Les retraites

Médiapart - Retraites : les députés LREM attendent la fumée blanche du 49-3

Février 2020, par Info santé sécu social

26 FÉVRIER 2020 PAR MANUEL JARDINAUD

Le premier ministre laisse la porte ouverte à une adoption de la réforme des retraites grâce au 49-3, procédure sans vote. Les oppositions dénoncent le possible coup de force quand la majorité avance tant bien que mal dans le flou. Récit.

Drôle de guerre à l’Assemblée nationale. Les groupes politiques qui bataillent avec la majorité sur la réforme des retraites attendent le déclenchement du 49-3. Cette disposition de la Constitution, qui doit faire l’objet d’une délibération en Conseil des ministres, permet au gouvernement de faire adopter un texte sans vote. Toujours chargé d’électricité, le temps est désormais suspendu à la décision d’Édouard Philippe.

« À malin, malin et demi, plaisante Jean-Luc Mélenchon en attendant ce possible épilogue du premier acte de la discussion parlementaire. Il ne peut l’utiliser qu’une seule fois [sur un texte et par session ordinaire – ndlr]. Donc ce sera impossible sur la loi organique. »

Façon de dire que La France insoumise (LFI) tiendra également « la tranchée » sur le projet de loi organique qui doit être discuté à la suite. Même si la capacité de s’opposer est bien moindre puisqu’il ne comporte que cinq articles et, contrairement au projet de loi ordinaire, a été adopté en commission spéciale.

La pique du président du groupe LFI, qui a déposé 90 % des plus de 40 000 amendements, n’est qu’une réflexion parmi d’autres que les députés de tous bords échangent depuis le début de la semaine. Il faut occuper le terrain dans l’antichambre de la décision gouvernementale. Il faut, pour les oppositions, montrer à quel point le déclenchement du 49-3 serait un acte autoritaire et si peu soucieux de la démocratie parlementaire.

Lors des questions au gouvernement (QAG) le 25 février, Édouard Philippe a implicitement confirmé que l’option était bel et bien envisagée. « Mon ambition est de faire en sorte que le débat ait lieu », a-t-il déclaré. Avant d’ajouter : « Si cela n’est pas possible, au bout de très nombreuses heures de débat, la Constitution autorise le premier ministre à utiliser le 49-3. Pour faire en sorte que le débat puisse avancer et ne soit pas stérilisé. »

Édouard Philippe conclut : « Lorsqu’il faut prendre ses responsabilités, je le fais sans hésiter et j’utilise toute la Constitution, rien que la Constitution. » Revigorant au passage, et pour quelques secondes seulement, une majorité à la peine depuis une semaine.

Par son propos, il renvoie – comme le fait sa majorité depuis le début de l’examen en séance – la responsabilité d’un supposé blocage aux groupes parlementaires qui s’opposent à cette réforme. Des oppositions qui ont dénoncé, dès le dépôt du texte, la procédure accélérée, le peu de temps pour prendre connaissance du projet de loi et de l’étude d’impact, la volonté du gouvernement de boucler le débat avant la trêve des municipales et, plus largement, un calendrier intenable au regard de l’enjeu sociétal de la réforme.

Le gouvernement se retrouve pris à son propre piège de l’écrasement du Parlement. Le Palais-Bourbon étant en travaux tout l’été, les députés ne pourront siéger. Et tout à son identité politique qui veut qu’il faut réformer la France à un rythme soutenu, l’exécutif ne veut pas lâcher quelques semaines supplémentaires à ses adversaires.

Mais il est aussi confronté à une majorité qui ne souhaite pas renvoyer une image de faiblesse et d’incapacité à se tenir debout alors qu’elle contrôle l’Assemblée. Celle-ci a d’ailleurs obtenu de siéger encore un week-end ainsi que la semaine précédant la trêve prévue pour deux semaines pour les municipales, à partir du 9 mars.

« La position du groupe a toujours été la même, précise Marie Lebec, vice-présidente du groupe LREM. Aller le plus loin possible dans le débat. Nous avons ouvert une troisième semaine de discussion, la main est tendue. »

Sacha Houlié, député LREM, esquive : « Nous ne nous posons pas la question du 49-3. [Les élections municipales] ne sont pas une contrainte pour nous. Je serai là trois semaines pour débattre. » Et au-delà ? Sur cette question, le rapporteur général du texte, Guillaume Gouffier-Cha, nuance largement les propos de ses collègues laissant croire qu’ils peuvent aller au bout de l’examen du projet de loi : « Le texte sera adopté avant les élections municipales, c’est une question de calendrier général. Notre engagement, c’est qu’à l’été, on puisse dire à nos concitoyens qu’on a un nouveau système de retraites. »

Bien que minoritaire au sein de son groupe à ce stade, son collègue Guillaume Kasbarian assume que le premier ministre puisse reprendre la main : « On est dans un entre-deux un peu bizarre. Je suis de ceux qui pensent qu’il fallait utiliser le 49-3 dès la première semaine. Quand on regarde le rétroplanning, nous n’avons pas d’autres choix que de le déclencher. L’opposition utilise tous les leviers du règlement, à nous d’utiliser les leviers constitutionnels. »

Le 49-3 plane donc au-dessus des bancs, laissant chacun et chacune émettre des hypothèses, adapter les stratégies, glisser les petites phrases vachardes et jouer au poker menteur. D’une certaine façon, l’Assemblée retrouve une atmosphère « vieux monde ». Les experts du rappel au règlement et des subtilités des sous-amendements s’allient aux bretteurs et aux orateurs face à une majorité submergée par les mises en cause répétitives sur un « texte à trou ».

En s’opposant à cette réforme systémique, LFI fait le job pour lequel elle a été élue, les communistes (GDR) y ajoutent l’expérience du combat législatif, les socialistes (PS) se déportent à gauche à coups d’arguments ciblés et Les Républicains (LR) se refont une santé avec force saillies et coups politiques.

Dernier en date pour la droite, le 25 février : une proposition de résolution demandant au gouvernement de suspendre la discussion en attendant la fin de la conférence de financement pour avoir l’ensemble des cartes en main et discuter plus sereinement. Raisonnablement difficile à rejeter, politiquement impossible à accepter pour LREM.

« Une marque d’infamie apposée sur la réforme »
« Nous ne pouvons pas nous résoudre à un débat sans vote », justifie Damien Abad, président du groupe LR, pour qui la probabilité du 49-3 est élevée. Il propose donc « une sortie par le haut ». Sa collègue Annie Genevard, par ailleurs vice-présidente de l’Assemblée, estime que « le 49-3 nous [priverait] d’un débat salutaire à la démocratie ».

Dans un style plus direct, le député communiste Sébastien Jumel promet que ce sera « le chemin des Dames du gouvernement », quand son collègue de banc, Pierre Dharréville, dénonce par avance « une marque d’infamie apposée sur la réforme ».

Déjà, le week-end précédent, le groupe LFI avait proposé de réorganiser les débats, et de passer à la discussion de certains articles quand le sujet était abordé. Refus de la présidence de l’Assemblée. Les communistes ont levé le pied sur le dépôt de sous-amendements pour fluidifier la discussion. Le rythme s’est accéléré, peut-être pas encore assez aux yeux de l’exécutif.

Salle des Quatre-Colonnes, où les journalistes traquent les confidences et la phrase qui claque, ou lors des conférences de presse quotidiennes, chaque groupe envoie donc ses émissaires pour combler le vide de l’attente et reporter sur l’adversaire la responsabilité du peu d’avancement de la discussion.

Quand le cadre s’étiole, les esprits en viennent à divaguer. Comme en état d’apesanteur. Les députés de la majorité ne peuvent plus se raccrocher à une ligne d’horizon, scrutant une fumée blanche annonçant le 49-3. C’est ainsi que peut être perçue la dernière séquence marquante de la discussion parlementaire, tard dans la nuit du mardi 25 février. Alors que plusieurs poignées d’amendements identiques doivent être discutées de façon groupée, qui promettent aux élus de se coucher un peu plus tard que prévu, le président du groupe LREM Gilles Le Gendre demande une suspension de séance.

Revenu dans l’hémicycle, il indique que les députés de la majorité vont quitter la séance, dénonçant de la part de l’opposition « une volonté manifeste de faire durer le débat sans rien n’y apporter ». Reprenant au passage un élément de langage largement diffusé par son groupe sur l’inutilité des amendements des oppositions.

Il promet de rester seul pour porter la parole alors que ses collègues reviendront si « un débat sain et apaisé » s’avère possible. Les députés LREM reprendront rapidement leurs places néanmoins, oubliant la fronde de leur président, pour voter contre les amendements mis en cause…

« Ce tunnel de discussion est monté à la tête de tout le monde, chacun était énervé », confie-t-on dans l’entourage de Gilles Le Gendre, qui a profité de la suspension de séance pour énoncer son plan. « C’est monté crescendo avec l’obstruction des LFI et GDR », confirme une députée présente. Elle s’étonne toutefois que, « chez LREM, on découvre tout cela du haut de sa toute-puissance habituelle ».

Image désastreuse d’une majorité n’assumant plus son rôle, en état de faiblesse évident, face à des oppositions combatives. Image dégradée d’une majorité qui, en creux, en appelle au gouvernement pour la sauver de la tenaille mise en œuvre par la droite et les gauches.

Quelques minutes plus tard, le rapporteur Nicolas Turquois répondra par l’absurde et un humour peu convaincant aux amendements sur le choix de l’année de naissance de la génération entrant dans la réforme (1975) puis, après avoir exprimé sa fatigue, s’exclamera à l’adresse des bancs de la gauche : « La République c’est nous, et vous, vous n’êtes rien ! »

Exaspération, colère et indignation au sein des oppositions. Applaudissements timides dans la majorité rapidement rattrapée par le malaise provoqué par le propos. L’inutilité supposée des amendements est supplantée par la nullité effective d’une déclaration qui fait chauffer le thermostat dans l’hémicycle.

Plus tôt dans la journée, une députée de la majorité exprimait sa fatigue « de tourner en rond ». D’autres soupirent à l’évocation de l’examen du texte. Beaucoup voudraient en finir.

Pourtant, la majorité s’est préparée à cette séquence, mettant en place une organisation spécifique pour préserver ses troupes. « On a calculé que l’opposition pèse entre 100 à 120 députés, donc on organise des roulements en fonction », glisse une élue LREM. Plus précisément, des équipes sont constituées par cinq jours, avec appel de préférence aux Franciliens pour les week-ends.

La députée, interrogée par Mediapart, atteste qu’il a fallu, au début de l’examen, relancer nombre d’entre eux. Certains sont en campagne pour les municipales, d’autres se terrent en circonscription. « C’est tendu… » Cette organisation de la majorité n’a pas évité les incidents de séance et les mots perdus en raison de la fatigue.

Au sein des oppositions, chacun s’est aussi mis en ordre de bataille. Pour LFI, Éric Coquerel assume la planification du travail, même si « on va sortir lessivés », prévoyait-il dès l’entame des débats. Prédiction confirmée par Jean-Luc Mélenchon à la moitié du calendrier prévu : « Physiquement, c’est pénible, reconnaît-il. En plus on jongle entre les amendements sur les tablettes et les messages des collaborateurs sur Telegram. » Esquissant un sourire, il assure qu’il ira au bout.

Chez les communistes et les socialistes, des chefs de file ont été désignés : Pierre Dharréville et Sébastien Jumel pour le groupe GDR, quatre élus principaux pour le PS dont Boris Vallaud et Régis Juanico. Ensuite, chaque camp organise son propre roulement en fonction des déplacements et agendas. Parfois, le plus difficile est de faire tourner les collaborateurs : six seulement pour le PS, plus certains attachés à des députés, moins encore pour LFI.

Officiellement, il reste dix jours aux députés pour examiner les 65 articles que comporte le texte. Seuls deux ont été entièrement balayés. Officiellement aussi, Édouard Philippe a encore une semaine pour couper court à la discussion. Et là, aucun des articles ne sera plus débattu.