Revenu de base - Salaire universel

Le Monde.fr : Le « revenu universel », entre utopie et pragmatisme

Juin 2016, par infosecusanté

Le « revenu universel », entre utopie et pragmatisme
LE MONDE ECONOMIE | 04.06.2016 à 09h29 • Mis à jour le 04.06.2016 à 09h30 | Par Marie Maurisse (Genève, correspondance) et Audrey Tonnelier

La révolution viendra-t-elle de Suisse ? Dimanche 5 juin, le pays est appelé à voter sur l’instauration d’un « revenu de base inconditionnel ». Ce référendum fédéral, autorisé à la suite d’une pétition qui a récolté plus de 100 000 signatures, vise à modifier la Constitution helvétique, afin que chacun dispose dès sa naissance d’une rente à vie. Si le groupe à l’origine de cette proposition – élus socialistes, Verts, syndicalistes ou encore citoyens du milieu de l’art et de la santé – n’articule formellement aucun chiffre, ses argumentaires se basent sur un montant de 2 500 francs suisses (environ 2 300 euros) par personne et par mois.
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L’issue négative de cette « votation » ne fait guère de doutes : en décembre 2015, le Parlement helvétique s’est prononcé presque à l’unanimité contre le revenu de base, et le gouvernement recommande de rejeter la proposition. Mais le sujet du « revenu universel » ou « revenu de base » agite désormais plusieurs pays européens. Le principe ? Octroyer à chacun, jeune ou vieux, chômeur ou actif, une somme versée par l’Etat. Iconoclaste a priori, la mesure trouve de plus en plus de soutiens à l’heure du chômage de masse, de la montée des inégalités et de la robotisation croissante de l’économie, alors que la relation entre travail et répartition de la richesse fait l’objet de débats renouvelés.
« C’EST L’UNE DES RARES MESURES ÉCONOMIQUES QUI PEUT ÊTRE À LA FOIS TRÈS SOCIALE ET TRÈS LIBÉRALE », RÉSUME YANNICK L’HORTY, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ PARIS-EST-MARNE-LA-VALLÉE
« Le revenu universel [est] une idée qu’il faut mettre dans le débat public », a lancé le premier ministre Manuels Valls, mi-mai, lors d’un échange de deux heures avec des habitants d’Evry (Essonne), dans l’optique de l’élection présidentielle de 2017. Selon un sondage BVA paru le 30 mai, un peu plus de la moitié des Français (51 %) sont favorables à l’instauration d’un « revenu minimum universel » garantissant à tout citoyen, sans condition ni contrepartie, un revenu de base, en remplacement des différentes aides sociales existantes. L’idée essaime un peu partout dans le monde. Au Canada, la province de l’Ontario s’apprête à la tester à l’automne, après avoir augmenté le salaire minimum. La Finlande a, un temps, été tentée par l’expérience.
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La popularité du concept s’explique sans doute par sa double filiation. « C’est l’une des rares mesures économiques qui peut être à la fois très sociale et très libérale », résume Yannick L’Horty, professeur à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Pour les tenants d’une société plus égalitaire, le revenu universel donne la possibilité à chacun de mener une vie décente, où la richesse serait distribuée entre tous, et non accaparée par certains. Une approche légitimée par le fait que certaines activités, comme le travail domestique des femmes ou l’engagement associatif, ne trouvent pas de rémunération sur le marché du travail tel qu’il fonctionne aujourd’hui.
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Le Basic Income Earth Network (BIEN), principal réseau mondial de recherche sur le sujet, soutenu par des ONG engagées dans la lutte contre la pauvreté (Emmaüs, ATD Quart Monde…) et relayé par des personnalités politiques ou de hauts fonctionnaires (Martin Hirsch…), a ainsi inspiré en France la création du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, puis du revenu de solidarité active (RSA) en 2008.
26 % du PIB français
L’autre approche, d’inspiration libérale, revient à octroyer une somme de départ à chaque individu, afin de lui permettre ensuite d’évoluer dans la vie selon son seul mérite personnel. Intégrée au système fiscal, elle prend directement la forme d’un « crédit d’impôt » pour les plus pauvres. L’allocation versée vient remplacer les minima sociaux, voire, pour les plus radicaux, se substituer aux prélèvements sur le travail (retraite, assurance-santé…). Charge ensuite à chacun de contracter ces garanties auprès d’organismes privés s’il le souhaite.

Dans cette optique, plus besoin de revenu minimum du travail, ni de services tentaculaires de l’Etat pour gérer l’attribution des allocations. Fini le règne du salariat où la protection sociale est essentiellement garantie par les cotisations patronales. Et plus de phénomène de désincitation au travail, puisque le revenu initial reste acquis, que la personne accepte ou pas un emploi. Un argument pris à rebours par les contempteurs du revenu universel, qui pointent le risque d’oisiveté lié à un revenu assuré.

Au-delà des polémiques, « parler de revenu universel demande de décider à quel objectif on souhaite répondre. Un tel outil peut permettre de simplifier le maquis des aides sociales et d’éviter les non-recours [les deux tiers des ayants droit du RSA activité ne le perçoivent pas, faute d’accomplir les démarches nécessaires]. Mais cela pose le problème de la gestion des mécanismes d’aide, aujourd’hui assurée par les partenaires sociaux (assurance-maladie, vieillesse…) », souligne Marc Ferracci, professeur à l’université Panthéon-Assas.
« De nombreux systèmes sociaux et fiscaux contiennent déjà des éléments du revenu universel. En France, le RSA en est très proche, en tout cas à partir de 25 ans. Il tourne autour de 700 euros par mois, en comptant l’aide au logement, avec des prélèvements qui s’ajustent à la baisse lorsque la personne reprend un travail », estime pour sa part Pierre Cahuc, professeur d’économie au Crest-Ensae et à l’Ecole polytechnique.
« En France, la quasi-totalité des réformes sociales faites depuis la fin des années 1990 (taxe d’habitation, allocation logement, salaire minimum…) vise à faire en sorte que “le travail paie”. Si on doit réfléchir au mécanisme de revenu universel, c’est surtout dans une optique de simplification et de réduction des non-recours et des effets de seuil », abonde M. L’Horty.
C’est le sens du rapport sur la réforme des minima sociaux, remis au premier ministre mi-avril par le député socialiste Christophe Sirugue (Saône-et-Loire). Dans l’une de ses propositions, il suggère de fusionner la dizaine de minima sociaux existants (RSA, allocation aux adultes handicapés, prime de solidarité…) en une allocation unique de 400 euros. Versée sous conditions de ressources à partir de 18 ans, elle serait majorée pour les seniors, les handicapés ou les chômeurs.
Reste la question du financement d’une telle mesure. Dans un rapport publié le 22 mai, la Fondation Jean-Jaurès, proche du Parti socialiste, estime qu’un montant de 750 euros par mois – avec une part variable suivant l’âge – coûterait 565 milliards d’euros, soit 26 % du PIB français ! Mais elle « pourrait être financée en réorientant l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale (retraite, assurance-maladie, chômage, allocations familiales), à l’exception de celles consacrées à la prise en charge des affections de longue durée », selon le groupe de réflexion. A cela s’ajouterait « une hausse de 2 points de la TVA, dans une logique consistant à faire peser davantage la protection sociale sur la consommation plutôt que sur le travail ».
Mais ce big bang social et fiscal ressemble davantage à un vœu pieux, à l’heure où la mise en place du prélèvement de l’impôt à la source, véritable serpent de mer législatif, engendre déjà d’importantes difficultés. La Fondation Jean-Jaurès elle-même parle d’ailleurs de son estimation comme de « l’utopie la plus réaliste ».