Les retraites

Mediapart : Retraites : le tour de passe-passe de l’exécutif

Décembre 2019, par infosecusanté

Mediapart : Retraites : le tour de passe-passe de l’exécutif

20 décembre 2019

Par Ellen Salvi

Après deux jours de discussions avec les partenaires sociaux, Édouard Philippe s’est félicité d’« avancées concrètes », sans rien annoncer de nouveau ni retirer une seule virgule à son projet. Le premier ministre voulait enfoncer un coin dans l’unité syndicale afin d’obtenir une « trêve » de Noël. Grâce à l’Unsa et à la CFDT, il pense avoir réussi. Mais pour la CGT-Cheminots, « la grève continue ».

Édouard Philippe est sorti satisfait, les partenaires sociaux beaucoup moins. Jeudi 19 décembre, au seizième jour de grève dans les transports publics contre la réforme des retraites, le premier ministre a réuni à Matignon l’ensemble des organisations syndicales et patronales représentatives, qu’il avait déjà rencontrées la veille, lors de réunions bilatérales. Après deux heures d’échanges, il s’est exprimé pour saluer les « avancées concrètes » que ces nouvelles discussions étaient censées faire émerger.

À ses côtés, la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, et le tout nouveau secrétaire d’État en charge des retraites, Laurent Pietraszewski, n’ont pas dit un mot. Quant au chef du gouvernement, il n’a en réalité pas dit grand-chose. Car la plupart des « avancées concrètes » dont il s’est félicité figuraient déjà de façon bien « avancées » et assez « concrètes » dans le dossier de presse 3 qui accompagnait son discours du 11 décembre, devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Qu’il s’agisse des assouplissements sur le décompte de la pénibilité, de la prise en compte du travail de nuit ou encore des dispositifs de retraite progressive facilités et étendus aux cadres au forfait jours, bon nombre des points présentés jeudi soir comme des annonces étaient déjà connus depuis dix jours. « Il n’y a pas de scoop », a logiquement commenté le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez, en sortant de Matignon, avant d’appeler à une nouvelle journée de mobilisation interprofessionnelle, le 9 janvier.
Sur la question de l’âge pivot – qu’il préfère qualifier d’« âge d’équilibre » –, Édouard Philippe s’en est, là encore, tenu à la ligne que l’exécutif défend désormais, après moult revirements, et malgré l’opposition de la CFDT et de l’Unsa, pourtant favorables au système universel. « Le président de la République l’a dit : nous devrons travailler progressivement un peu plus longtemps », a-t-il souligné, avant de se lancer dans une défense argumentée de son dispositif favori, ce « choix juste », comme il l’appelle.

Et d’ajouter : « Ça ne veut pas dire qu’il n’y a que l’âge d’équilibre. Il y a des marges de manœuvre, elles ne sont pas immenses, nous le savons tous, mais elles existent. Je propose aux organisations syndicales d’en discuter. » Une façon de laisser, comme promis aux partenaires sociaux, la porte entrouverte, tout en précisant qu’elle ne manquera pas d’être rapidement verrouillée de l’intérieur. Pour l’heure, il est donc toujours prévu que la fameuse mesure soit mise en place dès 2022.

Il faut remonter le fil de cette proposition pour voir la façon dont l’exécutif a fini par l’imposer comme par magie. Encore écartée par Emmanuel Macron en avril 3, elle a ensuite servi de piste dans le rapport Delevoye, remis au mois de juillet, puis a été mise de côté par le président de la République fin août – « Je préfère qu’on trouve un accord sur la durée de cotisation plutôt que sur l’âge », avait-il dit au « 20 heures » de France 2 3. Elle est ensuite revenue dans le discours du CESE, mais sous forme de proposition à discuter. Aujourd’hui, elle se retrouve au cœur des négociations, avec des marges de manœuvre « pas immenses ».

« Il y a toujours un point dur » dans la discussion, a été forcé de reconnaître Laurent Berger, qui est baladé sur le sujet depuis des semaines. Assurant avoir « senti une ouverture […] de la part du premier ministre », le secrétaire général de la CFDT a indiqué qu’il participerait à la nouvelle réunion que Matignon souhaite organiser avec les partenaires sociaux « dans les premiers jours de janvier ». S’il a laissé entrevoir la possibilité d’« initiatives » à la rentrée en cas d’impasse sur la question de l’âge pivot, il a en revanche précisé qu’il n’appelait pas à manifester le 9 janvier, avec l’intersyndicale CGT-FO-FSU-Solidaires-Fidl-MNL-Unef-UNL.

Le secrétaire général de l’Unsa, Laurent Escure, a lui aussi prévenu que « ça ne le [ferait] pas » si le gouvernement continuait « à mélanger » la recherche de l’équilibre financier à court terme et la transformation du système de retraite. « Sur le paramétrique, pour nous, ce sera non », a-t-il répété, ajoutant toutefois avoir « besoin de prendre le temps d’analyser le détail des mesures » pour juger de la pertinence de nouvelles actions. Jeudi soir 3, la branche ferroviaire de l’Unsa appelait à « marquer une pause pour les congés de fin d’année ». « La grève continue », a en revanche fait savoir la CGT-Cheminots à l’AFP.

« Il n’y a rien de changé par rapport à ce que vous avez déjà entendu, si ce n’est un programme de réunions en janvier », a déploré Philippe Martinez, qui continue de réclamer le retrait pur et simple du projet. « On a très peu évolué. Nous sommes quasiment au point où nous étions au mois de juillet quand le haut-commissaire a remis son rapport », a confirmé, quelques minutes plus tard, le secrétaire général de Force ouvrière (FO), Yves Veyrier, regrettant le « piège » tendu par l’exécutif sur la question du financement du système de retraite.

Si Édouard Philippe est sorti satisfait de sa réunion avec les partenaires sociaux, c’est d’abord parce qu’il a réussi à enfoncer un coin dans l’unité syndicale, sans rien céder sur le fond de la réforme. Un tour de passe-passe qui en dit long sur le peu d’intérêt que l’exécutif accorde au dialogue social en général, et au responsable de la CFDT en particulier. Car si la récente colère de Laurent Berger inquiète dans les rangs de la majorité, elle ne fait guère trembler au sommet de l’État, et singulièrement à Matignon, où il arrive même d’en sourire.

À l’Élysée, il reste encore le conseiller spécial Philippe Grangeon pour plaider la cause du syndicat. Mais face au secrétaire général de la présidence, Alexis Kohler, et au directeur de cabinet du premier ministre, Benoît Ribadeau-Dumas, tous deux énarques, et tous deux parfaitement alignés, l’ancien collaborateur de Nicole Notat ne fait guère le poids. Un épisode récent d’« explication cordiale et franche », raconté par Le Parisien 3, donne une idée assez précise de l’ambiance qui règne entre eux tous.

Pour rassurer ceux qui, parmi ses troupes, veulent encore croire à son « en même temps », Emmanuel Macron a choisi de rejouer la traditionnelle partie du « good cop, bad cop » avec son premier ministre, en faisant savoir, au lendemain de la mobilisation du mardi 17 décembre, qu’il était « disposé à améliorer » la réforme, notamment sur la question de l’âge pivot. Pourtant, Édouard Philippe affichait une confiance déconcertante depuis le début de la semaine, y compris sur ce point.

Les confidences distillées par l’entourage présidentiel ont alimenté pendant 24 heures les rumeurs de « tensions » entre les deux têtes de l’exécutif. Or si tensions il y a, elles ne concernent pas le projet qui sera soumis au conseil des ministres le 22 janvier, vraisemblablement sans modification majeure. L’objectif des dernières discussions avec les organisations syndicales et patronales n’était pas de trouver un compromis sur la réforme, mais bien de calmer les esprits dans l’espoir d’obtenir une « trêve » pour Noël.

« Les avancées que nous venons de consacrer doivent permettre une reprise du travail dans les entreprises de transport public », a d’ailleurs indiqué le premier ministre, jeudi soir. Quelles avancées ? Derrière la com’, rien n’a changé. Et rien ne changera. Pour la simple et bonne raison que le chef de l’État et celui du gouvernement se moquent des colères sociales : ils en jouent. « Édouard Philippe embrouille. La stratégie du pourrissement en œuvre », a tweeté le chef de file de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon 3. « Le gouvernement joue le pourrissement », a également commenté Ségolène Royal 3.

Au-delà des questions d’ego – qu’il ne faut jamais minimiser –, le président de la République et le premier ministre sont parfaitement raccord sur le fond des politiques qu’ils entendent mener, sans se soucier ni de la rue ni des corps intermédiaires ni même des députés de la majorité qui tentent de « rattraper » Laurent Berger – leur patron Gilles Le Gendre le recevait encore, jeudi soir. Ce constat, qui se répète réforme après réforme, ne permet toujours pas de clarification en interne. Pourtant, si Emmanuel Macron tient tant à ces politiques, c’est parce qu’elles sont plébiscitées par l’électorat de droite, qui est désormais le sien. Et qui lui permettra, espère-t-il, d’être réélu en 2022.