Le chômage

Médiapart - Assurance-chômage : au Conseil d’État, gouvernement et syndicats refont le match

Octobre 2021, par Info santé sécu social

15 OCTOBRE 2021 PAR DAN ISRAEL

Pour la troisième fois en moins d’un an, la réforme portée par l’exécutif a été attaquée devant la plus haute instance de la justice administrative. Mais cette fois, le texte est entré en vigueur et a déjà commencé à pénaliser les plus précaires.

Le décor était le même, les acteurs presque identiques et les arguments à peine modifiés. Mais le contexte n’avait rien à voir. Ce jeudi 14 octobre, le Conseil d’État examinait pour la troisième fois en moins d’un an la réforme de l’assurance-chômage. En novembre dernier, il en avait déjà censuré une partie. Puis en juin, à la demande des syndicats, il avait suspendu en référé (la procédure d’urgence) l’application de la nouvelle mouture élaborée par le gouvernement, au nom des « incertitudes sur la situation économique ».

Cette fois encore, ce sont les syndicats qui ont saisi la plus haute juridiction administrative. Syndicats tous réunis, puisque même la CFTC, qui s’était abstenue en juin, a attaqué le gouvernement elle aussi.

Mais contrairement aux épisodes précédents, la réforme est cette fois-ci déjà entrée en vigueur, le 1er octobre : le gouvernement est passé en force, en présentant un décret tout point identique à celui qui avait été suspendu en juin, au tout dernier moment pour être sûr que le Conseil d’État n’aurait pas le temps de le contrer, s’il lui en prenait l’envie.

L’ambiance était donc différente de la précédente audience, où le gouvernement avait été sérieusement mis en difficulté. Ses représentants avaient été incapables d’expliquer pourquoi des demandeurs d’emploi ayant travaillé le même nombre de jours, mais sur des périodes différentes, ne pourraient pas toucher le même montant d’allocations-chômage.

Qu’importe, le texte est entré en vigueur. Il fera beaucoup de perdants : il devrait impacter négativement 1,15 million de personnes, selon l’Unédic, l’organisme gestionnaire de l’assurance-chômage.

Lors de cette nouvelle audience, les avocats des syndicats ont donc tenté de démontrer au juge des référés Olivier Yeznikian que la tactique du gouvernement était illégale. Les conseils de l’Unsa et de la CGT, Cédric Uzan-Sarano et Antoine Lyon-Caen, qui ont principalement animé les débats s’y sont employés tour à tour.

« Nous ne sommes pas du bon côté de la barre aujourd’hui. Nous ne devrions pas demander la suspension de ce décret dont le seul objet est de donner effet à des dispositions qui ont été suspendues par le juge du référé du Conseil d’État le 22 juin, a attaqué le premier. Nous devrions être en défense et écouter le gouvernement et présenter les éléments censés démontrer que la suspension n’est plus d’actualité. »

Le droit administratif prévoit en effet une procédure pour faire annuler une suspension décidée par le Conseil d’État, et le demandeur doit démontrer en quoi sa requête est justifiée par de nouveaux éléments. Le gouvernement a évité cette procédure, « ce qui est plus que fâcheux : ce qui est illégal », insiste l’avocat de l’Unsa.

Le procédé employé n’est pas régulier et il n’est pas vraiment respectueux du Conseil d’État.
Jean-Jacques Gatineau, avocat de la CFE-CGC.

« C’est un détournement de procédure, voire le un détournement de pouvoir », abonde Antoine Lyon-Caen, pour qui la précédente décision du Conseil d’État est limpide, et implique que la suspension de la réforme est valable jusqu’à ce que ce dernier examine définitivement la réforme sur le fond, comme il le fera dans les prochaines semaines, peut-être courant novembre. « Le procédé employé n’est pas régulier et il n’est pas vraiment respectueux du Conseil d’État », appuie lui aussi Jean-Jacques Gatineau, pour la CFE-CGC.


Pour le gouvernement, la situation économique est suffisamment bonne pour lancer la réforme

Leur contradicteur, Charles Touboul, le directeur juridique des ministères sociaux, dément fermement. « Il n’y a aucune forme de contournement, aucune forme de limitation », assure-t-il. « Le problème était un problème de date, et seulement de date », défend-il, en insistant sur le seul argument retenu en juin par la juridiction administrative : les chiffres de l’économie française étaient trop incertains.

L’ordonnance de référé indiquait en effet que le Conseil d’État n’avait pas trouvé « d’éléments suffisants permettant de considérer que les conditions du marché du travail sont à ce jour réunies pour atteindre l’objectif » poursuivi par le gouvernement, à savoir « inciter les salariés et les demandeurs d’emploi à privilégier les emplois durables ».

Le gouvernement en est aujourd’hui persuadé : la situation économique est désormais suffisamment bonne pour emporter la conviction du Conseil d’État. Bruno Lucas, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle au ministère du travail, s’est donc chargé de dérouler les bons chiffres dont se réjouit le gouvernement depuis plusieurs semaines – avec un enthousiasme néanmoins un peu forcé, le nombre d’inscrits à Pôle emploi étant par exemple toujours largement supérieur à celui de début 2020.

L’OFCE et l’Insee prévoient notamment un taux de chômage sous les 8 % en 2022, contre 9,1 % à la sortie de la crise du Covid. Ce taux serait le plus bas en France depuis le début des années 2010. Et fin juin 2021, le niveau d’emploi a déjà dépassé son niveau d’avant-crise. « Ce sont des éléments précis, convergents, concordants, déjà acquis et en projection, qui montrent que la situation s’est nettement améliorée », estime Bruno Lucas.

Les avocats des syndicats tentent de contrer ce déroulé optimiste. Thomas Haas, l’avocat de la CFTC, cite une note toute récente de l’OFCE, qui pronostique une remontée du chômage courant 2022. Son confrère Jean-Jacques Gatineau, pour la CFE-CGC, reprend pour sa part le Crédoc, qui a dénombré 4 millions de nouveaux vulnérables, au chômage ou en contrats très courts, en raison de la crise.

Les divers arguments développés dans la décision de juin sont toujours malheureusement d’une actualité brûlante.
Antoine Lyon-Caen, avocat de la CGT

Mais les défenseurs des salariés ont surtout tenté de reporter les débats vers le fond de la réforme. Les divers arguments développés dans la décision de juin « sont toujours malheureusement d’une actualité brûlante », assure Antoine Lyon-Caen.

En effet, la précédente ordonnance de référé estime que « l’alternance de périodes d’activité et de périodes d’inactivité », que le gouvernement certifie vouloir combattre par sa réforme, « est le plus souvent une situation subie par les salariés, qui sont rarement en capacité de négocier leurs conditions de recrutement ».

C’est le point sur lequel ont appuyé le plus les représentants des syndicats lors de cette troisième audience. « Personne ne peut croire qu’en réduisant l’indemnisation de ceux qui ont des contrats courts, on va inciter à conclure des contrats plus durables », a tempêté Antoine Lyon-Caen. « La réforme vise les parcours fragmentés, ceux qui subissent et ne choisissent pas : cela n’a pas changé », a grondé Cédric Uzan-Sarano.

Et sur ce point, les envoyés du gouvernement n’ont pas réellement su expliquer, malgré les questions insistantes du juge, en quoi la nouvelle situation économique pourrait réellement permettre à un chômeur de privilégier un emploi durable. « Du côté des demandeurs d’emploi, il y a une offre de contrats plus durables qui est disponible, qui peut leur permettre de sortir de la situation dans laquelle ils se sont installés – sans aucun jugement moral de ma part », a esquissé Bruno Lucas. Sans convaincre.

Dialogue de sourds autour du « bonus-malus »
Les débats se sont ensuite embourbés dans un dialogue de sourds autour de la question du « bonus-malus ». Seule mesure de la réforme qui ne concerne pas les chômeurs, elle vise à faire payer plus de cotisations sociales les employeurs de sept secteurs professionnels qui utilisent plus de contrats courts que la moyenne. Mais si le gouvernement assure que ce point est entré en vigueur dès cet été, il s’agit en fait pour l’instant d’une « phase d’observation », et la taxation supplémentaire n’interviendra qu’à partir de septembre 2022.

Juste avant que le juge Olivier Yeznikian indique qu’il rendrait sa décision dans le courant de la semaine suivant les débats, deux moments de vérité auront néanmoins réussi à se frayer à la fin des débats.

Charles Touboul a d’abord parlé de la période 2022-2023 en indiquant dans un rire qu’il y avait « peu de chances » que la position gouvernementale change radicalement vis-à-vis des chômeurs à ce moment-là. Il a semblé totalement oublier qu’une élection présidentielle et des élections législatives interviendront entre-temps.

Patricia Ferrand est la présidente de l’Unédic. Quittant la réserve que lui impose habituellement ses fonctions, elle a laissé entrevoir tout le mal qu’elle pense de la réforme.

C’est ensuite l’envoyée de la CFDT qui a pris la parole, en dernier. Patricia Ferrand est certes une cacique du syndicat réformiste. Mais elle est surtout, depuis 2018, la présidente de l’Unédic, et la vice-présidente de Pôle emploi. Quittant la réserve que lui imposent habituellement ses fonctions, elle a laissé entrevoir tout le mal qu’elle pense de la réforme gouvernementale.

Manifestement irritée par les affirmations selon lesquelles le « bonus-malus » était déjà en vigueur pour les entreprises, elle a rappelé que pour les demandeurs d’emploi, « les nouveaux calculs du montant des allocations se font déjà au regard de ce qui s’est passé antérieurement » dans leurs carrières. Et en particulier les dix-huit mois de crise économique que les plus précaires viennent de subit de plein fouet, et dont Pôle emploi ne tient pas entièrement compte.

Seuls les chômeurs en fin de droit ont vu leurs allocations rallongées pendant plusieurs mois, et seuls les mois de confinement total ont été « neutralisés » dans le calcul des allocations. Résultat : certains chômeurs ont « dépensé » la majeure partie de leurs droits pendant la période où le Covid battait son plein, et arrivent maintenant en fin de droit, tout en subissant des règles plus dures s’ils retrouvent un petit boulot…

« L’activité partielle a bénéficié aux personnes en CDI, mais les personnes en CDD ont été au chômage et ont utilisé leurs droits, a déclaré Patricia Ferrand. On ne nous parle pas ici des conséquences immédiates sur les personnes qui ont subi la crise économique ces derniers mois. » Et qui sont les principales victimes de la réforme.