Pauvreté, inégalités sociales

Le Monde.fr : TRIBUNE : Cinq députés de la Nupes, dont François Ruffin : « Notre économie à deux vitesses produit un salariat à deux vitesses »

Février 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : TRIBUNE : Cinq députés de la Nupes, dont François Ruffin : « Notre économie à deux vitesses produit un salariat à deux vitesses »

Ni l’instauration d’un « dividende salarié », ni « un mécanisme légal de partage de la valeur » ne rééquilibreront la distorsion entre capital et travail, disent ces élus, dont François Ruffin (LFI), Philippe Brun (PS) et Eva Sas (EELV).Publié aujourd’hui à 10h00, mis à jour à 10h35 Temps deLecture 4 min.
Offrir l’article

« Au service de qui êtes-vous ? » Le mercredi 25 janvier, à la veille du débat parlementaire sur la réforme des retraites, Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC (syndicat des cadres), était entendu à l’Assemblée nationale. Et il interpellait ainsi les députés de la majorité : « La part revenant aux salariés a nettement baissé. Alors que la part versée en dividendes, elle, a triplé. Que faites-vous pour rééquilibrer ce partage de la valeur ? Rien, votre projet de loi ne prévoit rien. Au contraire, vous aggravez les choses. Alors, votre politique, vous la menez pour qui ? Pour les salariés français ou pour les fonds de pension anglo-saxons ? »

C’est le point aveugle, et pourtant central, du débat économique : le partage de la valeur ajoutée. En France, le dernier rapport sur le sujet date de 2009, sous Nicolas Sarkozy, confié au directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) d’alors, Jean-Philippe Cotis.

Qu’en est-il sorti ? De l’après-guerre aux années 1970, la part des salaires tourne aux alentours de 70 %. Puis elle atteint un point haut au début des années 1980, près de 75 %, sous l’effet cumulé du choc pétrolier, des luttes de travailleurs post-68, de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Cette part chute ensuite brusquement, dès 1983, de près de dix points, tombant à 65 % environ sous le choc de la « désinflation compétitive ». On peut considérer qu’elle est à peu près stable depuis, mais stable à son point le plus bas depuis l’après-guerre.

« Une part inhabituellement élevée »
Ce document, officiel, mériterait d’être réactualisé. Mais plus récemment, en 2021, l’Insee confirmait ce partage inégal : « Le taux de marge des entreprises s’est envolé aux alentours de 36 %, son plus haut niveau depuis 1949, date à laquelle l’institut a commencé la mesure de ce ratio », selon Libération, le 2 décembre 2021. Même avec un fléchissement en 2022, il demeure à de hauts niveaux.

Et ce qui est vrai en France l’est dans le monde : « La part des profits est inhabituellement élevée à présent (et la part des salaires inhabituellement basse), notait en 2007 la Banque des règlements internationaux. En fait, l’amplitude de cette évolution et l’éventail des pays concernés n’ont pas de précédent dans les 45 dernières années. » (Working Papers, n° 231, Bâle, 2007). Voilà qui réclame, de notre part, plusieurs commentaires.

Les sommes en jeu sont immenses. Un point de produit intérieur brut (PIB), en France, c’est 25 milliards d’euros. Revoir ce partage, ce sont donc des dizaines de milliards d’euros, sinon des centaines de milliards, qui sont à redistribuer. Et le « déficit des retraites » aussitôt comblé.

Dans ce glissement, ces cinq à dix points de PIB, tout se rencontre : la « modération salariale » prônée depuis quarante ans, le sous-emploi (chômage, CDD, intérim, temps partiels…) qui demeure massif, le rabotage continu des droits (au chômage, à la retraite…).

Toutes les entreprises n’en bénéficient pas : nous assistons à une « vampirisation » de la plus-value par une poignée de firmes qui ne laissent à leurs sous-traitants, sous-sous-traitants, sous-sous-sous-traitants, que des miettes. Et qui s’auto-exonèrent, en plus, de leurs impôts, masquant la réalité du partage de la valeur ajoutée. Cette « économie à deux vitesses » réclamerait d’être étudiée, éclairée, par la statistique publique.

Entre capital et travail, une tierce donnée disparaît : l’investissement. Qui, dans les sociétés cotées en Bourse, est écrasé par les exigences des actionnaires. Une dévoration de l’intérieur, dont Sanofi est le modèle : destruction des lieux de production, fermetures des centres de recherche pour « créer de la valeur ».

Face à cette distorsion, majeure, manifeste, entre capital et travail, quelle est la voie prônée par le président Macron et sa majorité ? Quel est l’outil recommandé ? Le « dividende salarié ». C’est-à-dire transformer le travailleur en actionnaire pour qu’il perçoive les fruits de son travail… Comme l’a répondu Force ouvrière, auditionnée à l’Assemblée : « Votre question porte sur le pouvoir d’achat, mais vous n’envisagez pas les salaires dans les solutions ! »

Mesure de justice sociale
Autre souci : les firmes sont les reines de l’optimisation. Par les « prix de transferts » notamment, McDonald’s, Procter & Gamble et consorts déplacent leurs bénéfices vers des cieux avantageux : le Luxembourg, la Suisse. Le PIB de l’Irlande a ainsi grimpé de 44 % depuis la crise du Covid. L’Etat y est grugé (et se laisse volontiers gruger, en toute complicité), mais également les salariés : il ne leur reste rien à se partager.

Enfin, et surtout : notre « économie à deux vitesses » produit un salariat à deux vitesses. Les travailleurs de Total toucheront, peut-être, un dividende, tant mieux pour eux. Mais à quoi aura droit l’agent d’entretien, sous-traité, qui nettoie les locaux ? A quoi aura droit la caissière du magasin Total franchisé ? A rien. C’est là que se trouvent, pour beaucoup, les cinq millions de « deuxième ligne », qui cumulent bas revenus, horaires hachés, pénibilité. Qui voient leur pouvoir d’achat rogné par l’inflation. C’est à eux, d’abord, qu’une mesure de justice sociale devrait s’adresser. Mais la piste retenue par le gouvernement, tout comme la prime Macron, vont faire l’inverse : les exclure.

A la place, pour elles, pour eux, que proposer ? Une évidence, d’abord, les salaires, tout pour les salaires : le salaire minimum, qu’il faut relever, les autres qu’il faut indexer sur l’inflation, au moins jusqu’à hauteur de 2 000 euros, revaloriser les grilles salariales par branches, lier ces salaires à une qualification, et surtout, ne pas les remplacer par des primes, des bonus, aléatoires.

Un accord entre des syndicats de patrons et de salariés vient d’étendre « un mécanisme légal de partage de la valeur », formulation bien floue, aux sociétés de moins de cinquante salariés. Mais voilà qui ne résout en rien « l’économie à deux vitesses ».

Au-delà, notre démocratie sociale est à refonder, pour qu’elle ne s’arrête plus aux portes de l’entreprise : que le salarié bénéficie de garde-fous, qu’il ait son mot à dire des ateliers, des bureaux, jusqu’aux conseils d’administration, à la direction. C’est un vaste chantier, mais le bien-être au travail passe par cet impératif.

Et bien sûr, en urgence, dès maintenant : renoncer aux deux ans de plus, à ces 64 ans dans les métiers où, bien souvent avant la soixantaine, le corps est déjà usé. Le mardi 10 janvier 2023, Elisabeth Borne présentait sa réforme des retraites. Le même jour, le quotidien patronal Les Echos titrait : « Dividendes records pour le CAC 40 en 2022 : 80 milliards d’euros. » C’est ce scandale, criant, patent, que l’Etat, que des lois doivent, devraient, atténuer. Et non aggraver.

Philippe Brun, député (PS, Eure) ; Marianne Maximi, députée (LFI, Paris) ; François Ruffin, député (LFI, Somme) ; Eva Sas, députée (EELV, Puy-de-Dôme) ; Jean-Marc Tellier, député (PCF, Pas-de-Calais).
Tous sont membres de la mission parlementaire sur l’évaluation des outils fiscaux et sociaux de partage de la valeur dans l’entreprise.

Collectif