Réforme retraites 2023

Médiapart - Retraites : le gouvernement doit retirer son projet injuste et brutal

Février 2023, par Info santé sécu social

La réforme voulue par Emmanuel Macron, la quatrième en vingt ans, ne fera aucun gagnant en faisant reculer l’âge de départ à la retraite. Les manifestants l’ont bien compris. L’obstination du pouvoir, prêt à passer en force, est porteuse d’un danger démocratique.

Stéphane Alliès, Carine Fouteau et Dan Israel
30 janvier 2023

S’il fallait un mot pour alimenter la flamme déjà vive des oppositions au projet de réforme des retraites du gouvernement, Élisabeth Borne a su le trouver dimanche 29 janvier. Le décalage de 62 ans à 64 ans de l’âge légal de départ, tout comme l’accélération de l’augmentation de la durée de cotisation, n’est « plus négociable », a affirmé la première ministre.

Peu importe si, selon le président du Conseil d’orientation des retraites lui-même, la réforme n’est pas indispensable en matière de finances publiques. Avec cette déclaration, Élisabeth Borne a manifesté l’impatience du pouvoir, qui cherche à arracher une victoire hautement symbolique, sur un thème qui ne l’est pas moins.

Depuis 1995 et le recul du gouvernement Juppé sur son projet de réforme de la Sécurité sociale et des régimes spéciaux, le dossier des retraites est un totem pour tous les gouvernements désireux de gagner leurs galons présentés comme « réformistes » et de signifier qu’ils savent gouverner contre « la rue ». Une rhétorique visant à démontrer que le conservatisme serait du côté de la gauche traditionnelle et des syndicats, quand eux seraient dans le « mouvement », le « changement ».

Au-delà de ces effets de manche, toucher aux retraites, c’est pourtant risquer de déséquilibrer le contrat social sur lequel repose le pays depuis 1945, en dévitalisant la bien nommée Sécurité sociale et ses promesses de solidarité et de fraternité. Après les trois précédentes réformes de 2003, 2010 et 2014, ce coup de boutoir supplémentaire pourrait bien être celui qui fait s’effondrer tout l’édifice. La débâcle de l’hôpital public nous enseigne qu’un service public, aussi solide soit-il, ne résiste pas toujours à des assauts incessants.

Dimanche, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a vanté les valeurs que la majorité présidentielle est censée défendre avec ce texte, à savoir « le travail, les valeurs de l’effort, de mérite et d’émancipation ». Autant de déclarations d’intention qui ne peuvent pas masquer l’évidence : le projet d’Emmanuel Macron et de son gouvernement est injuste et brutal. Socialement, politiquement, sur le fond et sur la forme.

C’est cette injustice qu’a combattue le million de personnes ayant défilé contre le texte le 19 janvier à l’appel de tous les syndicats, unanimes pour la première fois depuis 2010. Et c’est cette brutalité à laquelle s’opposeront toutes celles et ceux qui en feront autant ce mardi 31 janvier – dont plusieurs dizaines de salarié·es de Mediapart, après débat en assemblée générale.

Le ministre du travail Olivier Dussopt a beau promettre que la réforme ne fera « pas de perdants », l’étude des choix gouvernementaux contraint à dresser un constat inverse : les actifs et actives nées à partir du 1er septembre 1961 devront attendre plus longtemps pour avoir le droit de toucher leur pension (de 62 ans et 3 mois jusqu’à 64 ans pour toutes celles et ceux nés à partir de 1968). Au risque d’un accroissement du nombre de personnes âgées obligées d’attendre l’âge fatidique au chômage, au RSA, ou tout simplement sans ressources.

Mécaniquement, la réforme pèsera sur les travailleurs et travailleuses les plus pauvres, même si le gouvernement maintient la borne des 67 ans.

Seules les personnes ayant cotisé plus d’une année avant la fin de leurs 18 ans pourront partir au même âge qu’aujourd’hui, et elles ne représentent qu’une infime minorité de la population. De surcroît, les travailleurs et travailleuses nées entre 1961 et 1974 devront avoir cotisé plus longtemps que ce qui leur était annoncé jusqu’à présent (d’un trimestre supplémentaire à 3 trimestres de plus pour les générations 1965 et 1966).

Pour celles et ceux qui avaient prévu de travailler au-delà de l’âge légal avec une carrière complète, la réforme est aussi une mauvaise nouvelle, puisqu’elle va faire disparaître la « surcote » qu’elles et ils auraient pu accumuler entre 62 et 64 ans, et va donc faire baisser leur montant de pension.

Mécaniquement, la réforme pèsera sur les travailleurs et travailleuses les plus pauvres, même si le gouvernement maintient la borne des 67 ans, à partir de laquelle il n’existe plus de « décote » pour les personnes n’ayant pas cotisé sur la durée d’une carrière complète, et si le dispositif pour les personnes en invalidité (départ à 62 ans à « taux plein ») est préservé.

Mourir plus vite une fois la retraite arrivée
Ces choix sont loin d’être neutres ; ils sont le creuset de toutes les injustices. Demander à la population de travailler deux ans de plus, avec des corps souvent déjà usés, ce n’est pas attendre d’elle un effort insignifiant : du fait des réformes précédentes, et sans même prendre en compte ce nouveau texte, il est déjà acté que le temps passé à la retraite va stagner, puis reculer en France.

Autrement dit, travailler plus longtemps, c’est mourir plus vite une fois la retraite arrivée – voire avant qu’elle n’arrive. Le constat est encore plus rude quand on se penche sur les chiffres de l’espérance de vie en bonne santé. Et ces données masquent elles-mêmes une autre évidence : les ouvriers et les ouvrières meurent beaucoup plus vite que les cadres (6,4 ans plus tôt, selon l’Insee) et passent leurs années de retraite en moins bonne santé.

Enfin, malgré ce que le gouvernement n’a cessé d’affirmer, les femmes ne seront pas non plus gagnantes en moyenne. Il est à cet égard piquant de constater qu’Élisabeth Borne répète que le gouvernement va « protéger » les femmes en ne touchant pas à la limite des 67 ans : implicitement, elle reconnaît que sa réforme est un danger, contre lequel il faut apporter une protection pour une partie de la population.

Réformer les retraites comme entend le faire Emmanuel Macron, c’est donc brutaliser le corps social. S’opposer à ce projet – sans nier les nombreuses inégalités que recèle le système actuel –, c’est éviter le creusement des inégalités et refuser le recul permanent des droits comme seul horizon.

Le gouvernement a prévu d’aller le plus vite possible, en mobilisant des outils constitutionnels jamais utilisés pour un texte d’une telle ampleur.

Le gouvernement le sait : il a déjà perdu la bataille de l’opinion. À bout d’arguments, le président n’a pourtant pas renoncé à faire de cette réforme le marqueur de son second mandat. Il se prépare au contraire au passage en force.

L’examen du texte en commission a débuté à l’Assemblée nationale, et il arrivera dans l’hémicycle le 6 février. Le gouvernement a prévu d’aller le plus vite possible, en mobilisant des outils constitutionnels jamais utilisés pour un texte d’une telle ampleur. Il est même envisagé de se passer d’un vote à l’Assemblée. Il faut être aveugle pour ignorer les risques que prend Emmanuel Macron en s’appuyant seulement sur le parti Les Républicains en fragiles alliés.

Un pouvoir sourd à des manifestations monstres ayant rassemblé dans toute la France bien au-delà des bataillons habituels, qui méprise les huit syndicats de salarié·es, qui oublie les oppositions venues de toutes les catégories sociales et ignore les partis d’opposition, est aussi un pouvoir qui risque de précipiter trop de citoyen·nes dans les bras de l’extrême droite. Il est urgent de contrer ce danger démocratique.

Stéphane Alliès, Carine Fouteau et Dan Israel