Maghreb

Médiapart - Tunisie : après le scandale des nourrissons morts, les médecins espèrent un changement

Mars 2019, par Info santé sécu social

19 MARS 2019 PAR LILIA BLAISE

Cela faisait des années que médecins et patients tunisiens dénonçaient la
détérioration de la santé publique en Tunisie. Après le drame des 7 et 8 mars où onze nourrissons prématurés sont morts en 24 heures, la profession attend un réel changement. L’enquête sur les causes de la tragédie continue.

Tunis (Tunisie), de notre correspondante.- Il n’y aura pas d’autres résultats avant le 27 mars prochain. C’est ce qu’a annoncé le professeur Mohamed Douagi, médecin et président de la commission médicale qui travaille depuis le 10 mars sur les raisons qui ont mené à la mort de onze nourrissons prématurés dans le service de néonatalogie de Wassila Bourguiba dans le complexe hospitalier de la Rabta à Tunis.

Le bilan s’est alourdi depuis avec deux autres bébés atteints de la même infection nosocomiale dont ont été victimes les précédents. En tout, quinze bébés seraient morts dans ce service en une semaine de la même infection, mais les analyses sont encore en cours pour les deux derniers. Tout commence le 6 mars, un bébé meurt dans le service des prématurés. Puis c’est huit bébés qui décèdent le jeudi et trois autres, le lendemain.

Il faut attendre le samedi 9 mars pour que le ministère de la santé publie un premier communiqué sur l’affaire tandis que certains médias commencent déjà à la relayer. Les chaînes de télévision montrent des images de parents hébétés, encore sous le choc : certains ne sont pas au courant du chiffre, d’autres ont reçu leurs enfants morts dans des cartons avec pour seule explication « il est mort subitement ». Ces images dévastatrices font le tour de la toile et choquent l’opinion publique.

Le système de la santé publique en Tunisie, classé comme l’un des meilleurs en Afrique, est touché en plein cœur avec ce drame de trop, un drame qui s’ajoute à des années de doléances et de frustrations des médecins et des patients, face à la détérioration des services. « C’était le chaos samedi, on voyait déjà crier “à bas les médecins” avec la crise de confiance qu’il y a depuis plusieurs années, mais on a réussi à inverser la tendance, à montrer que nous étions tous concernés par ce drame et qu’il fallait agir », témoigne Jed Henchiri, président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.

Ce drame a révélé les défaillances globales du système résultant d’un cercle vicieux où les caisses sociales sont endettées, donc ne remboursent plus les hôpitaux, qui eux-mêmes ne peuvent plus se fournir en équipement. S’ajoutent à cela les créances avec la Pharmacie centrale qui fournit les médicaments, elle-même en crise auprès de ses fournisseurs. Donc les hôpitaux pâtissent de ces carences : cela va d’un manque basique de compresses à des choses plus graves comme des machines non réparées par exemple », déclare Moncef bel Haj Yahia, médecin retraité et responsable de l’Association tunisienne du droit à la santé. « Nous avions déjà lancé un appel avec tout un collectif pour sauver le secteur en 2017 mais il n’a pas été entendu », déclare-t-il.

Le secteur médical en Tunisie qui compte 2 100 centres de santé et 166 hôpitaux connaît des problèmes depuis les années 1990 selon un rapport publié en 2016 par la fédération de la santé avec la centrale syndicale l’UGTT. Le rapport dénonçait l’inégalité dans l’accès aux soins, l’augmentation du phénomène de la désertification médicale mais aussi la corruption qui gangrène le secteur. D’autres rapports post-révolution dénoncent les mêmes problèmes dans l’accès aux soins.

Du côté du gouvernement, la tragédie a suscité un sursaut. Un plan d’urgence a été déclenché. Le chef du gouvernement Youssef Chahed a accepté la démission de son ministre de la santé, le onzième depuis la révolution, et nommé il y a seulement six mois. Il s’est rendu à l’hôpital et, à l’issue d’une réunion avec la ministre par intérim, Sonia Ben Cheikh, et plusieurs représentants du secteur, il a pris le parti des médecins. Il a déclaré que le champ de la santé publique souffrait depuis des années mais que la période post-révolution avait empiré la situation à cause de la « corruption », du « laxisme » et du « manque d’autorité ». « Je souhaiterais dire que dans le passé, les ressources financières et humaines n’étaient pas forcément meilleures que maintenant, donc cela ne peut pas être une excuse par rapport à ce qui se passe actuellement. La saleté, des fenêtres cassées dans un hôpital, ces problèmes-là ne sont pas résolus, non pas à cause d’un manque de moyens mais à cause d’une irresponsabilité et nous devons remédier à cela », a-t-il affirmé.

Dans la foulée, la commission d’enquête médicale a publié de nouvelles données concernant l’affaire, ce qui est peu fréquent de la part de ce type de commissions qui ont souvent échoué en Tunisie à faire la transparence sur les faits. Son président Mohamed Douagi a remis à jour le bilan, alourdi, des décès et a expliqué dans les détails ce qui aurait pu mener à l’infection nosocomiale des nourrissons, à savoir l’alimentation parentérale injectée par intraveineuse. « Il y a bien une défaillance, un problème de stérilité, on ne sait pas encore à quelle étape du processus », a-t-il déclaré lors d’un point presse le 15 mars, au ministère de la santé.

Un tel nombre de décès en si peu de temps est une « catastrophe », comme l’ont admis les autorités médicales et le gouvernement. Un médecin réanimateur dans un autre hôpital, qui a souhaité rester anonyme, s’interroge sur le problème de réactivité. « Si l’alimentation était contaminée, normalement on réagit dès le premier ou second décès, ce qui n’est pas normal, c’est comment on en est arrivé à onze décès en si peu de temps », se demande-t-il. Le service de Wassila Bourguiba a 40 lits et il est souvent surchargé, comme l’avait souligné il y a moins d’un an Mohamed Douagi dans un statut Facebook. « Un service de réanimation néonatale à la Rabta gère 15 000 naissances et se compose de cinq médecins. Nos politiques acceptent le départ de nos compétences vers l’Arabie saoudite et pour faire plaisir au FMI se réjouissent du départ de l’assistant dans le cadre des départs volontaires et demandent à la seule chef de service et ses deux jeunes assistantes d’offrir les meilleurs soins aux 15 000 nouveau-nés sans compter les transferts. Allez, continuez à profiter de la plage et la coupe du monde, et préparez-vous à insulter les médecins de cette équipe (et autres) lorsque les bébés mourront par manque de soins », avait-il lancé le 14 juillet 2018. Le jour du drame, trois médecins étaient en poste pour s’occuper de plus d’une vingtaine de nourrissons selon les premiers éléments de l’enquête. « Nous continuons à retracer tout ce qui s’est passé, il y a aussi la Ligue tunisienne des droits de l’homme qui nous accompagne pour veiller à l’indépendance et la transparence de la commission », ajoute-t-il aujourd’hui.

À la suite de cette affaire, trois cadres du ministère de la santé ont été limogés et plusieurs instructions judiciaires sont en cours pour déterminer une éventuelle responsabilité pénale. Selon les autorités, les familles, parmi lesquelles certaines ont porté plainte, reçoivent un soutien psychologique.

Pour les médecins, la priorité est de gérer « l’après », c’est-à-dire d’arriver à faire en sorte de continuer à soigner « même si on fait une médecine de guerre », comme l’affirment beaucoup de jeunes médecins interviewés. Ce qui s’est passé à Wassila Bourguiba a délié les paroles. Sur la page Facebook « Balance ton hôpital », beaucoup de praticiens n’hésitent plus à « balancer » photos et témoignages : une crotte de chat dans un couloir médical, des toilettes dans un état insoutenable dans un hôpital public ou encore l’histoire d’une mouche qui vole dans un bloc opératoire en pleine intervention chirurgicale. « Il fallait que l’on parle de tout sans tabous, il faut que les choses changent, ce n’est plus possible. Ce drame a touché toute la Tunisie, même à l’étranger, je suis embarrassé, en tant que médecin, de devoir répondre à des médias étrangers sur ce sujet », déclare Jed Henchiri qui se mobilise depuis des années avec ses collègues pour faire bouger les lignes.

Ce vendredi 22 mars, il doit être reçu avec d’autres médecins par le chef du gouvernement et la nouvelle ministre de la santé par intérim pour une « discussion à bâtons rompus » sur les problèmes du secteur. « C’est vrai que c’est la première fois qu’on engage ce genre de dialogue. D’habitude, on nous convoque plus pour cesser nos grèves ou nos manifestations », avance-t-il. Au programme, des doléances et des revendications de longue date : la numérisation de tout le processus administratif dans les hôpitaux pour diminuer le risque de corruption par exemple. « Il y a eu une expérience réussie dans deux hôpitaux de Tunis, cela a permis de diminuer de 40 % les dépenses en médicaments par exemple », observe Jed Henchiri. D’autres demandes sont partagées par l’ensemble du secteur, comme la nécessité d’un cahier des charges pour les hôpitaux. « Aujourd’hui, nous avons l’équivalent de la Haute autorité française de la santé depuis 2012 avec l’Instance nationale d’évaluation et d’accréditation de la santé. Tout est en place, des professionnels ont été formés et actuellement, ils ne sont toujours pas sur le terrain pour commencer à contrôler les hôpitaux et provoquer des mises aux normes si besoin. Nous attendons… », déclare Slim Ben Salah, président du Conseil de l’ordre des médecins.