Industrie pharmaceutique

Mediapart : Affaire Firmin Le Bodo : le deal entre Urgo et des pharmaciens est un manque à gagner pour l’État

il y a 3 mois, par infosecusanté

Mediapart : Affaire Firmin Le Bodo : le deal entre Urgo et des pharmaciens est un manque à gagner pour l’État

Les cadeaux de la multinationale Urgo aux pharmaciens, pour lesquels la ministre de la santé est visée par une enquête, ont fait perdre aux finances publiques jusqu’à 14 millions d’euros de recettes fiscales, selon les calculs de Mediapart.

Rozenn Le Saint

29 décembre 2023 à 15h35

Pour le laboratoire et les pharmacien·nes, l’accord promettait d’être gagnant-gagnant. Pour l’État et les finances publiques, c’est une tout autre affaire. Mediapart a révélé que la ministre de la santé Agnès Firmin Le Bodo, nommée le 20 décembre dernier, était visée par une enquête judiciaire concernant son activité de pharmacienne au Havre (Seine-Maritime).

Selon nos informations, elle aurait reçu pour 20 000 euros de cadeaux comme des montres de luxe et du champagne de la part du laboratoire Urgo de 2015 à 2020. Une pratique illégale que la multinationale française a reconnu avoir mise en place partout en France pour fidéliser les pharmacien·nes et augmenter ses marges commerciales. Les récompenses en échange de commandes concernaient principalement des produits de la « gamme blanche », des compresses, bandes et sparadraps.

Une des plus hautes représentantes de l’État est donc soupçonnée d’avoir bénéficié de biens à titre personnel via un système qui a amputé la puissance publique de sommes assujetties à l’impôt passées sous les radars.

Mediapart a estimé que ce système d’avantages en nature instauré par Urgo aurait lésé l’État d’au moins 14 millions d’euros, en partant de l’hypothèse que les titulaires d’officines n’auraient pas déclaré fiscalement ces cadeaux. C’est en tout cas ce que déclarent plusieurs avocats de pharmacien·nes. « L’idée n’a effleuré aucun de mes clients que ces cadeaux devaient être déclarés. Pour eux cela ne concernait que leur officine et rien d’autre », explique ainsi l’avocat Jérémie Pontonnier, qui en défend une cinquantaine.

Interrogé par Mediapart, le ministère des finances n’a pas souhaité faire de commentaire « au sujet d’une enquête en cours ». Le cabinet d’Agnès Firmin Le Bodo et les laboratoires Urgo n’ont pas non plus répondu à nos sollicitations.

Le calcul de cette perte de recettes fiscales a été réalisé par des expert·es en imposition publique consulté·es par Mediapart sur la base de la valeur des cadeaux offerts par la firme tricolore estimée à plus de 55 millions d’euros sur la période 2015-2021 par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) (voir la Boîte noire).

« Mes clients n’ont pas déclaré au fisc ces cadeaux, témoigne aussi Patrick Gontard, qui défend une dizaine de pharmaciens. Si redressements fiscaux il y a, ils interviendront plus tard, après les procédures pénales en cas de condamnations, puisque la présomption d’innocence s’applique avant. »

« Dans les cas les plus graves, la valeur des cadeaux a pu représenter plusieurs dizaines de milliers d’euros », précise la DGCCRF dans un communiqué détaillant cette « fraude massive », auquel elle se réfère sans répondre davantage aux questions de Mediapart, notamment sur le chiffrage du préjudice pour l’État. Anne Guyot Welke, secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques, dénonce quant à elle « ces pratiques qui favorisent une grande entreprise et qui sont dommageables sur le plan des finances publiques au vu du manque à gagner lié à la non-imposition des valeurs des cadeaux faits aux professionnels ».

Un catalogue de jouets version adulte
Avec 20 000 euros d’offrandes cumulés, Agnès Firmin Le Bodo, également porte-parole d’Horizons, le parti de l’ancien premier ministre Édouard Philippe, dépasserait la moyenne des valeurs en biens perçus via Urgo, selon nos informations. Elle fait d’ailleurs partie des dossiers les plus lourds actuellement traités dans sa région Normandie. S’agissant de son cas bien précis, le manque à gagner pour l’État tournerait autour de 5 000 euros, dans l’hypothèse où elle n’aurait pas déclaré au fisc ces cadeaux.

Selon les informations de Mediapart, 8 000 pharmacien·nes de France, soit près d’un tiers de la profession, auraient succombé au système mis en œuvre par Urgo, avec un catalogue affichant des iPhone, bijoux, perceuses, canapés, tables de billard, bouteilles de champagne et même des voitures, dont Mediapart a dévoilé quelques pages. Toutes et tous auraient par là même enfreint la loi anti-cadeaux de 1993, destinée à éviter les conflits d’intérêts dans le champ de la santé et bien connue dans les officines. La plupart des concurrents d’Urgo ont cessé cette politique à l’ancienne, même s’ils ont appris à la contourner, notamment à coup de campagnes de communication masquées.

« Il faut différencier les pharmaciens qui se sont peut-être vu trompés par le laboratoire ou qui ont été simplement négligents, qui ont accepté de transformer des remises en cadeaux afin d’obtenir des objets comme des iPad pour un usage dans leur officine et ceux qui ont bénéficié de produits de tentation tels que des montres de luxe comme la ministre de la santé. Là, c’est autre chose, les conséquences doivent être clairement assumées », estime Me Pontonnier.

Les titulaires d’officines convoqués au fur et à mesure par la DGCCRF encourent un an d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, ainsi que des peines complémentaires comme la confiscation des cadeaux ou encore l’interdiction d’exercer. Cette dernière éventuelle punition relève de la décision de l’Ordre national des pharmaciens.

L’un d’entre eux, épinglé pour avoir accepté « une télé Samsung d’une valeur de 1 200 euros installée dans l’officine et deux caisses de bouteilles de vin offertes au personnel, sans les déclarer », ne s’en inquiète pas. « Cela concerne un pharmacien français sur trois et on a tellement besoin de nous que ça m’étonnerait que l’Ordre commence à sanctionner », commente-t-il.

Les laboratoires Urgo, eux, ont été condamnés à une amende de 1,115 million d’euros, minime compte tenu des montants en jeu. Par ailleurs, des saisies pénales de plus de 5,4 millions d’euros sont confirmées pour cette multinationale française ayant réalisé 750 millions de chiffre d’affaires en 2022. « Le véritable bénéficiaire de ce système, c’est Urgo. Parmi la trentaine de pharmaciens que je représente, certains sont au bord du suicide. Une de mes clientes est en dépression, hospitalisée. Elle s’en veut d’avoir accepté quelque 12 000 euros de cadeaux dont la plupart étaient utilisés dans le cadre professionnel », témoigne l’avocat Jean-Marie Job.

Un gain caché pour Urgo
Quel était l’intérêt sous-jacent d’Urgo avec ce système de cadeaux offerts aux pharmacien·nes d’un montant égal à la remise réalisée sur certains produits comme les compresses ? Opacifier le système. Chaque année, les laboratoires doivent rendre des comptes aux pouvoirs publics en mentionnant les remises réalisées sur les médicaments et dispositifs médicaux remboursés par la Sécurité sociale. Sans cela, le payeur, l’État, donc, n’a aucune visibilité sur la marge réelle des firmes, qui ont intérêt à maintenir leurs prix élevés.

Globalement, l’assurance-maladie a pris en charge des produits Urgo, tous confondus, à hauteur de 163,4 millions d’euros en 2021. Sur la période de 2015 à 2021, les années sur lesquelles porte l’enquête de la DGCCRF, elle indique avoir remboursé 751,9 millions d’euros de produits Urgo.

« Avoir un aperçu des remises donne un ordre d’idée et peut servir d’argument pour faire baisser les prix l’année suivante », assure un ancien cadre du ministère de la santé, ex-membre du comité chargé de discuter les prix. Il se souvient qu’Urgo était prêt à tout pour éviter les diminutions de tarifs « en appelant directement Matignon ou l’Élysée pour insister sur le fait qu’il était un laboratoire français, qu’il produisait localement et que de ce fait, il ne fallait pas le pénaliser ».

Difficile d’estimer cet autre manque à gagner de la Sécurité sociale lié à l’invisibilisation des marges. Il aurait pu économiser de l’argent en payant moins cher les produits Urgo. Dans cette affaire, les remises étaient très importantes, de l’ordre d’environ 50 % du prix des produits. Cela signifie que sur une commande de 1 000 boîtes de compresses Urgo à 10 euros, les pharmacien·nes qui ont adhéré à ces pratiques commerciales illégales ont obtenu un équivalent en cadeaux de 5 euros par boîte, donc 5 000 euros sur l’ensemble de l’achat.

« Ce n’est pas entendable qu’Urgo fasse payer à l’État des produits à des tarifs tellement élevés que le laboratoire puisse proposer des remises de 50 % », déplore Sylvain Galinat, qui défend une trentaine de pharmacien·nes convoqué·es par la DGCCRF dans le Sud-Ouest.

La plupart plaident la bonne foi en expliquant s’être laissé influencer par la force commerciale d’Urgo. Xavier Magne tient une pharmacie à Mauguio, dans l’Hérault. Il raconte « ces représentants qui sortaient leur catalogue digne des plus grandes galeries pendant la période de Noël avec des cadeaux comme des sacs de luxe, des cafetières ou du champagne. Ils assuraient que c’était complètement légal, que leurs juristes avaient vérifié. Je n’ai jamais accepté parce que ça me paraissait borderline mais certains ont cédé en se faisant influencer ».

Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), n’a pas non plus cédé aux sirènes d’Urgo. « En tant que représentant de la profession, nous avons un devoir d’exemplarité, qui est supérieur encore pour la ministre. Elle devrait démissionner », dénonce-t-il.

En attendant, Agnès Firmin Le Bodo a simplement été déportée le 22 décembre « des actes de toute nature relatifs spécifiquement à l’organisation ou au statut de la profession de pharmacien titulaire d’officine ». Et ce, en conformité avec un décret qui vise à éviter qu’un·e ministre se trouve « en situation de conflit d’intérêts ».

Rozenn Le Saint