Les retraites

Alternative économique - Suffit-il de reporter l’âge légal de départ à la retraite pour avoir plus de seniors en emploi ?

Janvier 2023, par Info santé sécu social

LE 05 JANVIER 2023

[10 questions sur la réforme des retraites] Le décalage de l’âge de départ à la retraite est loin d’avoir un effet sur le taux d’emploi des seniors aussi « mécanique » que le prétend le gouvernement. Sans compter qu’il aggrave le sas de précarité entre emploi et retraite.

Par Jérémie Younes

La Première ministre en a fait l’un des arguments majeurs de sa réforme des retraites : « Quand on décale l’âge de départ à la retraite, cela accroît "mécaniquement" le taux d’emploi des seniors. Cela a été le cas avec le report de 60 à 62 ans. »

Et le taux d’emploi des seniors en France est un problème : selon la dernière étude de la Dares, le service statistique du ministère du Travail, parue en avril 2022, seulement 56,1 % des 55-64 ans étaient en emploi en France au 4e trimestre 2021, plaçant notre pays parmi les très mauvais élèves de l’Union européenne, juste devant l’Espagne, l’Italie et la Roumanie.

Pire : s’il se maintient autour de 75 % pour les 50-59 ans, le taux d’emploi s’effondre littéralement en France après 60 ans : seulement 35,5 % pour les 60-64 ans. Un constat encore aggravé lorsqu’on le détaille par catégorie sociale : à 61 ans, 61 % des cadres sont en activité, contre 28 % des ouvriers.

Pas d’effet mécanique

Devant ce constat, une question se pose : est-il vrai que le report de l’âge légal de départ à la retraite « accroît mécaniquement » le taux d’emploi des seniors, comme l’affirme Elisabeth Borne ? En janvier 2018, l’institut gouvernemental France Stratégie répondait à cette question dans un imposant rapport de 164 pages intitulé « Les seniors, les retraites et l’emploi ». Les auteurs, Emmanuelle Prouet et Julien Rousselon, y notaient sans détour :

« L’effet des règles du système de retraite sur l’emploi des seniors est loin d’être mécanique(…). Même des règles coercitives telles que le relèvement de l’âge d’ouverture des droits se heurtent à l’hétérogénéité des situations de fin de carrière. »

Maladies, incapacités, préjugés négatifs des employeurs, manque d’accès à la formation, ce cocktail de raisons bien connues maintient, quel que soit l’âge légal de départ à la retraite, une fraction importante des 55-64 ans éloignée de l’emploi.

« La réponse à cette question est claire : non, il n’y a pas d’effet mécanique du recul de l’âge légal de départ à la retraite sur le taux d’emploi des seniors », confirme Annie Jolivet, économiste et chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail. Pourtant, même s’il reste inférieur à la moyenne européenne, le taux d’emploi des seniors en France est en augmentation continue depuis le début des années 2000, passant de 38 % début 2003 à 56,1 % fin 2021.

La concomitance de cette augmentation et des différentes réformes des retraites repoussant l’âge de départ ou le nombre d’années de cotisations a fait dire à certains qu’il y avait là un lien de causalité. Notamment grâce à « l’effet d’horizon », idée selon laquelle « les spécificités du marché du travail pour les seniors sont entièrement déterminées par la distance à l’âge de la retraite », écrit l’économiste et statisticien Patrick Aubert dans une publication du Conseil d’orientation des retraites (COR).

Dit autrement, il suffirait de décaler le paramètre de l’âge pour que les entreprises et les salariés modifient leur comportement et reportent d’autant le départ à la retraite. Un avis que ne partage pas Annie Jolivet :

« Le taux d’emploi des seniors progresse depuis les années 2000 en France mais ce n’est pas sous l’effet direct des réformes des retraites successives, beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu. »

De fait, l’application des réformes étant souvent progressive et complexe, il est difficile d’en dissocier l’impact d’autres mouvements de fond, comme l’allongement de l’espérance de vie ou la montée en qualification des générations.

Ni en emploi, ni en retraite

Dans une publication de l’Insee de 2017, deux chercheurs, Yves Dubois et Malik Koubi, tentaient d’évaluer un véritable effet causal de la réforme de retraites de 2010, plus rapide et immédiate, qui avait repoussé l’âge légal de deux ans, sur le taux d’emploi des seniors.

Tout en concédant « [qu’] il est difficile de cerner la contribution de chacune des réformes dans cet accroissement [du taux d’emploi des seniors] », l’étude conclut qu’à moyen terme, la réforme de 2010 a diminué de 25 % la probabilité d’une personne d’être en retraite à 60 ans, et a augmenté de 16 % la probabilité d’être en emploi au même âge.

Une conclusion nuancée par les auteurs eux-mêmes qui rappellent qu’« à court terme, l’effet dominant de la réforme aura été de figer les situations atteintes à l’approche de la soixantaine dans l’attente du nouvel âge d’accès à la retraite ».

Car si ce type de réforme peut avoir pour effet d’augmenter le taux d’emploi de celles et ceux qui ont la possibilité de rester dans l’entreprise, il accroît également la période « ni en emploi, ni en retraite » pour de nombreux travailleurs. Plus récemment, dans une note de recherche du 17 juin 2022, l’économiste Michael Zemmour proposait ainsi une approche par catégorie socioprofessionnelle des effets du report de l’âge légal à 62 ans en 2010.

« Le décalage de l’âge de la retraite est parvenu à augmenter de 20 points le taux d’emploi des 60-61 ans, au prix social élevé d’un allongement du "sas de précarité" entre emploi et retraite. Chez les ouvriers, la hausse de la précarité, hors emploi entre 60 et 62 ans, est même l’effet principal de la réforme, devant la hausse de l’emploi. »

Finalement, repousser l’âge de départ pour accroître le taux d’emploi fonctionne surtout pour les cadres. Pour les autres, cela revient à les précipiter, en attendant la retraite, vers des situations de chômage ou de précarité. 38 % des cadres nés en 1950 (pour lesquels l’âge légal de départ à la retraite était de 60 ans) étaient en emploi à 61 ans, contre 60 % de cadres de la génération née en 1958 (pour lesquels l’âge légal de départ était de 62 ans). En revanche 12 % des ouvriers nés en 1950 étaient en emploi à 61 ans, contre 27 % pour les ouvriers nés en 1958.

Le report de l’âge légal améliore le taux d’emploi des cadres, mais beaucoup moins celui des ouvriers
Lecture : entre la génération 1950 et la génération 1958, l’âge légal de départ à la retraite a été progressivement reculé de 60 ans à 62 ans par la réforme de 2010 (recul de 4 mois par an à partir de la génération 1951). Mais, entre ces générations, le taux d’emploi (la colonne bleue) a beaucoup plus augmenté pour les cadres que pour les ouvriers ou les employés.

En janvier 2022, la Dares avait d’ailleurs réalisé une étude pour le COR qui estimait l’impact sur les dépenses de l’assurance chômage d’un éventuel relèvement de l’âge d’ouverture des droits à la retraite : elle conclut que les dépenses de l’assurance chômage « auraient été rehaussées d’environ 1,3 milliard d’euros en 2019 si l’âge légal de départ avait été fixé à 64 ans plutôt qu’à 62 ans ». Un transfert de l’assurance vieillesse vers l’assurance chômage, bien mécanique celui-là. De même pour les pensions d’invalidité qui auraient explosé de 1,8 milliard d’euros avec 160 000 bénéficiaires de plus.

Pour autant, l’amélioration du taux d’emploi des 55-64 ans est un objectif partagé par les organisations syndicales, qui répètent à l’envi et en chœur que la solution ne se trouve pas dans le report de l’âge légal, ni même dans une réforme des retraites, mais bien dans le développement de dispositifs d’accompagnement et de formation permettant aux seniors de trouver ou de garder leur emploi.