Divers

Site d’Ensemble - Réaction de Bernard Friot à l’article de Jean Claude Mamet paru sur le site d’Ensemble .

Mars 2018, par Info santé sécu social

Jean-Claude Mamet est un ami dont je m’honore depuis près de vingt ans de l’intérêt qu’il porte à mon travail. Il a publié sur le site d’Ensemble ! le 26 décembre 2017 un article intitulé « Autour du dernier livre de Bernard Friot, Vaincre Macron » et m’a invité à y répondre, ce que je fais bien volontiers. Les passages entre guillemets sont des citations du texte de Jean-Claude (sauf ceux qui sont en italiques, tirés de Vaincre Macron).
Est-ce que j’« enjolive » le moment communiste « très contestable » de la Libération, est-ce que je « travestis » l’histoire, est-ce que je « cherche à ressusciter un passé mythique du PCF » en écrivant l’histoire d’une manière « très lyrique » ?

Un ami me disait récemment en substance : “Vous à gauche, pris individuellement, vous êtes très bien, mais ensemble, qu’est-ce que vous êtes mauvais ! Nous à droite, pris individuellement, on est ordinaires, mais ensemble, qu’est-ce qu’on est bons !“ Il faudra qu’un jour celles et ceux qui à gauche, tout à leurs querelles groupusculaires, fournissent à la classe dirigeante le dossier à charge contre le parti communiste dont elle se délecte, s’interrogent sur leurs responsabilités dans la disqualification des conquêtes dont il a été porteur. Pour prendre un exemple qui pèse encore lourdement aujourd’hui dans le vol de l’histoire populaire, ce sont des économistes de gauche, et pour beaucoup d’une extrême-gauche construisant le récit des trahisons staliniennes, qui ont fourni à la bourgeoisie dans les années 1970 la thèse dite de la régulation selon laquelle un prétendu compromis fordiste passé en 1945 entre le patronat et la CGT aurait empêché la révolution en France (partage du monde dans les accords de Yalta oblige !) tout en fournissant à la production de masse les débouchés nécessaires à la valorisation du capital. Ainsi, les militants communistes mobilisés dans ce qu’ils croyaient être les conquis de la Libération auraient été en réalité les idiots utiles de la phase fordiste du capitalisme. Résultat : nombreux aujourd’hui sont celles et ceux qui, nourris de ces bobards intellectuels que les programmes officiels du lycée ont évidemment colportés, sont réduits à des mobilisations défensives vouées à la défaite faute de s’appuyer sur les prémices d’une révolution du travail construits à grand labeur à la Libération et au cours des deux décennies qui ont suivi. Oui, il est grand temps de sortir d’un postulat méprisant (l’existence d’une seule classe pour soi, la bourgeoisie) et d’écrire l’histoire révolutionnaire dont la classe ouvrière a été porteuse, et si je m’y emploie dans Vaincre Macron, nous sommes encore bien trop peu nombreux à le faire.

Est-ce qu’il n’y a que ceux qui disent que ce qu’ils font est révolutionnaire qui sont révolutionnaires ? Faut-il prendre le pouvoir politique pour être révolutionnaire ? Est-ce que le communisme est un long fleuve tranquille dès lors qu’il se construit dans la poursuite d’un « déjà-là » de la révolution du travail ?

Jean-Claude Mamet récuse l’existence d’une classe révolutionnaire à la Libération au nom de deux arguments.
Premièrement, il estime que « faire la révolution sans le savoir, c’est quand même un problème ». Pour être classique, ce propos idéaliste n’en est pas moins faux, sauf à supposer que ce sont les idées qui mènent le monde. Qu’on ne trouve pas chez Croizat de textes disant qu’il est en train de construire des institutions communistes du travail ne prouve en rien qu’il ne le fait pas . Il n’y a aucune contradiction à écrire, comme je le fais dans Vaincre Macron, que la classe ouvrière est en 1946 « une classe pour soi, consciente de ses intérêts, qui a été capable d’imposer des institutions du travail alternatives à celles de la classe dominante » et qu’elle n’avait pas à l’époque le projet explicite de cette alternative, car « une institution révolutionnaire ne révèle sa portée que dans la durée ». La conscience de la portée de l’acte qu’on pose n’est pas la condition pour être une classe pour soi. Lorsque, symétriquement, Rocard attaque les allocations familiales ou la pension de retraite ou l’indemnisation du chômage comme salaire, il ne dit pas (et ne pense pas) qu’il restaure la pratique capitaliste du travail, il le fait. Avoir conscience de ses intérêts est d’abord une question d’acte, pas de discours. Bien sûr, dans le long terme, si le discours ne vient pas justifier l’acte de façon cohérente, la portée de ce dernier est menacée. C’est pourquoi je suis si insistant, dans Vaincre Macron, sur l’urgence de mettre enfin sur les actes de 1946 les mots adéquats : révolution, communisme.

Le second argument de Jean-Claude Mamet sur l’absence de portée révolutionnaire de 1946 est encore plus dangereux que faible : selon lui, il n’y a pas de révolution sans prise du pouvoir politique, or ça n’était pas le projet du parti communiste en 1946, donc il n’y a pas eu de révolution. Nous sommes ici devant une des principales apories de la gauche anticapitaliste, qui met la charrue du changement de régime politique avant les bœufs du changement du mode de production. La bourgeoisie, classe révolutionnaire qui a réussi, a d’abord imposé les institutions économiques capitalistes avant d’être en mesure d’imposer un nouveau régime politique, car si elle avait pris le pouvoir politique avec un mode de production resté majoritairement féodal, elle aurait été battue. Il est évident qu’il faut de temps en temps participer au pouvoir politique pour soutenir les institutions économiques communistes en train d’être construites, comme cela s’est passé avec les cinq ministres communistes sur des strapontins pendant un an en 46, tout comme la bourgeoisie y a été associée avec des hauts et (surtout) des bas entre le 14ème et le 18ème siècle. Mais faire de la prise du pouvoir politique la condition de la création d’institutions révolutionnaires de la production est une idée reçue chez les anticapitalistes dont il est nécessaire qu’ils se débarrassent, d’autant qu’elle mobilise sur le terrain des élections et de la présence minoritaire dans les instances politiques une énergie militante qui serait autrement plus efficace appliquée à la conquête (éminemment politique, elle !) du pouvoir sur les lieux de travail.
A ce propos, je suis très surpris que Jean-Claude Mamet soit en désaccord avec moi quand j’écris que la classe révolutionnaire « ne se construit que dans la responsabilité économique ». C’est pourtant évident, et la preuve a contrario est apportée par la détermination avec laquelle le patronat a attaqué tout début de pouvoir économique des travailleurs, qu’il se soit agi de la gestion du régime général ou de la maîtrise de leur travail par les soignants, les cheminots ou les agents d’EDF-GDF. Enfermer l’expression des travailleurs dans la protestation, la défense contre les attaques des droits sociaux ou la parlote du dialogue social, leur ôter toute responsabilité économique est décisif pour nos adversaires. Et ce n’est pas être grand clerc que de chercher la cause de l’échec de tant de mobilisations syndicales et politiques des dernières décennies dans la renonciation à la prise de pouvoir sur la production.

Quant à induire, comme le fait Jean-Claude, que si – comme je le pense – le communisme se construit dans la révolution du travail, alors je suis sur une ligne gradualiste « d’une sorte de continuum ou d’une linéarité », c’est fort de café ! Être en permanence sur la brèche de la lutte de classes sur la valeur, c’est linéaire ? Je parle à plusieurs reprises de successions de temps à forte intensité conflictuelle suivis de temps plus atones, voire de reculs. Quand je propose de populariser le doublement des cotisations, le non remboursement des prêteurs de l’investissement, la suppression du crédit, la propriété patrimoniale de tous les outils de travail, grands ou petits, par des collectivités publiques, le salaire comme droit politique de la personne, je suis dans la linéarité, le continuum du « déjà là » ? Débattre de l’illégitimité du crédit pour créer de la monnaie et financer l’investissement, ça n’est pas mener une bataille politique ? Encore une fois, je n’identifie pas lutte politique et lutte électorale. Je pense même qu’il y a une forme d’irresponsabilité à chercher la victoire électorale quand l’absence de travail politique en matière de souveraineté des travailleurs sur l’outil de travail fait qu’une victoire électorale nous mettrait dans la situation de Syriza. A fortiori quand c’est la présidentielle, élection piège à cons par excellence, qui devient l’enjeu décisif du « pouvoir politique ». Je n’ai pas écrit Vaincre Macron dans un pays imaginaire, mais dans un pays où la gauche de gauche venait une fois de plus de donner dans le panneau de la présidentielle.

Est-ce que mon analyse « ne fait pas assez le pont (avec) les préoccupations très concrètes de celles et ceux qui cherchent à se débrouiller dans la crise actuelle », est-ce qu’elle « insulte les syndicalistes qui se démènent dans les contradictions du terrain » ?

Si c’était vrai, je ne serais pas invité comme je le suis par quantité de structures militantes. Bien sûr qu’il faut, comme le dit Jean-Claude, « labourer davantage » dans le sens de « qu’est-ce qu’on fait à partir des situations concrètes ? », mais je ne suis pas, comme chercheur, en situation de le faire. J’essaie avant tout de fournir quelques catégories analytiques utiles à des militants qui, eux, leur donnent chair dans les lieux de leur action. Et je participe à suffisamment de journées de formation, à la CGT en particulier, pour constater que les militants ne se sentent pas insultés par mes propos. Au contraire, ils considèrent que mes propos leur donnent la pêche et ils me font revenir.

Est-ce que récuser le partage du travail c’est être contre la réduction du temps de travail ? Est-ce que la réduction de l’âge de la retraite est une réduction du temps de travail ?

Sur la question très sensible de la réduction du temps de travail, Jean-Claude commet deux contresens de lecture, ce qui est rare chez lui qui est un bon lecteur (je n’en dirais pas autant de plusieurs de mes contradicteurs, Michel Husson ou Pierre Khalfa en particulier, qui eux pratiquent les contresens à haute dose).
Premier contresens : il est faux que dans Emanciper le travail j’ai « attaqué très violemment les partisans de la RTT comme des gens qui évitent le combat anticapitaliste ». Ayant eu comme universitaire une obligation de service de 192 heures d’enseignement par an, je suis un fervent partisan de la réduction du temps d’emploi. Ce que je conteste, c’est quand le mot d’ordre de RTT compense un abandon de la lutte pour l’extension du salaire à la qualification personnelle et pour la propriété de l’outil de travail par les travailleurs. Si la RTT est non pas un élément du combat pour le communisme mais une façon de l’éviter, les conséquences sont désastreuses, comme le bilan des 35 heures en témoigne. Certes 400 000 emplois ont été créés dans le privé, mais à quel prix ? L’intensification du travail a été considérable, au point que la souffrance au travail s’est généralisée. Et comme la mesure a été accompagnée d’une exonération de cotisations patronales compensée par une dotation budgétaire à la sécurité sociale, c’est autant d’emplois publics qui n’ont pas pu être créés : l’effet sur le chômage a été nul, et la qualité des emplois a baissé, les emplois privés créés étant de moins bonne qualité que les emplois publics qui n’ont pas pu l’être. Jean-Claude Mamet est-il sûr que, comme elle est engagée, la lutte pour les 32 heures n’aura pas le même résultat ?

Le deuxième contresens porte sur le partage du travail et sur la signification de la baisse de l’âge de la retraite. « Partager le travail », ce n’est pas simplement réduire le temps de travail, c’est le réduire pour permettre à tous de travailler, comme le veulent les mots d’ordre « travailler moins pour travailler tous » ou (c’est pareil) « travailler tous pour travailler moins ». Ce n’est évidemment pas par opposition à la RTT que je critique le partage du travail, c’est parce qu’il admet que le travail est une quantité limitée qu’il faut se partager. Une telle acceptation est une démission : le carcan de la pratique capitaliste du travail, qui le réduit aux activités qui mettent en valeur du capital, est admis, et cela à l’encontre des combats,

 d’une part pour la propriété de l’outil par les travailleurs, qui ne le délocaliseront pas, ne désindustrialiseront pas, ne feront pas la course à la rentabilité par élimination relative du travail vivant ;

 d’autre part pour le salaire à la qualification personnelle en mesure d’instituer comme travail des activités de celles et ceux qui ne sont pas payés pour leur poste, comme on a commencé à le faire pour les fonctionnaires, les parents, les chômeurs, les retraités.

Bref, sorti du carcan de son usage par le capital, le champ du travail productif est infini et les étrangers ne sont pas de trop. C’est là un point décisif dans nos combats actuels. Si nous ne faisons pas du salaire à la qualification personnelle un droit politique détaché de l’emploi, si nous ne conquérons pas le remplacement du crédit par la subvention de l’investissement, nous continuerons à être battus idéologiquement par les xénophobes, nous serons dans l’incapacité de conquérir le maintien du salaire entre deux emplois ou le droit au salaire pour les jeunes majeurs (et donc contre les prêts étudiants) et pour les retraités (et donc contre la pension comme revenu différé de cotisations cumulées dans un compte).

Pour battre Macron qui veut généraliser la pension comme revenu différé contre la pension comme salaire continué, il faut conquérir pour tous les travailleurs la retraite à 55 ans avec maintien à 75% du meilleur salaire brut quelle que soit la durée de cotisation (en supprimant donc les annuités). L’enjeu n’est pas d’abord une baisse de la durée du travail comme le dit Jean-Claude Mamet. Avoir à 55 ans, à vie, 100% de son meilleur salaire net (celui des 6 meilleurs mois comme aujourd’hui dans la fonction publique, dispositif à étendre à tous), ça n’est pas entrer plus tôt dans une vie hors-travail vouée à l’utilité sociale sans reconnaissance d’une contribution à la production, c’est au contraire être posé comme un travailleur qui n’a plus besoin d’aller sur le marché du travail pour être reconnu comme productif. Cette reconnaissance est décisive : la vertu anthropologique du travail suppose sa maîtrise et comme travail concret producteur de valeurs d’usage et comme travail abstrait producteur de valeur économique. Les personnes exaltées pour leur utilité sociale mais niées comme productives sont amputées, comme le sont par exemple les femmes dans la « seconde journée » à laquelle les hommes contribuent moins et dont ils n’assument pas la responsabilité, et comme le sont aussi les retraités, même si beaucoup retournent le stigmate en célébrant leur « libération du travail ». De la même manière, l’exercice du travail concret sans capacité à peser sur sa validation comme travail abstrait est source de la souffrance au travail aujourd’hui si partagée : chacun aime son travail mais souffre de la façon dont il est contraint de l’exercer du fait de sa validation par le capital. La pleine reconnaissance des personnes suppose qu’elles soient inscrites, sous une forme qu’elles maîtrisent, non seulement dans l’ordre de la valeur d’usage mais aussi dans celui de la valeur économique.

La généralisation du salaire à la qualification personnelle, dans un salaire à vie institué comme droit politique de la personne, poursuit le long mouvement d’abstraction du salaire de la mesure de ce que la personne est en train de faire pour l’attacher à la qualification dont elle est porteuse, étant entendu que la qualification atteste non de la capacité à produire des valeurs d’usage mais de la contribution à la production de valeur économique. Aucun adulte ne doit être exclu de la reconnaissance de sa contribution à la production de valeur, et cette reconnaissance doit s’exprimer dans le droit à la qualification et donc dans un salaire à vie à compter de sa majorité politique : les minimas sociaux sont supprimés, chaque personne est dotée à 18 ans du premier niveau de qualification, et donc du salaire qui lui est lié, et peut progresser en salaire tout au long de sa vie par des épreuves de qualification, le niveau de qualification atteint ne pouvant pas être remis en cause ultérieurement.
Est-il faux de dire que « l’enjeu de la lutte de classes porte sur le travail abstrait, pas sur le travail concret » ?
Non, et je maintiens fermement, contre Jean-Claude, cette affirmation du rôle déterminant, sur la façon même dont nous menons le travail concret, de sa validation sociale comme travail productif. Je ne répète pas ce que je viens d’écrire sur l’amputation que représente le fait d’être confiné dans une activité décrétée non productive et sur la souffrance dans le travail concret quand on n’a pas la main sur les institutions de la valeur.
D’un point de vue anthropologique, l’injonction paradoxale faite aux personnes d’être productives alors même qu’elles sont privées de moyens de maîtrise de la production conduit à de graves dérives : dégâts de la personnalité entraînés par la juxtaposition de l’irresponsabilité sur l’essentiel et de la crainte de la sanction du chômage, jouissance plutôt que désir, égarement dans des loisirs et des consommations elles-mêmes vouées à la mise en valeur du capital, indifférence (faite de cynisme et de souffrance) à la valeur d’usage et à la soutenabilité écologique de ce que le travailleur se trouve obligé de produire sous contrainte de la conservation de son emploi ou de son marché. D’un point de vue territorial, la pratique capitaliste de la valeur économique conduit à des désastres qui pourrissent le débat public et la laïcité dans un sens xénophobe. Métropoliser en désertifiant la zone de chalandise, vouer au tourisme des régions jusqu’alors industrielles ou agricoles, délocaliser l’outil au gré de la rentabilité d’un capital mondialisé, tout cela conduit à une exaspération populaire instrumentée par la bourgeoisie elle-même.

Cette colère ne pourra être transformée en force émancipatrice que si elle se donne comme objet la maîtrise du travail productif. Bien sûr que l’auto-organisation du travail concret dans les entreprises est décisive, mais comme moyen de création d’un rapport de force pour changer les institutions de la valeur. Qui travaille ? C’est quoi, produire de la valeur ? Qu’est-ce qui vaut dans ce que nous produisons ? Comment déplacer la valeur de sorte qu’elle ait sens écologiquement, anthropologiquement et territorialement ? Être citoyen aujourd’hui, c’est prendre soin de la valeur et donc en conquérir, contre ses institutions capitalistes, la responsabilité, dans la généralisation du salaire comme droit politique de la personne, dans la subvention de l’investissement, dans la propriété patrimoniale non lucrative de tout l’outil de travail par des collectivités publiques qui le remettent en totale propriété d’usage à celles et ceux qui l’utilisent. Jean-Claude Mamet étant muet à ce sujet, j’insiste sur la place que tient dans Vaincre Macron ce point décisif de la conquête de la propriété par les travailleurs de tous les outils de travail.

Bernard Friot