et intégrée »

Tribune Jean-Dominique Séval

Directeur fondateur du cabinet de conseil Soon Consulting
L’Etat chinois laissera-t-il les mastodontes privés, déjà détenteurs de montages de données utilisateurs, en récolter davantage, parmi les plus personnelles ? La confidentialité des échanges entre médecins et patients pourra-t-elle encore rester confidentielle, s’interroge l’expert en stratégie numérique Jean-Dominique Séval dans une tribune au « Monde »
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Publié le 26/11/2019

« Le secteur de la e-santé est encore balbutiant, et doit faire ses preuves. Cette année, la valeur en Bourse de Ping An Good Doctor a baissé de 15 % et celle du secteur santé d’Alibaba a diminué de 8 % en douze mois. » Roy Scott/Ikon Images / Photononstop
Tribune. Au moment où aux Etats-Unis, Google a été pris la main dans le sac pour avoir aspiré les données cliniques de millions de patientes et de patients, et qu’en France, la ministre de la santé semble avoir pris conscience des enjeux de l’intelligence artificielle pour la santé, la Chine est déjà en train de bâtir à marche forcée un nouveau système de santé national numériquement intégré.

En quelques décennies, la Chine a réalisé d’énormes progrès pour moderniser son système de santé. Il est loin le temps où une partie de l’Occident s’extasiait devant le système des médecins aux pieds nus, lancé en 1965 par Mao Zedong pour parer au plus pressé : des agriculteurs formés en six mois aux rudiments des soins médicaux sur fond de médecine traditionnelle. Il reste de cette époque un sentiment d’urgence dont témoigne la formidable capacité d’accélération de l’économie chinoise appliquée à la transformation du système de santé à l’heure du numérique.

Rampe de lancement
Depuis les temps héroïques, l’espérance de vie de ses citoyens s’est sensiblement améliorée, la mortalité infantile fortement réduite… Toutefois, avec une population vieillissante, les dépenses nationales de santé augmentent 5 % à 10 % plus vite que le PIB depuis 2008. Et le système est victime de fortes disparités régionales, avec des hôpitaux submergés dans les villes, alors que les campagnes manquent cruellement de praticiens. Résoudre ces problèmes est une des priorités du plan décennal « Healthy China 2030 ».

Pour y parvenir, l’Etat a mis en place depuis 2008 une cohabitation structurée entre un secteur public dont le but est d’assurer l’accès aux soins basiques pour tous, et un secteur privé devant accélérer la mise en place d’un système de santé au niveau des standards internationaux. Cela nécessite une coopération étroite entre des acteurs aussi différents que les autorités locales et centrales, les assureurs privés, et les trois géants Baidu, Alibaba et Tencent (BAT). Ces trois géants du Net, en recherche de nouveaux relais de croissance alors que l’économie marque le pas, espèrent changer la donne sur le marché chinois de la santé.

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C’est le cas de Tencent Trusted Doctor (TTD), créé en 2018, suite au rachat par Tencent de Trusted Doctor, une start-up de la e-santé fondée à Shanghaï par Martin Shen. Cet Australien d’origine chinoise, ancien lieutenant-chirurgien de la Royal Australian Navy et passé par l’industries IT (Isoft, Siemens Healthcare), décide de revenir en Chine pour créer sa propre entreprise. Martin Shen, devenu président de la nouvelle entité, est enthousiaste : « Désormais épaulé par Tencent, et avec une levée de fonds de 250 millions de dollars [227 millions d’euros] réalisée en avril 2019, nous voulons proposer une santé universelle, grâce à la plus grande transformation d’un système de santé jamais entreprise au niveau mondial ».

Le concept initial proposait une plate-forme de mise en relation entre médecins et patients, similaire à ce que les Français connaissent avec Doctolib. Début 2019, 440 000 médecins chinois utilisaient TTD sur un total de 3 millions sur le territoire chinois. Une rampe de lancement, puisque aujourd’hui l’ambition affichée est de mettre en place, à côté du système de santé historique, une offre globale et intégrée.
A condition d’avoir du réseau

Globale, car Tencent entend couvrir tous les aspects du parcours du patient : de la prise de rendez-vous, au suivi post-chirurgical. Pour cela, le géant de Shenzhen sort de son expertise numérique pour investir dans l’économie réelle. Il affiche ses ambitions : disposer, d’ici deux ou trois ans, d’un parc de cinq cents cliniques contre quarante aujourd’hui et de quarante-cinq centres de chirurgie ambulatoire contre sept actuellement.

TTD déploie aussi sur le territoire ses « Health kiosks », sorte de « distributeurs automatiques » proposant des examens aussi variés que des tests de grossesse, des tests génétiques, des analyses d’urine, mais aussi la délivrance de produits de première nécessité. Plus de mille seraient déjà en activité dans les gares, les aéroports, les galeries commerciales et les immeubles de bureaux ou d’habitation.
Son offre est aussi intégrée, puisque la promesse de Tencent est bien de fluidifier et d’optimiser le parcours, devenu numérique, des 10 millions de patients qui utilisent déjà les services de TTD. Il sera bientôt possible de faire un test ou une radio, se faire livrer un médicament, préparer une intervention chirurgicale, gérer le suivi médical ou souscrire à une assurance adaptée. Ce système présente l’avantage de pouvoir procéder à des services à distance, jusque dans les campagnes les plus reculées, à condition d’avoir du réseau ! Pour les médecins, il peut leur permettre un petit revenu complémentaire.

Si Tencent semble avoir pris une longueur d’avance, Alibaba n’est pas en reste : 15 000 docteurs offrent déjà des consultations en ligne via Alibaba Health qui permet aussi de se faire livrer ses médicaments. Baidu de son côté a intégré un « chat médical » à sa plateforme Baidu Doctor. Cet assistant virtuel, nourrit à l’intelligence artificielle, permet, en questionnant le patient sur ses symptômes, de poser un diagnostic. Il ne faut pas oublier l’assureur Ping An qui, à travers sa plate-forme Ping An Good Doctor, rassemble près de 300 millions d’utilisateurs enregistrés.
De nombreuses questions

Le secteur de la e-santé est encore balbutiant, et doit faire ses preuves. Cette année, la valeur en Bourse de Ping An Good Doctor a baissé de 15 % et celle du secteur santé d’Alibaba a diminué de 8 % en douze mois. Il soulève également de nombreuses questions : ces entreprises high-tech chercheront-elles à collaborer avec le système de soin traditionnel, ou essayeront-ils de le remodeler à leur image ? Comment sont sélectionnés et contrôlés les médecins exerçant virtuellement ?