Russie

Mediapart : La psychiatrie punitive fait son retour en Russie contre les opposants

il y a 2 mois, par infosecusanté

Mediapart : La psychiatrie punitive fait son retour en Russie contre les opposants

Afin d’éteindre les voix critiques du régime, le Kremlin a non seulement recours aux emprisonnements, mais aussi aux internements psychiatriques forcés. Une pratique qui rappelle l’époque soviétique.

Estelle Levresse

11 mai 2024

DepuisDepuis près d’un an, Elena Rodina, 59 ans, subit un traitement forcé pour une durée indéterminée dans un hôpital psychiatrique. « Ils veulent faire de moi un légume, me droguer dans un hôpital psychiatrique. Ce sont peut-être mes dernières lettres avec une mémoire vive et un esprit ferme », a-t-elle écrit aux organisations de défense des droits humains en juillet 2023.

Originaire de Crimée, cette avocate et militante de l’opposition russe était poursuivie pour ses publications sur les réseaux sociaux dénonçant la guerre en Ukraine et critiquant le régime de Vladimir Poutine. Accusée d’appel public au terrorisme, elle avait été arrêtée en mars 2023 avant que la justice russe n’abandonne les poursuites pénales quatre mois plus tard, mais la condamne à un traitement médical obligatoire.

En Russie, son cas n’est pas isolé. Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, des dizaines de citoyen·nes ayant exprimé publiquement leur opposition à la guerre sont victimes de psychiatrie punitive.

À 36 ans, Igor Yakunichev était blogueur dans un village du district autonome de Iamalo-Nénétsie, dans la région arctique. Poursuivi depuis un an dans le cadre de plusieurs affaires pénales, il a été interné de force le 1er avril dans un établissement spécialisé de la région de Tyumen.

Maxime Lypkan, lui, n’avait pas 18 ans quand il a été arrêté une première fois et envoyé en centre de détention pour mineurs pendant treize jours. Son crime : avoir déposé des fleurs sur le monument aux victimes de la répression stalinienne à Moscou en mémoire des Ukrainien·nes décédé·es. Arrêté à nouveau en 2023, le tribunal l’a finalement déclaré « irresponsable au moment de l’infraction » et a ordonné le 19 février le suivi d’un traitement médical hospitalier obligatoire.

Des peines absurdes
À Saint-Pétersbourg, Victoria Petrova a connu plus de dix-huit mois de détention préventive avant d’être déclarée « aliénée » et internée de force en décembre 2023. Une peine absurde, selon son avocate Anastasia Pilipenko. « Si Victoria n’était pas consciente de ses actes, comment peut-elle être accusée d’avoir publié des informations sciemment fausses ? », a commenté l’avocate dans le journal russe indépendant Paper.

Dans leur rapport d’expertise médicale, les psychiatres ont décidé qu’elle était parfois incapable de contrôler ses actes ou d’en être responsable, et qu’elle représentait un danger pour elle-même et pour autrui, sans fournir aucune justification.

Accusée d’avoir diffusé de « fausses informations » sur l’armée de son pays, cette ancienne manager de projet, âgée de 30 ans, risquait dix ans de prison. Aujourd’hui, comme ses compagnons d’infortune, elle n’a aucune idée du temps que durera son traitement. Tous les six mois, une commission médicale spéciale se réunit pour décider s’il doit ou non être prolongé. « Le séjour à l’hôpital peut être reconduit pratiquement indéfiniment », se désole son avocate.

Une étude menée par l’organisation Human Rights in Central Health-FGIP et le Centre Andreï Sakharov, présentée au congrès annuel de l’Association européenne de psychiatrie à Budapest le 7 avril, a montré une forte augmentation du recours à la psychiatrie comme moyen de répression au cours de ces dernières années en Russie. Une tendance qui s’est amplifiée dans le pays depuis le lancement de l’offensive en Ukraine et l’adoption de plusieurs lois de censure militaire pour museler toute voix critique contre le régime.

À l’époque soviétique, la psychiatrie punitive était généralisée contre les opposants au régime communiste.

Plus de 80 cas d’internement psychiatrique pour des raisons politiques sont actuellement recensés, dont 40 % concernent des personnes ayant pris position contre la guerre. « La psychiatrie est utilisée comme un outil pour menacer et punir l’activisme antiguerre. Les psychiatres russes impliqués dans cette pratique le font de leur plein gré et avec obéissance, ce qui fait d’eux des participants à la guerre d’agression en Ukraine », dénonce le rapport qui relate en détails 25 exemples de recours abusif à la psychiatrie.

Les citoyen·nes antiguerre ne sont pas les seul·es visé·es : les militant·es d’opposition et les activistes de la société civile comme les défenseurs et défenseuses des droits humains, de l’environnement ou de la cause LGBTQI+ subissent également ces pratiques punitives.

Chaman de Yakoutie, Alexandre Gabychev avait défrayé la chronique en 2019 pour avoir entamé une marche vers Moscou dans le but de « chasser » Vladimir Poutine du Kremlin. Après plusieurs hospitalisions de force, la justice a finalement ordonné son internement pour une durée indéterminée en 2021. « Une fois de plus, les autorités utilisent les “soins psychiatriques” à titre punitif », avait alors dénoncé Amnesty International, pour qui l’homme de 52 ans est devenu « un symbole de la résistance populaire au gouvernement toujours plus répressif de Vladimir Poutine ».

Autre victime emblématique de psychiatrie punitive dans la Russie moderne, Olga Kuzmina, une militante écologiste moscovite qui s’est battue en 2021 contre l’abattage d’arbres dans un parc de la capitale. Selon les informations de l’ONG spécialisée dans la persécution politique OVD-Info, l’examen psychiatrique a indiqué qu’elle souffrait d’un « trouble de la personnalité schizotypique », qu’elle représentait « un danger accru pour la société » et qu’elle ne pouvait « pas être consciente de la nature réelle de ses actes ». Un diagnostic qui permet de lui imposer un traitement psychiatrique, sa libération ne pouvant être autorisée que lorsqu’un médecin déterminera que le traitement n’est plus nécessaire.

Répandre la peur
L’association de défense des droits humains Agora, désormais déclarée organisation indésirable en Russie, avait alerté sur la situation dès 2016. Dans un rapport, elle constatait que certains tribunaux faisaient pression sur des prisonniers et prisonnières politiques en menaçant de les envoyer dans un hôpital psychiatrique.

Par ailleurs, une dizaine de militants écologistes ont subi des persécutions psychiatriques punitives depuis 2019. « Le premier objectif des autorités est de les réduire au silence et de répandre la peur. Un autre objectif est de marginaliser les groupes de militants, leurs luttes et le militantisme lui-même », déclare Vitaly Servetnik, coordinateur de l’Environmental Crisis Group, un mouvement de soutien aux militant·es écologistes.

« La pathologisation de l’opposition a été utilisée dans le passé comme un outil supplémentaire pour réduire au silence ceux qui contestent le pouvoir du statu quo et les prétendues valeurs traditionnelles, que ce soit dans les pays occidentaux ou orientaux. L’augmentation récente de cette pratique en Russie est une tendance très effrayante et la communauté médicale internationale devrait la dénoncer immédiatement », estime-t-il.

D’autant qu’elle rappelle les heures sombres de l’époque soviétique, quand la psychiatrie punitive était généralisée contre les opposants au régime communiste. S’appuyant sur l’idée défendue par Nikita Khrouchtchev qu’il fallait être « fou » pour ne pas croire au système, le patron du KGB, Iouri Andropov, développa à partir des années 1960 un réseau d’hôpitaux psychiatriques, appelés psikhouchka en russe, où étaient enfermés les dissidents déclarés malades mentaux en raison de leur « conscience anti-soviétique ». Des milliers de personnes ont ainsi été incarcérées et soumises à des traitements débilitants pour des périodes indéfinies, sans pouvoir faire appel des décisions des autorités.

Un système longuement décrit dans ses ouvrages par le plus connu d’entre eux, Vladimir Boukovski. Il n’avait que 21 ans quand il fut condamné pour la première fois à un séjour en hôpital psychiatrique sous le diagnostic de « schizophrénie à évolution lente ». On est alors en 1963. Sept ans plus tard, il parviendra à faire passer ses écrits à l’Ouest et à révéler au grand jour les pratiques d’instrumentalisation de la psychiatrie menée par le régime soviétique.

Au total, le dissident passera douze ans de sa vie en prison, en hôpital psychiatrique ou en camp de travail, avant d’être finalement expulsé d’URSS lors d’un échange de prisonniers en 1976. Il est décédé à Londres en 2019.

« La profession psychiatrique est ou est redevenue totalement soumise aux souhaits de l’élite politique. Les principes de base du serment d’Hippocrate n’ont aucune valeur dans la Russie d’aujourd’hui », notent dans leur étude l’organisation Human Rights in Central Health-FGIP et le Centre Andreï Sakharov. À l’époque soviétique, de nombreux dissidents ont subi une évaluation psychiatrique à l’Institut Serbski de Moscou, toujours opérationnel aujourd’hui. En juin 2023, Vladimir Poutine a chargé le ministère de la santé d’y créer un département de recherche chargé d’enquêter sur « le comportement social » des personnes LGBTQI+.

« Peu à peu on revient à une situation qui n’est pas très différente de l’époque soviétique lorsque le serment d’Hippocrate avait été remplacé par le serment du médecin soviétique, dans lequel la première allégeance était au Parti plutôt qu’à l’éthique médicale », alertent les auteurs de l’étude.

Estelle Levresse