Luttes et mobilisations

Mediapart : « A l’hôpital, l’effectif normal c’est l’effectif minimum »

Novembre 2016, par infosecusanté

« A l’hôpital, l’effectif normal c’est l’effectif minimum »

8 NOVEMBRE 2016

PAR MATHILDE GOANEC

Les infirmiers, travaillant en libéral ou à l’hôpital, les aides-soignants ou encore les étudiants infirmiers, ont manifesté ensemble mardi 8 novembre. Le ras-le-bol est général chez ces soignants, qui dénoncent d’une même voix le manque de moyens et un sous-effectif mortifère. Cet été, cinq professionnels se sont suicidés.

Mariam, infirmière depuis 2011, ancienne aide-soignante, travaille en Île-de-France dans un hôpital public, au bloc opératoire.

« Les patients sont des clients et c’est quelque chose que l’on refuse. Mais faut être réaliste, on est fatigués, on est surmenés, on n’est pas assez nombreux, on est rappelés sans cesse sur nos repos, donc faut pas se voiler la face, on n’est pas bien. Du coup, les patients sont en danger ! On nous dit : “Allez, passez en 12 heures et tout ira mieux”, mais résultat, comme il manque du personnel, on arrive à des semaines à 72 heures. Le problème n’est pas celui des horaires, ce sont les conditions qui vont avec. Nous sommes fatigués mais l’hôpital joue avec nos vies car il sait que nous ferons toujours au mieux, au détriment de notre santé personnelle et de notre vie familiale. Quand, à cause des restrictions budgétaires, l’État dit de resserrer les effectifs, c’est bien sûr le petit personnel qui trinque. Mais nous ne sommes pas surhumains et on prend tous les jours des risques. »

Dans la manifestation parisienne, le 8 novembre 2016. « Soigne et tais-toi, on n’a pas signé pour ça. » Les fédérations FO, CGT, SUD et CFTC de la fonction publique hospitalière, mais aussi, ce qui est plutôt inédit, une vingtaine d’organisations d’infirmières salariées, libérales ou étudiantes, ont choisi de défiler ensemble le 8 novembre dans toute la France. À Paris, le cortège composé de milliers de soignants remontés et très motivés est parti du parvis de la gare Montparnasse pour rejoindre le ministère de la santé, dans le VIIe arrondissement. Les revendications, forcément disparates, s’accordent toutes sur le manque de moyens. La souffrance au travail, du fait du manque d’effectifs et de l’augmentation des cadences en raison d’absences non remplacées, pèse aussi très lourd. Depuis juin, cinq professionnels se sont donné la mort, à Toulouse en Haute-Garonne, au Havre en Seine-Maritime, à Saint-Calais dans la Sarthe et à Reims dans la Marne. Seul le suicide à Toulouse a été pour le moment reconnu comme un accident du travail. L’annonce de 22 000 suppressions de poste supplémentaires d’ici à l’an prochain laisse craindre que ces actes ne se multiplient. La ministre Marisol Touraine a reçu les organisations syndicales à Paris, mais une suite au mouvement est d’ores et déjà programmée le 24 novembre prochain.

Dans la manifestation parisienne, le 8 novembre 2016. Une infirmière en cancérologie s’indigne : « Nos chefs de service à l’hôpital nous ont menacés aujourd’hui. Ils nous ont dit qu’en venant défiler à Paris, on amenuisait les chances de nos patients… Bien sûr que ça nous fait mal de manifester, mais nous n’avons pas le choix. On a une collègue hospitalisée aujourd’hui, qui n’en peut plus elle non plus. Mais on le savait que le papy boom allait arriver ! Or les gens sont partis à la retraite et ils n’ont jamais été remplacés ! On va toutes finir en burn-out. Moi je suis là aussi pour représenter les infirmières qui se sont suicidées, c’est incroyable qu’on en soit arrivé là. Les gens qu’on soigne en cancérologie, ils ont cotisé toute leur vie, ils ont droit à des soins décents. Si on ne manifeste pas aujourd’hui, alors que dans six mois il y a la présidentielle, nous sommes cuits. »

Cette infirmière libérale dans le Val-d’Oise s’est installée il y a trois ans, après neuf ans à l’hôpital.

« Chez les infirmières libérales, une mobilisation était prévue le 16 novembre 2015 et une grève avait même commencé le 13 novembre, mais elle a vite été écourtée à cause des attentats, car bien sûr il a fallu recevoir les patients pour faire de la place dans les hôpitaux. Mais la colère monte depuis plus d’un an et demi. Marisol Touraine est en train de nous enterrer les uns après les autres, en ouvrant la porte aux services d’hospitalisation à domicile, oubliant que nous sommes là depuis longtemps et bien moins chères. Laissons-les faire ce qu’ils savent faire, les suites d’opérations lourdes, et respectons le travail de proximité des infirmières libérales. La reconnaissance, ce n’est pas seulement une question financière. Moi, je peux passer une heure et demie avec un patient en attendant que le Samu le stabilise, je ne suis pas payée pour ça. Mais en libéral, le premier soin est payé à 100 %, le deuxième à 50 % et le reste c’est gratuit. Donc si je vous fais un pansement, une prise de sang et un anticoagulant, le pansement sera payé à taux plein, et le reste c’est cadeau ! Je veux bien travailler, je suis même heureuse dans mon métier, mais je veux un minimum de reconnaissance, de ma ministre de tutelle, des organisations syndicales, je veux qu’on se batte pour nous, pour moi. Donc des actes revalorisés, mais aussi, car cela nous arrive à tous de faire des erreurs de facturation, que la Sécurité sociale ne puisse pas faire des rappels pendant trois ans, ce qui nous met dans la panade financièrement. C’est pas grand-chose, juste une question de justice. »

Marie, étudiante infirmière en deuxième année à Paris.

« Est-ce qu’on arrivera à tenir ? Est-ce qu’on pourra faire le boulot comme on s’est engagés à le faire en formation ? Tenir la fatigue, le personnel qui manque, les services sans moyens ? »

Bertrand, infirmier psychiatrique à l’Institut de santé mentale de La Verrière, dans les Yvelines, depuis 18 ans.

« C’est la première fois que je manifeste, et nous sommes une vingtaine à être venus. 70 % du personnel est gréviste chez nous, mais la moitié est réquisitionnée à cause de la continuité du service public. Ce qui m’a décidé, c’est que même en santé mentale, nous commençons à être touchés par la rationalisation des soins. Le management devient de plus en plus pressant. Nous venons par exemple de passer de 7 heures à 12 h 50 de travail par jour, et si on refuse, on nous change de service. Et tant pis pour notre projet professionnel… Nous, infirmiers de la santé mentale, nos salaires n’ont pas été revalorisés depuis six ans. À cause de la diminution des effectifs, l’infirmier devient seulement bon à distribuer des médicaments, et n’a plus le temps de parler ou d’écouter le patient. On peut aussi aller remplacer un collègue dans une autre unité au pied levé. Mais où est l’esprit d’équipe dans tout ça ? Où est la psychiatrie ? Parler, c’est essentiel justement pour éviter la souffrance au travail ! Moi je fais grève parce que ce que je vois ailleurs, je ne veux pas que cela arrive chez nous, on ne veut pas de conditions de travail où l’infirmier est seul face au patient, sans aucun accompagnement. »

« Le problème de l’infirmière libérale, c’est le manque de reconnaissance de notre profession. Nous sommes là 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, on doit assurer la continuité des soins donc être disponibles tout le temps. Les gens nous aiment et sont contents qu’on soit là, mais au niveau des pouvoirs publics on n’est absolument pas reconnues. On se fait manger par les services de l’hospitalisation à domicile (HAD), par les services de soins infirmiers à domiciles (équipes d’aide-soignantes), ou encore par les pharmaciens qui vont maintenant pouvoir faire des vaccins… Bien sûr, nous gagnons mieux que les infirmières hospitalières, mais nous faisons des journées à rallonge, des factures, des transmissions, le tout sans aucune considération du corps médical. »

Florian, aide-soignant dans un hôpital du Val-de-Marne depuis 20 ans.

« Nous touchons le fond. Les plans d’économie se traduisent par une offre de soins qui diminue, liée à une baisse des effectifs, et c’est inacceptable dans un système français soi-disant le meilleur du monde. Le manque de personnel, ça joue forcément sur le temps “interéquipe”, les temps de transmission, mais aussi sur tout le relationnel avec les patients. On travaille comme des robots. Actuellement, dans mon service de gériatrie, nous sommes deux aides-soignants pour 28 patients et il reste une infirmière sur deux étages, alors que l’on traite des gens très diminués. C’est un travail infernal. La décision politique, c’est de ne pas combler les postes vacants ou de travailler exclusivement avec des CDD. On n’a qu’à dire franchement qu’on ne veut plus du service public de la santé ! Quand on a eu besoin de nous, par exemple pendant les attentats, aucun politique ne s’est privé de nous dire bravo et de nous féliciter. Maintenant, on nous envoie des plans d’austérité à la figure à longueur de temps, c’est inacceptable. »

Margot (et Joséphine)

« Les étudiants se mobilisent aujourd’hui pour les conditions de la formation en stage, où nous sommes parfois très mal encadrés, du fait des faibles effectifs : il n’y a pas assez de professionnels infirmiers, souvent ils n’ont pas le temps de s’occuper de nous, et donc on se retrouve seuls à faire des actes où notre responsabilité est clairement engagée. Parfois nous sommes aussi amenés à faire le travail d’un aide-soignant, ce qui n’est pas normal. Nous sommes des étudiants, pas des remplaçants. Notre indemnité de stage, c’est 90 centimes d’euros de l’heure, soit en troisième année, 40 euros par semaine alors que nous faisons parfois largement le travail d’une infirmière. En première année, c’est 23 euros la semaine. Le salaire espéré, en début de carrière à l’APHP (Assistance publique des hôpitaux de Paris), c’est 1 500 sans les primes, parfois 1 700 euros. C’est clair qu’on ne fait pas ce travail pour l’argent, mais faut pas exagérer. Qu’on nous donne au moins l’occasion de faire bien notre métier. »

Nathalie, usagère du système de soins, venue par solidarité.

« En tant que patients, nous ressentons complètement la déshumanisation du système. Ça se traduit par des soins minutés, on sent que les professionnels sont moins disponibles, moins présents et c’est déplorable. Nous ne sommes pas des “consommateurs” d’un cancer, ou d’un diabète, si on est soigné, c’est qu’on en a besoin. Je pense que cette mobilisation est inédite car elle va au-delà du clivage entre les libéraux et le public. D’ailleurs d’autres professionnels du soin vont exprimer le même ras-le-bol ce mois-ci [le 24 novembre – ndlr]. Le sujet commun est vraiment la perte de sens. C’est profond, bien au-delà de la revendication catégorielle. La question qu’on se pose aussi en tant que citoyen, c’est : est-ce que le gouvernement pense vraiment que le médical est une question commerciale ? Faut pas se leurrer : si les soignants ne vont pas bien, les soignés non plus. »