Revenu de base - Salaire universel

Les Echos - Les dilemmes du revenu universel

Septembre 2016, par Info santé sécu social

David ZAGNI Responsable de la veille stratégique - Harmonie Mutuelle

Les débats sur le revenu universel prennent de l’ampleur. Différents courants idéologiques se dessinent, dont les principaux points de divergence concernent le montant de cette allocation et son mode de financement.

La question d’un revenu universel n’est pas récente. On en trouve déjà des traces chez Thomas More et dans les écrits de Voltaire et de Thomas Paine. Ce dernier plaidait, dès 1795 dans son ouvrage abordant la « justice agraire », pour une dotation inconditionnelle en guise de redistribution des produits des ressources naturelles et de la terre, dont certains profitaient plus que d’autres alors qu’elles auraient dû, dans sa vision, appartenir à tous.

Depuis lors, cette question n’a cessé d’être discutée et théorisée, notamment par Charles Fourrier et Joseph Charlier au 19e siècle et par Bertrand Russell dans The Proposed Roads to Freedom (1918). Plus près de nous, en 1962, Milton Friedman, futur Prix Nobel d’économie, soutient également (dans son ouvrage Capitalism and Freedom) le principe d’un impôt négatif, notion proche de celle du « revenu de base » pour les plus pauvres.

Selon le Mouvement français pour un revenu de base, ce revenu est « un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement. »

Une question qui traverse les courants politiques

Les partisans du revenu de base (appelé également « revenu universel », « revenu inconditionnel », « allocation universelle » ou encore « revenu citoyen ») ont donc ceci de commun qu’ils sont issus d’horizons politiques et de courants de pensée très différents. A gauche, Benoît Hamon (PS) vient d’ailleurs d’en faire une de ses propositions pour la primaire socialiste, tandis qu’à droite, Frédéric Lefebvre (LR) se revendique l’un des porte-drapeaux de cette cause.

De la fondation Jean Jaurès (think tank classé à gauche) à Christine Boutin (Parti Chrétien-Démocrate), de José Bové (EELV)à Dominique de Villepin, nombre de responsables politiques et d’économistes ont, à un moment ou à un autre, évoqué favorablement cette idée.

A l’étranger également, les débats agitent l’opinion publique. En Suisse, si le « non » l’a emporté à 78% , la question du revenu universel a été clairement posée au cours d’un référendum d’initiative populaire en juin dernier. En Finlande, une expérimentation de deux ans sera lancée sur un échantillon de la population (2.000 personnes, 560 € / mois) dès le 1er janvier 2017.

Dans la Silicon Valley , l’incubateur Y Combinator va tester sur une centaine de familles le versement d’un revenu compris entre 1000 et 2000 $ / mois. Même type d’initiatives aux Pays Bas ou en Inde. En Alaska , un revenu annuel universel (d’un montant fluctuant et assez faible, 2072 $ en 2015) issu des revenus du pétrole et du gaz extraits de la région est accordé depuis 1976 à tous habitants résidant sur le territoire depuis plus de 5 ans…

Un contexte de mutation profonde de la société

Le contexte économique et les mutations du travail expliquent l’engouement pour cette idée. Dans l’introduction de son rapport publié en mai dernier, la fondation Jean Jaurès (proche du Parti socialiste) indique : « Ces débats sur le revenu de base interviennent alors que les économies développées connaissent des révolutions technologiques et sociales dont l’incidence demeure difficile à prévoir : avec l’impression 3D, verra-t-on bientôt des usines sans ouvriers ? Combien d’emplois seront détruits demain par l’automatisation ? Comment financer la protection sociale si les nouvelles formes d’activité échappent au modèle traditionnel du salariat ? Enfin, s’il faut apprendre à vivre dans un monde sans croissance, le plein-emploi doit-il rester un objectif de politiques publiques ? »

Le rapport du Conseil national du numérique, remis à la ministre du Travail Myriam El Khomri en janvier dernier nous dit la même chose, en pointant la précarité grandissante de ces centaines de milliers d’auto-entrepreneurs ainsi que de ces salariés chahutés par l’automatisation et l’intelligence artificielle. Il est vrai que selon certaines études, 47% des emplois aux Etats-Unis seraient menacés par la robotisation. En France, le cabinet de conseil Roland Berger estime que 3 millions d’emplois seront détruits dans les 10 ans qui viennent…

Des finalités et des justifications différentes

Dans les définitions couramment acceptées, le revenu de base peut être considéré comme un revenu d’existence ou comme un complément de salaire, son montant étant à l’appréciation de chaque courant de pensée. Si le revenu universel séduit à droite comme à gauche, les finalités sont par contre bien différentes. Les clivages autour du rôle de l’Etat réapparaissent avec force.

La conception « étatiste » repose sur l’idée selon laquelle l’une des finalités de l’Etat-providence est d’assurer à chaque citoyen un revenu minimum, permettant d’éradiquer l’extrême pauvreté. Il s’agit ici d’un socle qui a pour vocation de couvrir les besoins les plus essentiels et de redonner une dignité à ceux qui n’ont rien ou presque rien, ainsi que de permettre à ceux qui gagnent leur vie correctement de susciter des vocations. En réduisant la place et le rôle du travail salarié dans la société, le revenu de base reconnaît en effet que la création de valeur peut se faire au-delà de l’entreprise, en passant par exemple par des actions non rémunérées (bénévolat, temps passé avec ses enfants…).

A l’opposé de l’échiquier politique, la conception libérale trouve dans le revenu de base un moyen efficace de simplifier un système d’aide sociale devenu illisible, obèse et inefficace au fil du temps. Dans cette vision, le financement proviendrait ainsi du basculement de presque toutes les aides dans une allocation unique. Le revenu de base serait finalement un moyen de mettre un terme à l’« idéal de complexité » du système fiscal et d’aide sociale devenus illisibles et peu inefficaces.

Dans le système français actuel, il existe 10 minima sociaux et chaque catégorie de personnes peut se voir accorder par la société une allocation dont le montant et la durée varient en fonction de sa spécificité (personnes handicapées, parents isolés, allocation veuvage, familles - au travers des allocations familiales -, jeunes diplômés ne trouvant pas d’emploi à la sortie de l’école, senior de plus de 50 ans qui a le droit à 3 ans de chômage au lieu de 2 ans pour les autres catégories, ASS pour certains chômeurs de longue durée, …). D’aucuns diront que la perversité du système se niche dans les effets de seuils et les exceptions, ce qui justifie la création de nouvelles aides…

Un mode de financement controversé

Quel serait son montant ? Réponse de Normand : suffisamment élevé pour vivre décemment, mais pas trop pour ne pas dévaloriser la « valeur travail ». Et comment financer ces éventuelles dépenses ? Va-t-on au bout de la logique en remplaçant toutes les aides précédemment accordées, ou simplement une partie ? Là encore, les réponses varient en fonction du positionnement politique et idéologique.

Dans son rapport sur le sujet, la fondation Jean Jaurès a émis trois hypothèses : 500, 750 et 1.000 € / mois. L’étude indique que le niveau le plus réaliste est 750 €, avec un montant variable suivant l’âge. L’allocation serait fixée à 225 € jusqu’à 15 ans, puis 375 € jusqu’à 18 ans. Elle atteindrait 750 € entre 18 et 65 ans pour plafonner à 1.125 € après 65 ans, suggère l’étude. Afin de financer cette mesure à 565 milliards d’€ (26% du PIB), la fondation préconise de « réorienter l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale (retraite, assurance-maladie, chômage, allocations familiales), à l’exception de celles consacrées à la prise en charge des affections de longue durée. A cela s’ajouterait une hausse de deux points de la TVA, dans une logique consistant à faire peser davantage la protection sociale sur la consommation plutôt que sur le travail. »

L’économiste Daniel Cohen, à la suite de ses confrères Antoine Bozio, Gabriel Faque et Julien Grenet, propose de fusionner le RSA/prime d’activité avec les allocations logement. En pratique, cela permettrait aux bénéficiaires de toucher un minimum de 624 € / mois (pour les personnes vivant dans les zones où le loyer est le moins élevé), et ce montant augmenterait en fonction du lieu de résidence. Ce système permettrait de simplifier l’ensemble et de ne pas décourager les allocataires de retrouver un emploi, en réduisant de 73% à 32% le taux d’imposition réel des minima sociaux en cas de reprise d’un travail.

Même logique du côté du rapport Sirugue , du nom du député de Saône et Loire Christophe Sirugue qui l’a remis au Premier ministre Manuel Valls en avril dernier. Il recommande une fusion de tous les minima sociaux dans une couverture-socle avec deux compléments : une personne âgée de plus de 18 ans en situation de précarité bénéficierait ainsi d’une allocation de 400 €, complétée selon si c’est une personne âgée et/ou en situation de handicap, ou qu’elle se trouve en situation d’insertion professionnelle. Cette solution devrait apporter plus de clarté, de cohérence et d’égalité, mais reste timide pour l’ IFRAP (think tank libéral) qui indique que seules 10 allocations sur les 47 existant en France seraient fusionnées.

Si le revenu de base pourrait apparaître de prime abord comme une réponse judicieuse aux nombreux enjeux de la société numérique et permettre de réduire la pauvreté, sa mise en oeuvre concrète devrait la relayer, un peu comme la taxe Tobin, au statut de voeu pieux. Son financement implique une remise à plat complète et radical du système fiscal et de protection sociale. C’est un projet de société qui met en jeu le rôle de l’Etat, et interroge sur la place du travail dans notre mode de vie. Nous ne connaissons pas l’ensemble des effets qui pourraient en découler, notamment en ce qui concerne l’inflation et la pression sur les salaires.

Si à gauche, certains dénoncent la destruction de l’Etat-providence et le démantèlement de la sécurité sociale, à droite, d’autres craignent une fuite en avant et les effets pervers d’un assistanat généralisé et légalisé. Ce qui fait dire à Frédéric Monlouis-Félicité, délégué général de l’Institut de l’entreprise, dans une tribune disponible sur lesechos.fr : « Ce n’est pas un hasard si l’idée de revenu universel trouve aujourd’hui un écho si favorable en Europe. Comme si une grande fatigue collective poussait le continent à organiser sa sortie de l’histoire par l’extension indéfinie d’une illusoire providence. Muséifier les villes et anesthésier les personnes loin du chaos du monde, plutôt que retrouver le souffle du grand large. Pendant ce temps, d’autres continents innovent, investissent, conquièrent des marchés et créent des emplois. » Vu comme cela …