Le JDD.fr : Grève des blouses blanches jeudi : "Comment prendre soin des autres sans prendre soin de soi ?"
le 10 novembre 2019,
Par Emmanuelle Souffi
PREMIUMJeudi prochain s’annonce noir dans les établissements de santé. La colère agrège des profils très variés qui dénoncent la dégradation de leurs conditions de travail.
De mémoire de médecin, il n’a jamais vu ça. Pédiatre réanimateur à l’hôpital Necker à Paris depuis dix-sept ans, Laurent Dupic s’étonne encore de cette colère sourde qui gagne tous les étages. Jeudi, son établissement, comme d’autres sur le territoire, fonctionnera au ralenti, à la suite de l’appel à la grève lancé par plus d’une douzaine d’organisations de personnels (médecins, paramédicaux…), rejoint par les étudiants et les internes de Paris. "D’ordinaire, on fait preuve d’une résilience colossale, confie-t-il. Là, on est au point de rupture."
A Cochin, également à Paris, 23 services ont déprogrammé des activités non impératives, d’après le collectif Inter-Urgences. Report d’opérations chirurgicales faute d’anesthésistes, annulations de consultations : difficile de mesurer l’ampleur des perturbations, mais le gouvernement redoute un 14 novembre noir chez les blouses blanches.
Lancé par des infirmiers et des aides-soignants de l’AP-HP en mars dernier, le ras-le-bol s’est propagé aux services d’urgences. Puis à d’autres. Certes, il reste plutôt parisien, les établissements de province étant plus en retrait. Mais jeudi, des cars de Vichy (Allier) et d’Annecy (Haute-Savoie) convergeront vers la capitale. Une manifestation se déroulera aussi à Toulouse (Haute-Garonne).
Redonner du sens au métier
Car, à la différence de 2015, il ne s’agit pas de combattre une loi comme celle sur la modernisation de l’hôpital public de Marisol Touraine, à l’époque ministre de la Santé. Mais de défendre une certaine idée de son métier. Derrière les revendications sur le gel des fermetures de lits, les revalorisations salariales, les postes supplémentaires, les primes de vie chère se joue en réalité le sens à apporter à des missions qui, réalisées en flux tendu, perdent en efficacité et en intérêt.
« On veut pouvoir ensuite exercer dans des conditions saines »
Cette souffrance au travail, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF), qui participera à la journée d’action jeudi, la redoute. "On fait déjà face à de nombreux risques psychosociaux durant nos études, alerte Roxane Hellandsjö-Prost, sa présidente. On veut pouvoir ensuite exercer dans des conditions saines. Car comment prendre soin d’autrui quand on ne peut plus prendre soin de soi ?"
Ces craintes sont partagées en haut lieu. D’abord par les maîtres des carabins. Fait rarissime, la Conférence des doyens des facultés de médecine a décidé de s’associer au blocage et promet une journée morte dans les universités. Les étudiants qui voudront rejoindre les cortèges au lieu d’aller en cours ne seront donc pas sanctionnés. Ensuite, par les mandarins eux-mêmes. Au CHU pédiatrique Robert-Debré, dans certains services de la Pitié-Salpêtrière et de Bichat, à Paris, ou encore au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), des médecins ne transmettent plus depuis le 10 octobre les informations permettant à leur hôpital de facturer à l’Assurance maladie les actes réalisés. C’est ce qu’on appelle la "grève du codage". "Avant, les chefs de service pratiquaient plutôt une mobilisation de salon, se souvient l’urgentiste Patrick Pelloux. Mais, depuis, ils ont perdu en grandeur et en pouvoir d’achat." Enfin, des psychologues, des kinés, des cadres hospitaliers s’avouent eux aussi gagnés par la colère.
"L’effet Gilets jaunes"
Ce qui fait de cette coalition de professions un attelage inédit. "C’est l’effet Gilets jaunes : les codes sont cassés, il n’y a pas un leader qui s’impose, ni une organisation syndicale", observe Patrick Pelloux, habitué des coups de gueule sociaux. Nul ne sait comment le désarroi des blouses blanches pourrait évoluer si la potion de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, ne leur semble pas suffisamment forte.
Plusieurs collectifs réfléchissent à s’associer aux cheminots et agents de la RATP le 5 décembre et à la grève interprofessionnelle organisée par la CGT. L’intersyndicale nationale des internes pourrait entamer une grève illimitée à partir du 10 décembre. "Ils font tourner tous les services, prévient Hugo Huon, président du collectif Inter-Urgences. Sans eux, c’est la paralysie."