Luttes et mobilisations

Mediapart : Pour l’hôpital, des dizaines de milliers de manifestants et des violences

Juin 2020, par infosecusanté

Mediapart : Pour l’hôpital, des dizaines de milliers de manifestants et des violences

16 JUIN 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE ET MATHILDE GOANEC

L’hôpital public a organisé une manifestation historique : 18 000 personnes à Paris, 220 cortèges dans toute la France. Elle a drainé bien au-delà de l’hôpital, des artistes aux politiques et aux gilets jaunes. Les simples usagers étaient aussi nombreux. Reportages à Brest et à Paris, qui a connu des violences.

« L’hôpital public est notre bien commun, explique Ariane Mnouchkine, il est abîmé depuis des dizaines d’années. Consciemment ou non, quelque chose de la démocratie est attaqué par les pouvoirs. Cela devient dangereux. » Touchée par le Covid-19, elle a découvert « avec retard les mensonges accumulés », et avec le confinement, « quelque chose d’infantilisant ».

L’hôpital public manifeste inlassablement depuis plus d’un an. Avec l’épidémie, ses soutiens sont devenus nombreux et divers : artistes, politiques, comme Manon Aubry (LFI) ou Olivier Faure (PS), syndicats et associations, dont les « Rosie » féministes d’Attac. Des jeunes femmes du mouvement pour le climat marchent aussi pour l’hôpital, parce que « notre système capitaliste nous rend malades », explique Gabriele. « Cette épidémie est liée à notre surconsommation, notre surproduction. L’hôpital doit lui aussi produire toujours plus. » Des centaines de gilets jaunes et de black blocs sont présents également.

Le dispositif policier est massif : les CRS quadrillent le quartier entre le ministère de la santé et l’esplanade des Invalides, bloquent les rues. Les canons à eau sont bien en évidence, étrange écho à la grande manifestation des infirmières en 1988, contre lesquelles ils ont été utilisés. Le gouvernement socialiste de Michel Rocard est sorti affaibli de l’épisode. Sur l’esplanade des Invalides, à la fin de la manifestation, des heurts ont opposé gilets jaunes et black blocs aux forces de l’ordre. Celles-ci ont chargé, sous les huées des hospitaliers. Il y a eu des blessés.

Une soignante interpellée par les forces de l’ordre lors de la manifestation parisienne du 16 juin 2020. © Antoine Guibert
Une soignante interpellée par les forces de l’ordre lors de la manifestation parisienne du 16 juin 2020. © Antoine Guibert
C’est la plus grosse manifestation de l’hôpital à ce jour : 18 000 participants à Paris. Et elle a largement dépassé la capitale : 220 manifestations étaient programmées dans toute la France. À Brest, sur les téléphones tombent les nouvelles du cortège parisien, envoyées par la quinzaine de collègues, membre du syndicat Sud et du collectif Inter-Urgences, parties manifester dans la capitale. Rien à voir avec l’ambiance tout a fait bon enfant du défilé brestois. « Des images dont les journalistes vont encore faire leur beurre. Que ça m’agace ! », note Valérie, aide-soignante à l’Ehpad public Kerlevenez.

Laëtitia Le Gleau, infirmière en hépatologie à l’hôpital de Brest, pleure. Alors que les soignants sortent par centaines de la cour de l’hôpital Morvan, au centre-ville, portant pancartes et drapeaux, ils sont applaudis, sans relâche, par les manifestants restés sur le trottoir. « On l’a vu à la télévision, on le sait bien que les gens nous soutiennent, mais là, ça fait quelque chose… »

Comme dans une vingtaine de villes en Bretagne, les usagers se sont joints à cette journée de manifestation. « Pendant toute la période de confinement, cela me semblait difficile de montrer son soutien, confirme Sylvain (prénom d’emprunt), un Brestois qui travaille dans un établissement culturel. À part au balcon et sur Internet, mais c’était un peu frustrant. » Pour le jeune homme, « tout le secteur public souffre des mêmes maux depuis une décennie, une vente de l’État par morceaux. Et l’hôpital est un marché juteux. »

Passée de la recherche en génétique au théâtre, Maëva Le Hir, venue en soutien elle aussi, espère que « le mouvement ne va pas retomber » : « Il ne faut pas rater le dernier virage avant le mur, en multipliant les actions. » Avec son collectif culturel, Le Maquis, elle était déjà dans la rue la semaine passée pour lutter contre le racisme et les violences policières.

Pour cette autre manifestante, retraitée de l’hôpital de Brest, revenir dans la rue aujourd’hui n’avait rien d’évident. C’est d’ailleurs sa sœur, ancienne institutrice, qui lui a soufflé l’idée. « J’ai tellement souffert ici, mais chut, c’est tabou de dire qu’on va mal à l’hôpital, raconte-t-elle avec amertume. Sur les suicides, les burn-out, silence radio ! » Cela fait pourtant des années que cette ancienne infirmière attend que ses « collègues se bougent les fesses ! » : « La révolte arrive enfin, elle a eu un coup de pouce grâce au Covid, c’est étrange, mais mieux que rien… » L’ancienne infirmière n’a jamais vu autant de monde à une manifestation de soignants dans cette grande ville du Finistère, même si la majorité sont des professionnels de santé.

« Autant de monde, à Brest, c’est inédit », confirme Pascale Robardet, responsable du syndicat Sud santé au CHU régional Brest-Carhaix.

« À Lorient, ils ont commencé au petit déjeuner, avec les usagers. À Morlaix, ils ont organisé des grillades, ici on a attendu 18 heures pour mettre un point d’orgue à cette journée, et accueillir les gens qui travaillent, explique Thomas Bourhis, secrétaire du syndicat CGT à l’hôpital. On espère que les gens ont pris conscience au cours de cette crise que le système de santé protège tout le monde, et que c’est leur affaire à eux aussi. »

Laëtitia Le Gleau, alors que la place de la mairie se noircit de monde pour les prises de parole en fin de journée, n’est pas sûre que la mobilisation du jour change cependant quelque chose : « Des promesses, cela fait longtemps qu’on nous en fait ! », dit-elle. Mais elle convaincue d’une chose : « Ce n’est même pas une question de salaire, mais avant tout une question de moyens. Si nous sommes bien traités, les gens seront mieux soignés. »

« Les usagers de la santé sont avec nous »
À Paris, le lieu de rendez-vous, au pied du ministère de la santé, s’est rapidement noirci de monde ; la foule devenant de plus en plus compacte, étouffante. Vers 14 heures, le cortège s’est enfin élancé, cheminant vers les Invalides. « On est là pour les hospitaliers, c’est leur cause, leur dévouement a été plus fort que tout, explique Robin, gilet jaune. Cette convergence me rappelle celle contre la réforme des retraites. » Les black blocks ont pris la tête de la manifestation, dont « AD », qui assure lui aussi : « C’est leur manif, pas la nôtre. Ce n’est pas suffisant de les applaudir, on a voulu leur apporter notre soutien. C’est une cause juste. Il faut la justice sociale et fiscale. » Les slogans antifascistes fusent, ainsi que les slogans contre la police.

Cette radicalité est nouvelle pour les hospitaliers. Certains expriment des craintes. Pas Olivier Youinou, représentant du syndicat Sud Santé à l’AP-HP : « Les usagers de la santé sont avec nous, les hospitaliers affluent de toute l’Île-de-France, il y a des manifestations partout en France. On va pouvoir peser sur les négociations, qui sont pour l’instant du flan, du vent. » Sud Santé a quitté le « Ségur de santé », animé depuis le 25 mai par Nicole Notat. Mais la CGT, syndicat majoritaire, et le collectif Inter-Hôpitaux (CIH), siègent toujours.

Ce « Ségur » doit concrétiser la promesse d’Emmanuel Macron d’un « plan massif » pour l’hôpital. Au nom du CIH, François Salachas a été reçu par le président de la République : « Il nous a assuré que nous avions raison, qu’il fallait enfin changer de paradigme, mettre des moyens à la hauteur des besoins en santé de la population. Il s’est auto-parodié, il nous a assuré qu’il était prêt à mettre un pognon de dingues. » Mais jusqu’ici, le gouvernement n’a pris aucun engagement financier.

Selon ce neurologue de la Pitié-Salpêtrière à Paris, l’hôpital public sort exsangue de l’épidémie. « On est toujours sous gréement de fortune. Dans mon service, faute d’infirmières et d’aides-soignants, on avait fermé une salle de quinze lits avant la crise. Pendant la crise, trois salles supplémentaires ont fermé. Depuis, une salle a rouvert. On n’a plus les capacités de prendre en charge nos patients. » Ils sont pourtant atteints de sclérose latérale amyotrophique, une maladie neurodégénérative extrêmement grave, très invalidante, à l’issue fatale. « Quand vont-ils prendre conscience de la situation ?, s’énerve François Salachas. Il faut des revalorisations salariales pour les petits salaires de l’hôpital, maintenant. Tout est là. Sinon, ils quitteront l’hôpital public. »

« J’ai encore envie de soigner. Mais est-ce que j’ai envie de le faire dans ces conditions ? Non », résume Ali, ancien aide-soignant, aujourd’hui étudiant en soins infirmiers, mobilisé en service de réanimation à la Pitié-Salpêtrière à Paris. « Je déteste la réanimation, j’y ai perdu ma mère. J’y ai travaillé parce que c’était mon devoir. On avait des masques périmés, des surblouses pas étanches, on a manqué de matériel, on a sans cesse improvisé. Si l’État ne reconnaît pas ces manquements, le lien sera coupé définitivement. J’entends encore le bruit du scope la nuit. Est-ce que nos revendications seront enfin entendues ? Je ne le crois même plus. On nous fait comprendre qu’on a juste fait notre travail, on est revenus dans l’état précédent la crise. »

« Toutes les semaines, des personnes de mon service me disent qu’elles veulent partir », assure Julie Bourmaleau. Elle est cadre supérieure de santé et mène les négociations du Ségur pour le collectif Inter-Hôpitaux. Elle rappelle ses trois revendications, répétées inlassablement : une augmentation de 300 euros pour tous les petits salaires de l’hôpital, des augmentations d’effectifs et la fin de la politique de fermeture des lits. « Tout est lié, assure-t-elle. Dans mon service de cent lits, 25 % des postes de personnels non médicaux ne sont pas pourvus, donc des lits ferment, nos patients se retrouvent aux urgences, on est dans un cercle vicieux. » Elle est « un peu plus optimiste que d’autres. On a une écoute bienveillante de Nicole Notat, du ministère. Il y a un consensus sur l’état des lieux ». Mais elle ne se fait aucune illusion : « Les décisions sont prises ailleurs. Et au niveau social, cela va taper dur dans les mois qui viennent. »

Cette manifestation peut-elle peser sur le cours des négociations ? Le président du collectif Inter-Urgences Hugo Huon voit au-delà : « Il y a eu des débordements, on n’a pas pu bien finir la manifestation. Mais les hospitaliers n’ont pas été trop effrayés. Ils ont compris, je pense, que la défense de la santé rejoint d’autres combats, ceux pour la justice sociale, écologique. »