Divers

Mediapart : Didier Raoult éreinté par son propre maître à penser

Décembre 2021, par infosecusanté

Mediapart : Didier Raoult éreinté par son propre maître à penser

Didier Raoult défend un traitement inefficace et dangereux contre la tuberculose prescrit sans autorisation au sein de son institut, depuis au moins 2017. Le professeur Jacques Grosset, qu’il considère comme son « maître et numéro un mondial du traitement de la tuberculose », désapprouve lui-même ce traitement qui va « à l’encontre de l’éthique et de la morale médicale ». Interviewé par Mediapart, Jacques Grosset estime qu’il est « intolérable de traiter ainsi des patients ».

Pascale Pascariello

1 décembre 2021 à 19h21

Didier Raoult le présente comme son « maître et numéro un mondial du traitement de la tuberculose ». Jacques Grosset explique à Mediapart qu’il ne comprend pas l’administration à des malades, sans preuve scientifique préalable d’efficacité, d’une association antibiotique expérimentale, pratique qui « va à l’encontre de l’éthique et de la morale médicale ».

« Je n’ai rien contre mon ami Didier Raoult, mais j’ai tout contre un traitement contre la tuberculose qui n’a fait la preuve ni de son efficacité ni de son innocuité », réagit-il.

À la suite de nos révélations sur l’expérimentation sauvage menée contre la tuberculose par l’IHU de Marseille, l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) a déclenché une enquête interne, confirmant l’ensemble de nos informations.

Sollicité à plusieurs reprises, le directeur de l’IHU, Didier Raoult, a toujours refusé de nous répondre. C’est sur Twitter qu’il a finalement défendu le bien-fondé de son traitement. Il y prétend que le séminaire du professeur Jacques Grosset, intervenu à l’IHU en juillet 2016, contient les éléments validant le traitement contre la tuberculose prescrit en dehors de toute autorisation à certains patients de l’IHU. Or il n’en est rien.

« Je n’ai pas approuvé et n’approuverai jamais un traitement qui n’a pas démontré qu’il est actif au moins expérimentalement, et qui peut avoir des risques inacceptables de toxicité, déclare Jacques Grosset. On n’a pas le droit de pratiquer un tel traitement contre la tuberculose. Ce n’est pas tolérable de traiter ainsi des patients. »

Spécialiste de la tuberculose, ancien chef de service de bactériologie et virologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris), conseiller auprès de l’OMS et professeur émérite à l’université Johns-Hopkins (Baltimore, États-Unis), Jacques Grosset, aujourd’hui à la retraite, a été informé tardivement de l’utilisation de ses propos par Didier Raoult. « Je ne scrute pas les réseaux sociaux. Ce sont des confrères qui m’ont alerté et m’ont détaillé le traitement prescrit par l’IHU. Ils étaient surpris et préoccupés que mon nom puisse être associé à de telles pratiques en matière de tuberculose », précise-t-il.

Le professeur a longuement hésité à prendre la parole, « ne souhaitant pas être mêlé à une polémique autour de la figure de [s]on collègue Didier Raoult qui refuse le débat scientifique et fait de lui une victime. Ce n’est pas Didier Raoult qui [l]e préoccupe ni le bien-fondé de ses intentions ». Mais « l’inefficacité théorique et la dangerosité du traitement pratiqué par l’IHU ainsi que les conditions de prescription » l’ont convaincu de prendre la parole.

En France, depuis 25 ans, on parvient à guérir plus de 95 % des patients atteints de tuberculose (non résistante, à bacilles sensibles). Le traitement consiste à associer, pendant six mois, quatre antibiotiques recommandés par les instances sanitaires nationales et internationales, dont l’OMS.

Pour la tuberculose dite multirésistante ou ultra-résistante, c’est-à-dire résistante aux antibiotiques standards, il existe des traitements, certes longs (9 à 24 mois) mais efficaces pour la majorité des patients. Il existe une liste d’antibiotiques recommandés par l’OMS et classés selon leur degré d’efficacité, réévaluée très régulièrement.

« Or l’IHU associe quatre médicaments dont deux, la sulfadiazine et la minocycline, n’ont pas d’efficacité prouvée ni même testée chez la souris et encore moins chez l’homme. Mais la toxicité de la sulfadiazine est avérée. Ces deux médicaments ne sont pas retenus dans la liste de l’OMS. D’ailleurs, aucun mot n’est dit par l’IHU sur ces deux médicaments. »

Didier Raoult s’est en effet exprimé sur les deux autres antituberculeux, la clofazimine et le pyrazinamide qui, eux, figurent sur la liste de l’OMS, contrairement aux deux autres. « Or deux antibiotiques sont insuffisants pour guérir une tuberculose, surtout à un stade avancé », précise Jacques Grosset.

Le professeur déplore que ses propos aient été utilisés « de façon inappropriée ».

Il rappelle qu’il est intervenu lors d’un séminaire sur l’un des quatre antibiotiques qu’il prescrit, la clofazimine, « qui peut être utilisé en association avec d’autres antibiotiques dont nous savons qu’ils sont actifs. Mais je ne suis absolument pas intervenu sur les autres antibiotiques, en particulier la sulfadiazine et la minocycline qui n’ont pas fait la preuve de leur activité et ne sont donc pas à prescrire. Mes propos ont été au minimum mal interprétés, au maximum détournés dans un but peut-être louable mais dangereux. C’est tout sauf scientifique ».

Jacques Grosset a consacré sa vie à améliorer les soins des patients souffrant de tuberculose, une infection « qui touche principalement des personnes précaires », et, compte tenu de la longueur du traitement, « l’un des problèmes majeurs de la maladie réside dans la prise des médicaments dont il faut assurer le suivi. C’est pourquoi les essais cliniques autorisés visent notamment à réduire le temps de traitement. De ce point de vue, l’IHU n’a rien inventé lorsqu’il dit vouloir réduire le temps de traitement ».

« Mais, évidemment, cela doit se faire non seulement de façon encadrée mais de surcroît avec des molécules dont on a expérimenté l’efficacité. Or la sulfadiazine et la minocycline n’ont pas démontré expérimentalement leur efficacité. Les employer pour traiter des malades, quelle que soit la gravité de leur état, c’est de l’expérimentation abusive », regrette le professeur.

Dans un communiqué du 28 octobre, l’IHU a justifié ce traitement en rappelant qu’il est autorisé de prescrire des médicaments hors AMM (autorisation de mise sur le marché), c’est-à-dire de les utiliser pour d’autres pathologies que celles pour lesquelles ils ont reçu une autorisation de prescription.

Il est certes possible de prescrire des médicaments pour d’autres pathologies que celles pour lesquelles ils sont autorisés. Mais dans certains cas seulement. En particulier en l’absence d’alternative thérapeutique et si le prescripteur le juge indispensable pour stabiliser ou améliorer l’état du patient, ainsi que le dispose le Code de la santé publique.

Comme le rappelle le professeur Jacques Grosset, les prescriptions dites hors AMM peuvent être justifiées pour « des malades dont l’état est gravissime et au-delà de tout traitement connu. Mais il faut qu’il y ait des données scientifiques solides de l’activité thérapeutique de ces médicaments et de leur acceptable toxicité. Or ce n’est pas le cas de la combinaison d’antibiotiques prescrite par l’IHU », conclut le professeur Jacques Grosset.

C’est d’ailleurs l’un des points sur lesquels l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) devra se prononcer à l’issue de son inspection diligentée au sein de l’IHU à la suite de nos révélations. En septembre 2019, l’agence avait elle-même interdit à l’IHU l’essai clinique testant ce traitement, notamment parce que certains médicaments ne pouvaient être, à ce stade, administrés à des patients souffrant de tuberculose (qu’elle soit à bacilles sensibles ou multirésistante).

Pascale Pascariello