Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Médiapart - Le meurtrier Romain Dupuy alerte sur la dégringolade de la psychiatrie française

Octobre 2022, par Info santé sécu social

En Gironde, des patients dénoncent la dégradation, à l’hôpital public, des soins comme des conditions de travail des personnels. Parmi eux : Romain Dupuy, auteur d’un double meurtre en 2004. Il cherche depuis 2018 à rejoindre une unité conventionnelle mais se voit refusé partout, tant les équipes sont fragilisées.

Caroline Coq-Chodorge
14 octobre 2022

C’est une prise de parole rare, et précieuse, de malades psychiatriques internés dans l’une des dix unités pour malades difficiles de France (UMD), les plus sécurisées de France. Les patient·es y bénéficient des soins les plus intensifs, et leurs faits et gestes, leurs paroles et leurs interactions sociales, sont en permanence scrutées par un personnel en nombre.

Dans un courrier adressé le 29 août dernier à la direction de l’hôpital, au ministère de la santé ou encore à l’agence régionale de santé, les 16 patientes et patients de l’UMD Moreau du centre hospitalier de Cadillac (Gironde) témoignent à leur tour de la dégradation des conditions de travail du personnel, dont ils sont les témoins et les victimes.

« Les personnels de santé sont restreints dans la reconnaissance de leur travail », constatent-ils. Cela « induit des arrêts de travail, des infirmiers qui partent de l’hôpital ». « Nous voyons défiler des soignants (CDD, intérim, renforts d’autres unités) » et « nous remarquons, en tant que patients, une diminution importante de notre liberté et une prise en charge des soins dégradée ».

En réponse à nos questions, le centre hospitalier de Cadillac confirme une rotation du personnel colossale dans cette unité, censée fonctionner, selon la réglementation, avec « quatre infirmiers le matin, quatre infirmiers l’après-midi et deux infirmiers la nuit ». Or, du 1er janvier au 30 septembre dernier, l’hôpital a dû avoir recours, rien que pour cette unité, à « 222 renforts » pour pallier des départs, des absences, assurer des gardes.

À Cadillac comme ailleurs, ces renforts sont souvent assurés par le personnel de l’unité, rappelé sur ses repos : « 95 renforts ont été réalisés par des soignants de l’établissement et 90 % de ces agents provenaient de l’UMD Moreau », indique l’hôpital. Les autres renforts ont été assurés par des intérimaires ou des contractuels, anciens de l’établissement, ou « expérimentés », veut-il rassurer.

À l’échelle de l’unité Moreau, le cercle vicieux qui entraîne l’hôpital vers le fond est ici parfaitement décrit : conditions de travail dégradées, absentéisme, rappels sur les temps de repos, épuisement et fuite des soignant·es vers l’intérim qui leur permet de négocier leurs horaires et leurs salaires.

Ce dont les patientes et patients de l’unité Moreau souffrent le plus est la quasi-disparition des sorties thérapeutiques, « seule fenêtre que nous avons sur la société », écrivent-ils. Les patient·es en UMD peuvent en effet bénéficier de sorties à l’extérieur de l’hôpital, par exemple des promenades en ville, toujours accompagnées de deux professionnel·les par patient·e.

Ces sorties sont une manière pour eux de garder un lien avec le monde extérieur, et un espoir en une réinsertion future. « Notre stabilité psychique est primordiale dans notre prise en charge, afin de pouvoir se réinsérer un jour », insistent-ils.

Les alertes de la famille de Romain Dupuy pas prises au sérieux

Parmi les signataires de cette lettre se trouve Romain Dupuy, admis en UMD à Cadillac en février 2005. Il a commis en décembre 2004 un double passage à l’acte meurtrier : il est entré dans un service de l’hôpital psychiatrique de Pau et a tué une aide-soignante et une infirmière, décapitée. Quelques jours plus tard, lors d’un simple contrôle, il a tiré sur des policiers avant d’être interpellé. Diagnostiqué schizophrène, il a été déclaré pénalement irresponsable, n’a donc pas été jugé et a bénéficié d’un non-lieu psychiatrique.

Avant le passage à l’acte de Romain Dupuy, plusieurs services de psychiatrie n’ont pas pris au sérieux sa mère, Marie-Claire, qui n’a cessé d’alerter en parlant des « délires de plus en plus puissants » de son fils. Pendant ces années d’errance médicale, Marie-Claire Dupuy a tout pris en note : les symptômes de la maladie de son fils, le contenu de ses délires, ses demandes d’hospitalisation à la demande d’un tiers, les refus qui lui ont été opposés, puisque son fils niait la maladie et refusait tout traitement, ce qui est un symptôme caractéristique de la schizophrénie.

« À l’époque, la psychiatrie adulte, très centrée sur le patient, ne parlait pas à la famille, reconnaît le psychiatre Michel David, ancien président de la Fédération française de psychiatrie. Il y a quand même eu une évolution, les usagers et leurs familles sont désormais plus impliqués. »

Depuis janvier 2018, tous les médecins qui ont examiné Romain Dupuy ont rendu des avis favorables à son transfert en hospitalisation classique, toujours sous contrainte.

Quinze ans plus tard, mais pour des raisons très différentes, l’institution psychiatrique semble tout aussi débordée. L’UMD n’est normalement qu’un passage pour les malades : la plupart y sont admis à la suite de décompensations violentes, et quelques-uns, comme Romain Dupuy, après des passages à l’acte meurtriers. Tous les six mois, une commission de suivi médical, composée de psychiatres extérieur·es à l’unité, examinent les malades pour décider de leur maintien en UMD ou de leur sortie.

Depuis janvier 2018, tous les médecins qui ont examiné Romain Dupuy ont rendu des avis favorables à son transfert en hospitalisation classique, toujours sous contrainte, mais dans une unité moins dotée en personnel et moins surveillée. Un médecin fait ainsi état d’une « régression des symptômes psychotiques ». Un autre développe : « Patient globalement stable, très conscient des gages qu’il doit donner dans l’hypothèse d’une sortie vers un pavillon traditionnel. » Mais le psychiatre écrit aussi : « Mes démarches pour connaître les futures modalités de prise en charge ont systématiquement échoué. »

En ce mois d’octobre 2022, tout reste figé pour Romain Dupuy, dont le dossier, jugé encombrant, fait l’objet d’un « ping pong » entre autorités judiciaires et administratives. Le 23 mai dernier, la préfète de la Gironde, Fabienne Buccio, refuse son transfert. Parmi les raisons avancées, elle indique qu’il faudrait « trouver une équipe médicale particulièrement attentive et solide ». La famille envisage un recours devant la justice administrative.

Or, jusqu’ici, le dossier de Romain Dupuy n’a essuyé que des refus. Il n’est pas question, bien sûr, de le renvoyer vers son hôpital d’origine, ce qui est normalement la règle : le drame survenu à Pau reste un vif traumatisme. Un temps, une unité du centre hospitalier Charles-Perrens de Bordeaux a envisagé de l’accueillir, avec l’accord du chef de service.

Mais la direction de cet hôpital s’y est opposée en expliquant, dans un courrier du 30 septembre 2020, que son établissement « n’a jamais souhaité orienter son offre de soins sur la prise en charge de patients ayant de lourds antécédents médico-judiciaires », et ne dispose « pas d’une unité pour malades difficiles (UMD) ». Cette direction nie ainsi les progrès réalisés par ce malade, qui justifient son transfert en hospitalisation conventionnelle.

J’ai toujours voulu être jugé. Parce qu’ici, je suis condamné à la perpétuité psychiatrique.
Romain Dupuy

Contacté par téléphone dans le bureau de son avocate, Romain Dupuy explique la manière dont il perçoit le traitement qui lui est fait : « Au début, j’ai cru que je sortirais vite, grâce à mon non-lieu. À l’époque, mes traitements étaient très lourds, je n’étais conscient que l’après-midi. Petit à petit, mes traitements se sont allégés et j’ai compris ma situation : en UMD, on dépend de l’hôpital psychiatrique, du préfet, de l’agence régionale santé. Et les décisions se prennent à la tête du client. Moi, on veut encore me faire payer ce que j’ai fait. »

Aux « jugements de la rue », à ceux qui « pensent que l’UMD est un traitement de faveur », il veut expliquer : « En UMD, le règlement est dur. On est surveillés du lever au coucher, même dans les rêves ! Il faut demander des autorisations pour tout : lire un livre, regarder la télévision, sortir dans la cour, passer un coup de téléphone. Jusqu’en 2013, je n’ai bénéficié d’aucune sortie thérapeutique. Alors que c’est notre bonheur, notre manière de renouer avec l’extérieur. »

À ses yeux, « l’atteinte à la dignité est plus importante ici qu’en prison » : « J’ai toujours voulu être jugé. Parce qu’ici, je suis condamné à la perpétuité psychiatrique, même si mon état de santé est stabilisé. Ce n’est plus la maladie qui me dit que je suis persécuté, c’est la réalité. »

« Romain Dupuy réclame une hospitalisation ordinaire, mais toujours sous contrainte, insiste son avocate, Me Hélène Lecat. Juste un petit peu plus de liberté. »

Des dysfonctionnements généralisés

Romain Dupuy n’est pas le seul patient en UMD à ne pas pouvoir en sortir. L’hôpital de Cadillac le reconnaît : il rencontre « des difficultés pour réaliser le transfert de patients en sortie d’UMD, […] en particulier lorsque le patient a commis des actes de violence à l’encontre de personnels ou de patients ».

« La situation de Romain Dupuy est particulière, mais n’est pas exceptionnelle, confirme le psychiatre Laurent Layet, qui a été le chef de service d’une UMD à l’hôpital de Montfavet (Vaucluse). Les patients passés en UMD sont estampillés d’une manière délétère. Souvent, la psychiatrie ordinaire a du mal à les réadmettre. »

Le phénomène n’est pas nouveau mais s’aggrave car « la psychiatrie ordinaire est en grande difficulté », poursuit le docteur Layet. « Les chef de service refusent les patients jugés difficiles dans des services fragilisés. Ils disent : “Comment voulez-vous qu’on les accueille, sans moyens, sans activités, sans surveillance ?” Car les UMD sont au fond les seuls services où les effectifs sont normés, tous les autres ont vu fondre leurs effectifs. »

Les patients se retrouvent en insécurité psychique parce qu’il n’y a plus d’équipe de soins.
Jocelyne Goût, secrétaire de la CGT de Cadillac

Jocelyne Goût, secrétaire du syndicat CGT de l’hôpital de Cadillac, confirme, agacée par la focalisation sur le cas particulier de Romain Dupuy : « De nombreux patients de l’UMD ne peuvent plus en sortir. Le principal problème reste le manque de personnels, de lits, de places, dans tous les hôpitaux psychiatriques. À Cadillac, 40 lits sont fermés. »

La syndicaliste confirme point par point le récit des patient·es de l’unité Moreau. « De nombreuses unités sont touchées par le manque d’effectifs, le turn-over. La stabilité n’est plus assurée, les patients se retrouvent en insécurité psychique, ne veulent plus sortir de leur chambre parce qu’il n’y a plus d’équipe de soins mais des nouvelles têtes inconnues tous les jours. »

Depuis 2019, il y a eu trois mouvements de grève à Cadillac. En septembre 2022, dans une lettre adressée au ministre de la santé François Braun, la CGT énumère les alertes pour « danger grave et imminent » lancées depuis 2019 par le syndicat dans de nombreux services en raison du manque de personnel, de risques psychosociaux pour le personnel, d’accidents et d’événements graves, d’une « intrusion » au cours de laquelle un patient a été blessé, etc.

Pour les patients, cette « instabilité » chronique des équipes se traduit par « un mélange des patients en soins libres et en soins sans consentement », y compris de mineurs. Faute de lits, certains se retrouvent « hébergés pendant plusieurs semaines sur des lits supplémentaires, type lits de camp », ou, pire, « dans des chambres d’isolement ».

Toute personne privée de liberté devrait être « orientée vers un lieu ou un service dont le régime est adapté », a rappelé la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, en réponse à une sollicitation de Romain Dupuy.

La situation de Romain Dupuy n’est finalement qu’un dysfonctionnement de plus qui porte « atteinte à la dignité et aux droits fondamentaux » des patient·es hospitalisé·es sous contrainte, car toute personne privée de liberté devrait être « orientée vers un lieu ou un service dont le régime est adapté » à sa situation, a rappelé la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, dans un courrier du 26 avril 2021, en réponse à une sollicitation de Romain Dupuy.

« Un patient, dans son processus de réhabilitation, a besoin d’avoir des perspectives de vie, comme n’importe qui, complète le psychiatre Laurent Layet. Il faut aussi avoir confiance dans la médecine. Les malades qui commettent des passages à l’acte violents sont souvent psychotiques. Or, il y a eu énormément de progrès dans la prise en charge de ces maladies. »

Pour Me Hèlène Lecat, son client « n’est pas vu comme un malade psychiatrique stabilisé, comme l’attestent de nombreux médecins, mais comme l’archétype du fou dangereux ».

Caroline Coq-Chodorge