Revenu de base - Salaire universel

Altereco+ : Revenu universel : le risque d’apartheid

Mai 2016, par infosecusanté

Revenu universel : le risque d’apartheid

Benjamin Dessus

|27/05/2016

Benjamin Dessus
Ingénieur et économiste, fondateur de l’association Global Chance

Dans une chronique récente « Pourquoi il faut privilégier la réduction du temps de travail plutôt que le revenu de base », Guillaume Duval s’attache à montrer que l’idée du revenu de base universel, a priori généreuse, n’est pas sans risque politique, économique et social. Il pointe en particulier ce qu’il appelle « le risque d’un workfare généralisé ». « Aujourd’hui, nous dit-il, on constate partout où existent des revenus minimaux, bien qu’ils soient le plus souvent d’un niveau très bas, une pression sociale toujours extrêmement forte pour exiger des contreparties de ceux qui reçoivent de tels revenus sans occuper d’emploi ».

C’est en effet un risque important mais qui mérite d’être mieux explicité. D’où vient en effet cette « pression sociale » vis-à-vis des allocataires de revenus minimaux ? On sait bien qu’elle vient de ceux qui bénéficient d’un emploi : ils se considèrent en effet comme en droit d’exiger une contrepartie de la part de ceux à qui sont alloués ces minima : il n’y a pas de raison qu’une partie de la valeur qu’ils créent en travaillant, certes d’abord pour eux et leur famille, mais aussi pour la collectivité, soit allouée à d‘autres sans une forme de contrepartie. Le fait de participer par son travail à la création de valeur collective rendrait donc légitime une sorte de droit de regard sur le comportement de ceux qui ne participent pas à cette création de valeur.

Travail de l’homme

Au-delà du workfare, c’est donc le risque d’établissement d’une société à deux vitesses qui pourrait bien se profiler avec l’instauration du revenu universel. Qu’on le veuille ou non, le bien-être d’une société repose et continuera à reposer en effet durablement sur le travail de l’homme. La machine et les robots peuvent nous libérer toujours plus des tâches les plus pénibles et les plus répétitives, mais personne n’envisage sérieusement dans un avenir prévisible une prospérité collective sans travail humain.

Le revenu universel peut devenir l’outil d’un apartheid social et politique encore plus dangereux que le chômage

Dans ce contexte, le revenu universel peut devenir l’outil d’un apartheid social et politique encore plus dangereux que le chômage dans notre société actuelle. En assurant un revenu d’existence (même s’il est suffisant pour vivre) à l’ensemble de ses membres, la « société » (en fait ceux qui sont reconnus ou s’estiment eux mêmes comme les plus « employables », les plus efficaces du point de vue de l’économie), peut se sentir parfaitement justifiée d’exclure du travail un certain nombre d’individus sur des critères « d’employabilité ».

Arrière-pensée

En caricaturant à peine : pourquoi ne pas dégraisser mon personnel des n% d’individus qui, pour diverses raisons (physiques, psychologiques, sociales ou politiques), sont des freins dans mon entreprise, quitte à payer pour les envoyer dans des « ténèbres extérieures » (en plaqué-or) sans avoir de question morale à me poser puisque ces individus auront de quoi vivre sans rien faire ? C’est très probablement ce type d’arrière-pensée qui explique l’engouement pour le revenu universel qu’on trouve dans certains milieux ultralibéraux.

En fait, alors que le revenu universel est présenté souvent comme la possibilité pour chaque individu d’un choix personnel entre travail productif, activité bénévole, activité créative hors du cycle économique, ou simple oisiveté, il peut devenir, sous la pression des « actifs », au sens purement économique du terme (ceux qui créent de la valeur monétaire) un outil de discrimination entre une « élite de la compétitivité économique » et une masse indifférenciée de personnes qui ne satisfont pas (volontairement pour certains, mais involontairement pour les plus nombreux) aux critères de cette compétitivité .

Société à deux vitesses

C’est d’autant plus dangereux que l’attribution d’un revenu (au besoin correct) à ces derniers peut légitimement faire penser à « l’élite » que la question est résolue, au contraire du chômage qui reste une situation dont notre société essaye ou fait semblant d’essayer de sortir. Bref, il existe un véritable risque de création d’une société à deux vitesses d’autant plus pernicieux que le revenu universel lui donnerait une pleine légitimité, avec deux catégories de citoyens, les « productifs » et les autres, sortes de sous-citoyens qui n’auraient pas tout à fait les mêmes droits que les autres.

La question du travail est un élément majeur de la construction de notre système démocratique

Et si c’était la conséquence d’une analyse trop partielle de ce que représente le travail dans notre société ? Si la dimension économique du travail des uns et la satisfaction des besoins de base des autres sont bien pris en charge dans le concept de revenu universel, ceux d’intégration sociale et politique du travail en paraissent étrangement absents. Pourtant, l’histoire nous apprend que le travail, au-delà de sa fonction purement économique de facteur de production, joue un rôle fondamental dans la structuration et l’équilibre de nos sociétés (comme le montre en négatif l‘abcès sociétal que constitue le chômage) au point qu’il paraîtrait légitime de le définir comme un « bien commun » pour nos sociétés comme le fait très justement Denis Clerc1. « non seulement, nous dit-il, parce que ces millions de chômeurs sont un gaspillage éhonté de ressources potentielles, mais principalement parce que c’est essentiellement par l’emploi que chacun, dans notre société, acquiert dignité, intégration et considération sociale ». Et l’histoire des luttes collectives des travailleurs depuis deux siècles en France montre bien que la question du travail est un élément majeur de la construction de notre système démocratique.

Il semblerait alors pertinent d‘examiner quelle place peut revenir au revenu universel dans l’indispensable débat qu’entraînerait ce concept de « travail bien commun » sur sa protection, sa croissance ou sa décroissance, sa répartition dans la société et tout au long de la vie des hommes. Car, à regarder principalement le revenu universel à travers le prisme de la réduction des inégalités et de la liberté individuelle, ce qui est certes important, on risque d’en oublier la dignité humaine, la citoyenneté et la démocratie.
1. Denis Clerc, « Partager le travail, une lubie en période de croissance nulle ? », Revue Commentaire, 2013/4 (Numéro 144).