Industrie pharmaceutique

Médiapart - Santé : le géant américain Medtronic soupçonné d’avoir corrompu un ponte de l’Institut Montsouris

Juillet 2022, par Info santé sécu social

Une enquête préliminaire pour « corruption passive » vise le leader mondial des « dispositifs médicaux » et le chef du service de cardiologie de l’établissement privé parisien. Les médecins qui ont donné l’alerte ont été écartés. La Défenseure des droits dénonce « une mesure de représailles ».

Pascale Pascariello
29 juillet 2022

Le groupe américain Medtronic, l’un des leaders mondiaux des dispositifs médicaux, notamment cardiaques, est soupçonné par la justice française d’avoir versé, pour une formation entachée d’irrégularités, 27 000 euros à Christophe Caussin, chef du service de cardiologie de l’Institut mutualiste Montsouris (IMM) à Paris.

Une enquête préliminaire visant le laboratoire et le médecin a été ouverte en mai 2021 pour « corruption passive » et elle est toujours en cours, a indiqué le parquet de Paris à Mediapart. Ces investigations font suite à la plainte déposée en février 2021 par Mathieu Debauchez, l’un des médecins de cet établissement privé à but non lucratif.

Ce chirurgien, à la tête du département de pathologie cardiaque de l’IMM, avait alerté par mail dès le 10 juin 2020 son directeur, Jean-Michel Gayraud, sur des « dysfonctionnements très importants » dus aux « contrats financiers » que certains médecins ont signé avec l’industrie. Il évoquait en particulier l’entreprise Medtronic et Christophe Caussin.

En réponse, le directeur de l’IMM a épargné le médecin suspecté de corruption, et a licencié Mathieu Debauchez. Ce dernier a saisi les prud’hommes et la Défenseure des droits.

Contactés par Mediapart, ni Jean-Michel Gayraud, ni l’entreprise américaine n’ont répondu à nos questions (lire notre Boîte noire en fin d’article). Le docteur Christophe Caussin reconnaît pour sa part avoir touché 27 000 euros de Medtronic, mais conteste tout fait de corruption.

Après plus d’un an d’enquête, la Défenseure des droits Claire Hédon, vient pour sa part de rendre, le 13 juillet, un avis particulièrement sévère à l’égard des pratiques de l’Institut mutualiste Montsouris. Elle relève tout d’abord « les tentatives de l’IMM de faire obstacle à son instruction », refusant notamment à plusieurs reprises de fournir les documents demandés. Elle dénonce surtout le licenciement de Mathieu Debauchez, qu’elle qualifie de « mesure de représailles » consécutives à ses alertes, alors même que l’institut aurait dû le protéger.

Par ailleurs, le rapport de la Défenseure des droits déplore que l’institut « ait cherché des fautes professionnelles que ce dernier aurait commises », en exhumant notamment des plaintes pour « harcèlement moral », déposées en 2016 par un anesthésiste de l’IMM.

À l’époque, l’institut n’avait prononcé aucune sanction à l’égard du docteur Debauchez. La Défenseure des droits précise que « le fait qu’il ait été auteur de harcèlement moral n’a pas d’incidence sur les faits qu’il dénonce » et que son licenciement est « fondé non pas sur son mode de management mais sur son alerte ».

D’ailleurs, elle rappelle que le docteur Debauchez, qui peut être considéré comme un lanceur d’alerte, a « produit les avis de plusieurs cabinets d’avocats, portés à la connaissance de l’institut, selon lesquels les faits qu’il dénonce pourraient recevoir les qualifications pénales de corruption et faux et usage de faux ».

Ces éléments « sont suffisamment sérieux pour considérer que l’alerte de M. Debauchez concerne des délits et une menace grave pour l’intérêt général », tranche le rappport.

Formation rémunérée à l’insu de certains participants
Le 10 juin 2020, le chirurgien avait décidé d’alerter sa direction sur les pratiques d’un cardiologue dont il avait la responsabilité, Christophe Caussin, qui aurait des liens trop étroits avec l’entreprise Medtronic, ainsi que l’avait révélé la revue XXI.

À la tête du département cardiovasculaire de l’institut mutualiste depuis 2012, Mathieu Debauchez a lancé, en 2018, une convention avec le centre hospitalier territorial de Nouméa (Nouvelle-Calédonie). Avec son équipe composée de chirurgiens et de cardiologues, dont Christophe Caussin, il intervient sur place pour opérer des patient·es sans avoir à les transférer en Australie ou en France, et pour contribuer à la formation des confrères.

Or, au cours d’une des missions, le chirurgien découvre que l’entreprise Medtronic aurait rémunéré le cardiologue Christophe Caussin pour des séances de « proctoring », c’est-à-dire de formation rémunérée. L’objet est d’apprendre l’implantation de valves aortiques percutanées, nouvelle technologie médicale permettant de soigner des patient·es atteint·es de pathologie cardiaque sans avoir à les opérer à cœur ouvert.

Les entreprises qui fabriquent ce type de valves, dont Medronic, paient des médecins afin qu’ils forment d’autres praticiens à leur modèle de valves. Mais, selon plusieurs sources, personne n’a été informé de ces séances, ni le centre hospitalier de Nouméa ni l’institut.

Ma confiance a été abusée. Je suis particulièrement déçu.
Un participant à l’une des formations

Or, les documents envoyés par la société Medtronic à la direction de l’institut pour justifier cette formation révèlent un certain nombre d’irrégularités. N’y figure aucune trace du consentement des patient·es, et certains médecins censés avoir été formés et évalués ne sont pas présents.

D’autres, interrogés par Mediapart, ignoraient tout simplement qu’il s’agissait d’une séance de « proctoring » pour Medtronic. L’un des médecins se dit encore très choqué d’avoir été « impliqué » malgré lui dans ce conflit d’intérêts, expliquant n’avoir jamais participé à une formation de l’entreprise.

« Ma confiance a été abusée. Je suis particulièrement déçu, dit-il. Le docteur Caussin m’a initié au geste interventionnel. Mais il n’était pas question d’une formation pour Medtronic. Si cela avait été le cas, un certain nombre de règles, notamment le consentement du patient, auraient dû être respectées. Et ce n’était pas le cas. »

Christophe Caussin déclare à Mediapart « ne pas savoir que le patient devait donner son consentement ». C’est pourtant ce que stipule le contrat qui le lie à l’industriel Medtronic : « Le consultant s’assure que le patient a été informé et a consenti par écrit à être pris en charge dans le cadre de la formation. »

Si certains médecins inscrits comme participants à cette formation n’en étaient pas eux-mêmes informés, c’est, selon le médecin, « une maladresse de sa part » : « Avec le décalage horaire, je n’ai peut-être pas été clair et j’aurais peut-être dû le dire aux médecins », affirme-t-il, avant de préciser : « Tout le monde sait que je suis proctor [formateur] pour Medtronic. »

Pour Medtronic, j’ai reçu 1 800 euros par jour. Je ne fais pas de bénévolat.
Christophe Caussin, chef du service de cardiologie de l’Institut mutualiste Montsouris

Quant aux irrégularités dans les fiches d’évaluation des médecins formés, « c’est tout simplement parce qu’une fois que vous arrivez à Noumea, rien ne se passe comme prévu : tel médecin n’est pas là, un autre est à sa place. Un patient n’est pas là parce que le chef de tribu a décidé de le soigner avec des plantes », lance-t-il. « Au final, vous préremplissez des fiches avec des patients ou des médecins qui changent en cours de route et, une fois de retour, je ne les ai pas modifiées en envoyant mes notes d’honoraires. »

En somme, le cardiologue trouve cela naturel de rendre des fiches d’évaluation sur des médecins qui étaient en fait absents. Une pratique qui interpelle sur la nature d’une telle formation, pour laquelle le cardiologue a reçu 27 000 euros. Cet argent versé par Medtronic vient se rajouter au salaire réglé par l’institut mutualiste. « C’est normal. Pour Medtronic, j’ai reçu 1 800 euros par jour. Je ne fais pas de bénévolat », répond-il. Mais il ne s’agit pas d’« achat de prescriptions », assure-t-il.

L’IMM soutient ses lanceurs d’alerte, puis change d’attitude
Mathieu Debauchez a, pour le moins, des doutes. Dans son alerte de juin 2020 auprès du directeur de l’IMM, il évoque un « non-respect du code de déontologie » et la « mise en danger des patients ». « Les contrats avec l’industrie que certains ont depuis de nombreuses années impactent le fonctionnement du service », regrette-t-il, avant de conclure : « Nous ne pouvons pas nous faire imposer un système de fonctionnement contrôlé par des médecins liés à des industries par des contrats financiers. »

Deux mois plus tard, le 28 août 2020, c’est au tour de l’un de ses confrères, le docteur Emmanuel Lansac, de mettre en garde le directeur de l’institut. Les formations avec l’industrie, peuvent « déborder facilement sur une forme d’achat de prescriptions, le praticien augmente ses gains, le labo ses ventes », rappelle-t-il, en insistant sur l’incompatibilité de ces pratiques avec « les valeurs éthiques et non lucratives des mutualistes ». Cette formation met en danger le projet de coopération avec la Nouvelle-Calédonie, dénonce encore le médecin.

L’institut soutient d’abord ses lanceurs d’alerte, avant de brusquement changer d’attitude. En octobre 2020, le directeur décide de la mise sous tutelle du pôle dirigé par Mathieu Debauchez. En réaction, huit médecins interpellent, dans un courrier daté du 5 novembre 2020, le président du conseil d’administration, Daniel Havis, et le président de la Fédération nationale des mutualités, Thierry Beaudet, devenu depuis président du Conseil économique, social et environnemental (Cese).

« Il est difficilement compréhensible que seul le lanceur d’alerte de bonne foi soit sanctionné par une mise sous tutelle du pôle », écrivent-ils, sollicitant un rendez-vous auprès du conseil d’administration afin « d’envisager une sortie de crise ». Ils n’obtiendront aucune réponse.

Le 8 décembre 2020, l’IMM licencie finalement Mathieu Debauchez pour faute grave, considérant ses alertes comme des atteintes à la réputation du docteur Caussin et à celle de l’institut. Le chirurgien n’étant pas irréprochable, son employeur ne manque pas à cette occasion de ressortir les plaintes pour harcèlement moral qui le visaient. Il s’agit en particulier d’insultes proférées à l’égard d’un anesthésiste, en 2012 et 2013. Le parquet ayant classé sans suite cette plainte, l’anesthésiste a saisi en 2019 un juge d’instruction, qui poursuit encore les investigations.

Dans un mail du 28 mai 2021, une responsable du cabinet du ministre de la santé de Nouméa s’étonne de l’existence de ces formations, aucune autorisation officielle n’ayant été délivrée.

Les prud’hommes doivent quant à eux se prononcer le 25 août sur le licenciement. Mathieu Debauchez a également déposé plainte pour des faits de « corruption » auprès du parquet de Paris, qui a ouvert une enquête préliminaire en mai 2021. Christophe Caussin a lui aussi porté plainte, contre Mathieu Debauchez pour « dénonciations calomnieuses » en mars 2021.

Dans un mail du 28 mai 2021 consulté par Mediapart, une responsable du cabinet du ministre de la santé de Nouméa s’étonne pourtant de l’existence de formations telles que celles menées par Christophe Caussin, soulignant qu’aucune autorisation officielle n’a été délivrée.

« Si nous avions autorisé des séances de formation officielles d’implantation de valves aortiques par voie percutanée, cela aurait fait obligatoirement l’objet d’une note d’information de la part de la Direction des affaires sanitaires et sociales de Nouvelle-Calédonie, du centre hospitalier territorial et du cabinet en charge de la santé au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie », souligne ce mail. Cela n’a pas été le cas, ces instances n’ayant pas été informées de l’existence des formations rémunérées par Medtronic.

Malgré l’enquête en cours, l’institut mutualiste et Christophe Caussin nient toujours les irrégularités constatées dans le contrat passé entre Medtronic et le cardiologue.

Une valve qui attire toutes les convoitises

L’enjeu ? Un petit cylindre métallique de deux à trois centimètres de diamètre, contenant un morceau de tissu bovin ou porcin. Apparue au début des années 2000, la valve aortique percutanée a révolutionné la cardiologie. Passant par une artère, cette valve s’implante sous anesthésie locale, en moins d’une heure. Elle ne nécessite plus d’ouvrir le thorax du patient pour réparer un cœur essoufflé, réduisant ainsi le risque de mortalité.

Dans le jargon, on parle de Tavi, l’acronyme anglais d’implantation de valve aortique par voie percutanée. Il y aurait 1 800 nouveaux patients à implanter par an. Une aubaine pour les industriels qui ont négocié auprès des autorités sanitaires françaises le prix d’une valve à 15 400 euros, bien plus que dans le reste de l’Europe.

Ce marché particulièrement lucratif attire non seulement les principaux fabricants, Medtronic et Edwards, mais aussi les services de cardiologie, qui développent leur activité en tentant de récupérer les patient·es potentiellement implantables, au détriment des chirurgiens cardiaques, spécialistes d’opérations à cœur ouvert.

L’Institut mutualiste Montsouris implante en moyenne 350 valves aortiques par an, dont près de 65 % sont fabriquées par Medtronic. Au niveau national, les taux de valves Medtronic implantées sont de l’ordre de 40 %. Lors d’une réunion du service de cardiologie de l’institut, le 7 avril 2021, son chef, Christophe Caussin, a reconnu avoir « une part importante de responsabilité » dans ce choix.

Il explique avoir privilégié les dispositifs du laboratoire en accord avec le directeur des achats de l’institut, compte tenu d’une « remise très importante de la part de Medtronic, qui représente un bénéfice de 2 millions d’euros » chaque année. Il ne cache d’ailleurs pas sa fierté de former, pour l’industriel, d’autres médecins à l’implantation de son modèle de valve.

Entre 2018 et 2021, Christophe Caussin a reçu près de 232 000 euros des laboratoires, dont 70 % de Medtronic, notamment pour des contrats de formateur ou de conseil. À titre de comparaison, Mathieu Debauchez et Emmanuel Lansac ont respectivement reçu 1 322 euros et 3 561 euros, pour des participations à des congrès.

« Le système mis en place par Medtronic, c’est d’offrir du matériel médical ou de refaire une salle d’intervention, mais en échange, vous devez implanter leurs valves, résume Mathieu Debauchez pour Mediapart. C’est un système pervers. »

Pour gagner des parts de marché, Medtronic a souvent franchi les limites de la légalité.

Ce n’est pas la première fois que Medtronic est suspecté de corrompre des médecins. Méconnu du grand public, le géant américain ne l’est pas du corps médical, et en particulier parmi les cardiologues. Le premier pacemaker à pile ou le premier stimulateur cardiaque sans fil, c’est Medtronic qui les a conçus, et l’entreprise affiche aujourd’hui un chiffre d’affaires de 29 milliards d’euros.

Mais, pour gagner des parts de marché, Medtronic a souvent franchi les limites de la légalité. En 2006, il a dû payer 39 millions d’euros au gouvernement américain pour avoir versé des pots de vin à des médecins. En 2011, il est suspecté d’avoir payé des médecins pour des études scientifiques incitant à poser des implants. Afin de mettre fin aux poursuites engagées par le gouvernement américain, il a déboursé 23 millions d’euros.

En 2018, Medtronic est également au cœur du scandale des « Implant Files », révélé par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Cette enquête, menée par plus de 250 journalistes dans 36 pays, détaille notamment l’habitude prise par l’entreprise américaine de financer certains investissements que des établissements de santé ne peuvent réaliser, comme l’équipement d’une salle opératoire ou le renouvellement de matériels de pointe.

Mais cela ne se fait pas sans contrepartie. En échange, le contrat passé avec Medtronic prévoit un nombre minimum d’achats d’implants comme les valves aortiques, par exemple. Ces investigations ont également mis en lumière de graves dysfonctionnements dans les dispositifs médicaux du fabricant, provoquant parfois la mort des patient·es.

Pascale Pascariello

Boîte noire
Déclarations des liens d’intérêts : Mathieu Debauchez détient une société, Debmat santé, qui fait un chiffre d’affaires de 200 000 à 300 000 euros par an, pour des activités médicales rémunérées par le ministère de la santé du Bénin. Emmanuel Lansac a déposé un brevet concernant des anneaux réparant les valves, brevet développé avec l’Assistance publique et la société Coronéo.

Concernant le contradictoire, nous avons adressé un mail le 26 juillet à Medtronic, qui, malgré nos relances téléphoniques, n’a pas répondu.

Le directeur de l’Institut mutualiste Montsouris, Jean-Michel Gayraud, a refusé de nous répondre. À notre mail du 26 juillet, c’est l’avocat Philippe Yon qui nous a adressé le jour même, 7 minutes plus tard, la réponse suivante : « Évidemment l’IMM émet d’ores et déjà les plus expresses réserves sur le contenu de votre prochaine parution. Je tenais à vous le formaliser sans délai en vous précisant qu’il ne sera donné, dans ce contexte, aucun retour favorable à votre demande de transmission notoirement tardive, l’IMM se réservant par ailleurs le droit de donner toute suite y compris judiciaire à la parution à venir. » Nous avons pourtant laissé deux jours à l’Institut mutualiste Montsouris pour nous répondre. L’avocat Philippe Yon fait également savoir que l’IMM a déposé plainte pour diffamation contre Mathieu Debauchez.

Thierry Beaudet, ancien président de la Fédération nationale des mutualités, a déclaré auprès de Mediapart avoir « toujours cherché à défendre les intérêts du mouvement mutualiste et des membres adhérents auprès des pouvoirs publics » : « Je ne me suis jamais immiscé dans leur fonctionnement interne, ce qui n’est ni le rôle ni la fonction d’une fédération professionnelle. »