Réforme retraites 2023

Médiapart - Olivier Dussopt, le « traître » à l’épreuve des retraites

Février 2023, par Info santé sécu social

À Annonay comme ailleurs, la mobilisation contre la réforme des retraites a donné à entendre la colère à l’égard du ministre, accusé de trahir son camp social et politique. Chargé de porter un texte impopulaire et désormais ciblé par la justice, l’ancien socialiste vit l’acmé d’une carrière politique faite de ralliements et de reniements.

Ilyes Ramdani
5 février 2023

Annonay (Ardèche).– «  Moi, je ne fais qu’un seul geste, je retourne ma veste. » Sur le parking de la gare routière d’Annonay (Ardèche), le millier de manifestantes et de manifestants déjà présents entend résonner les paroles de Jacques Dutronc sans comprendre d’où elles viennent. Il faut quelques instants de plus pour voir débarquer la camionnette de la CGT, haut-parleurs sur le pavillon. À l’intérieur, Raphaël Foïs, secrétaire de la section locale, s’époumone au micro : « Spéciale dédicace à Olivier Dussopt ! »

À quelques mètres de là, Daniel siffle, comme beaucoup d’autres, le nom du ministre du travail. Aujourd’hui à la retraite, l’ancien mécanicien a passé 38 ans à assembler des bus à l’usine Iveco, le plus gros employeur du coin. L’ancien maire, il l’a souvent croisé, au marché ou à l’occasion d’événements municipaux. Mais s’il le revoit, lui serrera-t-il seulement la main ? « C’est un traître, lance-t-il. Avant, il venait nous soutenir quand on se battait à l’usine et maintenant, c’est lui qui fait la réforme. C’est grave. »

Depuis son bureau de la rue de Grenelle, Olivier Dussopt a forcément un œil, ce mardi 31 janvier, sur la mobilisation de son fief. Il y a été maire de 2008 à 2017, député dès 2017, réélu trois fois depuis, dont la dernière en juin 2022. Largement suffisant pour savoir ce que symbolise cette foule de 8 000 personnes venues demander le retrait de son projet de loi. « Du jamais-vu depuis 1995 », dixit la CGT locale. Un chiffre presque vertigineux dans une commune de 16 000 âmes.

Annonéen de naissance, le ministre du travail a probablement eu vent des nombreuses huées à l’évocation de son nom ou des banderoles à son effigie, comme celle qui le proclamait « socialiste un jour, traître pour toujours ». Et la révélation des accusations du Parquet national financier (PNF) à son égard, vendredi dans Mediapart, devraient servir de carburant à la colère dont il est l’objet.

Sur ses terres, les anciens compagnons de route d’Olivier Dussopt peinent à suivre son cheminement politique. À la tête de l’union locale CFDT-Retraités, Yannick Boulet-Decourt est à deux doigts de perdre sa voix à force d’enchaîner les slogans, pestant contre une sono rudimentaire « qui ne crache pas beaucoup ».

Ancienne adhérente du Parti socialiste (PS) local, dirigé par Dussopt, et directrice de la bibliothèque municipale, la retraitée raconte sa « peine » de voir son ancien camarade (et patron) incarner une réforme aussi « injuste ». « Ce n’est pas le maire que j’ai connu, souffle-t-elle. Même à la CFDT, où on n’est pas des gros révolutionnaires, cette réforme passe très mal. »

Reniements en cascade
Le dernier coup de semonce, peut-être le plus symbolique, est récemment venu du maire de la ville. Jusque-là silencieux sur le sujet, Simon Plénet (PS) a dit dans Le Dauphiné libéré son opposition à une réforme qui « portera préjudice aux travailleuses et travailleurs les plus précaires », appelant à une « taxation des plus riches » pour financer le système par répartition. Venant de son successeur et « ami », la critique raconte à elle seule le désaveu que réserve à Olivier Dussopt sa terre natale.

« Qu’est-il arrivé à l’enfant du pays, camarades ? », a lancé, mardi 31 janvier, le représentant local de Force ouvrière. La question taraude, au-delà de la cité ardéchoise, celles et ceux qui ont côtoyé l’intéressé dans ses fonctions successives. « C’est terrifiant, soupire l’ancienne ministre socialiste Marylise Lebranchu, l’une de celles qui le connaît le mieux. Le voir accrocher son nom à un recul social de cette ampleur, quand on sait qui il est, c’est très difficile à comprendre. »

Le 17 janvier dernier, le sujet a pris la forme d’une flèche, lancée par Olivier Faure. Lors des questions au gouvernement, le premier secrétaire du Parti socialiste a apostrophé son ancien collègue : « Je vous ai connu à une autre époque, celle où vous défendiez les Français qui ont commencé à travailler tôt. […] Je ne suis pas dans votre tête ni dans votre peau mais j’ai honte pour vous. Honte de voir que vous avez complètement renié ce que vous avez été jusqu’ici, à savoir l’apôtre du progrès social. »

C’était un mec avec une vraie conscience de classe. Son engagement politique était la conséquence de la colère qu’il avait accumulée.
Un de ses anciens amis socialistes

Pour Olivier Dussopt, le regard dans le rétroviseur a effectivement de quoi donner le tournis. En mai 2010, alors député socialiste, c’est lui qui interpellait le gouvernement de Nicolas Sarkozy sur son souhait de décaler l’âge de départ à la retraite. « Cette volonté de reculer l’âge légal est doublement injuste, affirmait le jeune élu. D’une part, elle écarte d’emblée la recherche d’autres recettes, notamment la mise à contribution de l’ensemble des revenus et en particulier de ceux issus du capital. »

Dans un écho cruel aux critiques dont il fait l’objet aujourd’hui, Olivier Dussopt dénonçait ensuite la « double peine » que constituait, pour les jeunes générations déjà touchées par « la précarité » et « le chômage », le fait d’éloigner « toujours plus le moment de leur départ en retraite ». Et l’Ardéchois de conclure, à destination d’Éric Woerth, ministre du travail (devenu lui aussi macroniste) : « Allez-vous, oui ou non, reculer l’âge de la retraite de soixante à soixante-trois ans ? »

Quelques mois plus tard, une fois le projet voté, Olivier Dussopt signait avec ses collègues socialistes une saisine au Conseil constitutionnel, pour censurer une « réforme injuste, inéquitable et inefficace ». L’argumentaire utilisé pour convaincre l’institution de la rue de Montpensier n’a pas pris une ride. « Certains salariés (ceux qui ont commencé à travailler tôt) devront en réalité cotiser plus longtemps », écrivaient les socialistes. « Plus d’années d’incapacités au service d’une vie plus courte », résumaient les signataires, dénonçant enfin la rupture du « principe d’égalité » envers les femmes, « particulièrement atteintes par le report » de l’âge légal.

À l’époque, Olivier Dussopt est classé à l’aile gauche du parti. Ses mentors se nomment Henri Emmanuelli, Benoît Hamon ou Martine Aubry. Et son identité politique repose sur deux socles : sa fine connaissance des finances et des collectivités locales, ainsi que son ancrage ouvrier. « C’était un mec avec une vraie conscience de classe, se souvient un socialiste dont il fut proche. Il parlait beaucoup des conditions de travail de sa mère ouvrière, c’était un vrai moteur chez lui contre l’injustice sociale. Son engagement politique était la conséquence de la colère qu’il avait accumulée. »

L’homme qui voulait devenir ministre
Invité de Mediapart en 2016, l’intéressé ne disait pas autre chose. « Je n’ai qu’un moteur, c’est le rejet total des inégalités, affirmait-il sur notre plateau. J’ai une haine, une fureur totale contre les inégalités, et particulièrement contre l’inégalité des chances. J’ai des convictions qui renvoient à des cheminements personnels. Personne […] ne m’apprendra ce qu’est la précarité. Je l’ai connue et je la connais dans le regard de mes concitoyens. Ce sont mes seules motivations. »

Les seules, vraiment ? À l’heure de tenter de comprendre le virage à 180 degrés qu’il a opéré, les anciens amis d’Olivier Dussopt soulèvent un autre pan de sa personnalité politique. « C’est l’histoire d’un mec à qui Paris monte à la tête », résume l’ancien ami cité plus haut. D’Annonay à Paris, plusieurs interlocuteurs utilisent la même formule : « Il voulait absolument devenir ministre. »

Au milieu du quinquennat Hollande, Olivier Dussopt a pensé son heure venue. Député reconnu pour sa maîtrise des dossiers, devenu président de l’Association des petites villes de France (APVF), réélu maire dès le premier tour en 2014, il a vu d’un bon œil l’arrivée de Manuel Valls à Matignon juste après les municipales. L’entourage du nouveau premier ministre lui aurait promis le poste de ministre délégué à la décentralisation. Le poste a finalement échu à André Vallini. « Pour lui, ça a été une vraie amertume, se souvient Marylise Lebranchu. Il avait en lui cette ambition. »

Début février 2016, l’Ardéchois a cru de nouveau en ses chances alors qu’un remaniement se préparait, à la faveur du départ de Laurent Fabius vers le Conseil constitutionnel. Ses ambitions ont été sacrifiées, cette fois sur l’autel d’un accord entre Manuel Valls et le Parti radical de gauche : Jean-Michel Baylet, son président, et Annick Girardin ont hérité des portefeuilles que lorgnait le député-maire d’Annonay.

Pas rancunier, ce dernier a annoncé en décembre 2016 son ralliement à Manuel Valls pour l’investiture socialiste à l’élection présidentielle. Une première surprise pour celles et ceux qui l’ont côtoyé à l’aile gauche du parti. « [Manuel Valls] a évolué, a changé en presque dix ans, justifiait-il alors sur Mediapart. L’exercice du pouvoir l’a amené à revisiter un certain nombre des affirmations et des propositions qu’il portait. » Une fois encore, ses contempteurs jurent qu’il a vu dans l’aventure vallsiste le meilleur moyen de devenir ministre.

S’est alors ensuivi le dernier virage d’Olivier Dussopt, le plus ardu peut-être. Car la conversion au macronisme de l’Ardéchois n’avait rien d’évident. En 2014, il avait traité de « connard » le ministre de l’économie de l’époque, dans les couloirs de l’Assemblée nationale, après qu’il avait qualifié les ouvrières de Gad d’« illettrées ». Au début du quinquennat, Olivier Dussopt n’a pas voté la confiance au gouvernement d’Édouard Philippe et s’est opposé à tous les textes budgétaires. Le 21 novembre, il votait contre le projet de loi de finances ; le 24 novembre, il était nommé à Bercy, comme secrétaire d’État auprès du ministre des comptes publics.

Là encore, c’est la piste de l’ambition personnelle qui l’emporte chez ses anciens camarades. « Il a obtenu ce qu’il a toujours rêvé d’avoir », estime un socialiste. À un ami qu’il croise peu avant sa nomination au gouvernement, il confie avoir « fait le tour comme maire et fait le tour comme député ». Sous-entendu : hors de question de refuser la proposition d’Édouard Philippe et de se condamner à cinq ans dans l’opposition.

En Macronie, sa trajectoire est linéaire : secrétaire d’État, puis ministre délégué aux comptes publics sous Jean Castex, il se voit confier le ministère du travail à l’aube du second quinquennat. Avec une feuille de route marquée à droite, par la réforme de l’assurance-chômage autant que par la réforme des retraites. Marylise Lebranchu y voit le « cynisme » du « en même temps ». « Macron prend des personnalités issues de la gauche pour mettre en place des politiques de droite », juge l’ancienne ministre. L’ancien socialiste cité plus haut se fait sévère : « Son évolution relève d’une vraie trahison de classe. Entre le chômage, les retraites et bientôt l’immigration, son bilan, ça sera d’avoir fait mal à des gens qui ont déjà souffert. »

Désormais en première ligne, Olivier Dussopt donne à voir les limites de son envergure politique. Au gouvernement, plusieurs de ses collègues ont ouvert de grands yeux en le voyant présenter la réforme à la presse. « Il avait la voix tremblante, on l’entendait à peine », déplorait le lendemain un communicant de l’exécutif. Sa relation avec les organisations syndicales n’a pas non plus brillé par sa fluidité, si bien que Matignon a repris la main sur les concertations dès l’automne.

« Contrairement à ce qu’on croit parfois, c’est quelqu’un d’assez rigide », note Marylise Lebranchu, qui a porté avec lui la loi NOTRe. L’ancienne ministre se souvient qu’en commission, un jour, elle lui chuchote qu’elle ne donnera pas d’avis favorable à un amendement qu’il porte. La réponse fuse, en forme de menace : « Si vous ne me le prenez pas, je ne prendrai pas les vôtres. »

À Annonay, l’élu communiste Vincent Dugua a gardé le souvenir d’un autre épisode : les négociations pour faire liste commune avec Olivier Dussopt, avant les municipales de 2014. « Il nous a dit qu’il voulait bien nous prendre dans sa majorité mais qu’il ne voulait pas nous entendre discuter ses arbitrages en conseil municipal, raconte l’élu. En gros, on pouvait venir mais on n’avait pas le droit de parler. C’est ça, la méthode Dussopt. »

Alors que le texte arrive à l’Assemblée nationale lundi, la menace imminente d’un procès pour « favoritisme », révélée vendredi, vient fragiliser un peu plus la position du ministre. Le député socialiste Philippe Brun a réclamé samedi sur BFMTV sa « mise en retrait », jugeant que cette affaire l’« affaiblit moralement » et « le disqualifie pour porter cette réforme et la mener à bon terme ». Sur la même antenne, le député de la France insoumise (LFI) Louis Boyard s’est demandé si c’était « un gouvernement ou une garde à vue ». « Peut-on avoir confiance quand il y a autant de ministres qui sont soupçonnés », a-t-il dit.

Pour l’instant, l’exécutif et la majorité font bloc derrière lui, sur consigne de l’Élysée. « Olivier Dussopt a toute ma confiance, a déclaré la première ministre Élisabeth Borne dans un entretien au JDD. C’est un homme engagé, un ministre solide et un élu attaché à son territoire. Il défendra notre projet à l’Assemblée ». Mais demain, si la réforme s’enlise ? Faute de parti (il a dissout le sien, Territoires de progrès, dans Renaissance) et de soutiens, Olivier Dussopt pourrait peiner à conserver un maroquin qu’il a si longtemps convoité.

Ilyes Ramdani