Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

L’Humanite.fr : Table ronde. La folie, une maladie comme une autre ?

Février 2019, par infosecusanté

Table ronde. La folie, une maladie comme une autre ?

Vendredi, 8 Février, 2019

Sylvie Ducatteau

Mathieu Bellahsen Médecin psychiatre, responsable d’un secteur de psychiatrie adulte Marion Leboyer Directrice de FondaMental, responsable du pôle de psychiatrie et d’addictologie des hôpitaux Chenevier et Mondor (Créteil) Serge Klopp Cadre de santé en psychiatrie, formateur, membre de la commission santé du PCF

Rappel des faits. Les mobilisations se multiplient dans les hôpitaux psychiatriques. La prise en charge des patients à l’heure du tout-médicament et des progrès des neuro­sciences ramène aux enjeux humains de ces pathologies.

La psychiatrie est au cœur de l’actualité médicale, sociale, politique, philosophique même. Quel état des lieux dressez-vous de ce secteur dont la ministre, Agnès Buzyn, déclare elle-même qu’il est le « parent pauvre de la santé »  ?

Mathieu Bellahsen : La psychiatrie est le miroir grossissant de notre société et le microscope du lien social : abandon et ségrégation des invisibles et des plus vulnérables, déni des réalités concrètes de terrain, promotion inconditionnelle des dispositifs néolibéraux d’assujettissement des citoyens par des lobbies… La psychiatrie est le parent pauvre de la médecine et de la société. La pédopsychiatrie est son enfant abandonné. Nous manquons de contre-pouvoirs dans nos lieux : la dictature du chiffre est maîtresse. Le tournant sécuritaire et gestionnaire de la psychiatrie infiltre les pratiques.

Heureusement, il existe des instances, comme le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, des associations de psychiatrisés comme le Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie, qui luttent sur le terrain du droit pour limiter l’arbitraire des établissements psychiatriques. Il existe aussi des associations de patients, comme HumaPsy, qui luttent pour « de l’écoute et pas que des gouttes », et des démarches citoyennes avec la Confcap, associant chercheurs, usagers, professionnels. Dans ce contexte, les mouvements de soignants partis de Rouen, Amiens, Le Havre, etc. redonnent espoir, car il y a création de formes nouvelles de mobilisation avec les patients, les familles, les professionnels et tout citoyen concerné.

Marion Leboyer : Avec un Français sur cinq concerné, nous sommes tous confrontés de près ou de loin aux maladies mentales. Pourtant, la psychiatrie a toujours été l’angle mort de nos politiques de santé. Aujourd’hui, les mouvements de grève des soignants comme les cris d’alarme de patients et de proches témoignent d’un système au bord de l’implosion. Notre ouvrage Psychiatrie : l’état d’urgence (1), auquel ont contribué des associations de patients et de familles, mais aussi l’Institut Montaigne, décrypte cette crise. Les dysfonctionnements de notre système de santé sont nombreux. Ils entravent la mise en place de soins dignes, adaptés et acceptés par le patient, et font obstacle à son rétablissement. Les recours grandissant aux urgences psychiatriques, à des hospitalisations évitables, aux soins sans consentement et à la contention en sont les symptômes les plus visibles. D’autres indicateurs de la faillite de l’organisation des prises en charge doivent nous alerter : retard au diagnostic, hétérogénéité des pratiques, inégalités territoriales, ruptures des parcours de soins et même réduction de l’espérance de vie (de dix à vingt ans par rapport à la population générale) des personnes avec un trouble psychiatrique… Cette situation indigne est inacceptable !

Serge KLOPP,cadre de santé psychiatrie.

La psychiatrie à la française a durant des décennies été à la pointe d’une prise en charge humaniste de la souffrance psychique. Considérant la personne dans sa triple dimension bio-psycho-sociale, elle s’appuyait sur la continuité d’un soin relationnel fondé sur la confiance entre le patient et les soignants, impliquant des structures de secteur, dont les centres médico-psychologiques, insérées dans la cité. Aujourd’hui, ce modèle est radicalement remis en question par le modèle libéral, qui souhaite rentabiliser la psychiatrie. Il ne s’agirait plus de soigner des personnes, mais de traiter des symptômes, de normaliser les populations et les comportements. On est passé d’une clinique du sens, où il s’agissait d’accompagner le patient en s’inscrivant dans son histoire singulière, à la mise en œuvre de protocoles standardisés. C’est une déshumanisation de la psychiatrie qui réifie le patient, qui n’est plus que le porteur du symptôme, et le soignant qui ne doit être que l’opérateur aveugle du protocole prédéfini. Le patient redevenant « insensé » pour les soignants, cela génère de la peur de part et d’autre et explique le recours inflationniste des mises en chambre d’isolement et de mises sous contention que dans les années 1980 nous pensions faire définitivement disparaître.

Que faut-il faire ? Lui attribuer plus de moyens ? En changer l’organisation et les modes de prise en charge ?

Marion Leboyer : En collaboration avec des associations d’usagers (Unafam, Argos, Fnapsy, Promesses, Aftoc, Phare enfants-parents…), nous avons formulé des propositions pour sortir de cet état d’urgence et dessiner une psychiatrie plus humaine, offrant des soins de qualité au plus grand nombre. Elles en appellent à la fois à l’allocation de moyens supplémentaires et à la mue de l’organisation et des pratiques de soin, car les enjeux sont nombreux. Lutter contre la stigmatisation, favoriser le diagnostic et la prise en charge précoces, promouvoir les soins de réhabilitation, assurer un égal accès aux soins, repenser la relation soignant-soigné, bâtir des parcours de soins et de vie coordonnés entre médecine générale, psychiatrie et secteur social et médico-social, soutenir l’effort de recherche… Autant de chantiers qui nécessitent de repenser en profondeur la discipline. Le rétablissement doit devenir un horizon possible et accessible pour plus de personnes vivant avec un trouble psychiatrique. Et c’est possible ! L’exemple de la cancérologie a guidé nos réflexions : il y a vingt ans, la création de l’Institut national du cancer a permis de transformer la prise en charge des malades et d’allonger leur espérance de vie. Et malgré les difficultés, la psychiatrie dispose d’atouts formidables sur lesquels s’appuyer.

Serge Klopp : Il faut des moyens supplémentaires. L’exemple de l’hôpital du Vinatier est éloquent. Cet établissement, situé à Lyon, l’un des plus grands de France, est confronté à un plan d’économies de 10 millions d’euros. Le personnel est en grève pour empêcher les suppressions de postes, de soignants notamment. Agnès Buzyn vient d’annoncer 100 millions d’euros supplémentaires pour la psychiatrie, mais nous craignons que ces moyens servent à accélérer la normalisation des pratiques et des patients. Un courant de la psychiatrie, au nom de la déstigmatisation, milite pour que la psychiatrie intègre le parcours de soins, comme toutes les spécialités. Ce qui est en totale convergence avec les choix et orientations du gouvernement. Ainsi, la psychiatrie ne s’occuperait plus que des patients en crise. Les patients stabilisés seraient suivis par leur généraliste avec un soutien social ou médico-social éventuel. Ils ne bénéficieraient plus d’un travail relationnel sociothérapique et d’écoute psychothérapique, mais exclusivement d’un traitement médicamenteux. On organiserait de ce fait la rupture de la continuité des soins. Or, on sait que la rupture du lien conduit souvent à une hospitalisation, en général sous contrainte, parfois après des actes graves (suicides, agressions). Et justifie des lois sécuritaires, au lieu de prévenir ces actes dramatiques.

Mathieu Bellahsen : La question principale est celle du sens des soins : est-ce que nous préférons des soins sans humains avec des machines et des ordinateurs ou est-ce que nous privilégions la relation humaine, le lien social ? Or, la psychiatrie est essentiellement une affaire relationnelle : relation aux autres, à soi, à son corps, à la société. Si nous avons besoin d’humains pour s’occuper d’autres humains, alors il faut des humains en nombre, des humains soucieux de l’autre et formés aux spécificités des relations avec les personnes troublées. Il faut des structures adaptées, il faut que la société se remette en question. Réorganiser la psychiatrie sur un mode concurrentiel qui détruit toujours plus les services publics et l’attention portée aux autres n’est pas une solution. Pourtant, c’est cette voix qui a l’oreille des politiques et des médias par le biais du lobby FondaMental. Cette fondation est à la psychiatrie ce que Monsanto est à l’écologie. Pour nous, ses thérapeutiques sont les équivalents du glyphosate pour l’agriculture… Réorganiser la psychiatrie au profit des lobbys pharmaceutiques, des vendeurs de méthodes déshumanisantes et de la déconstruction toujours plus grande de l’accès aux soins et aux services publics est une supercherie. C’est contre cette logique que nous appelons au « printemps de la psychiatrie » (2), pour une refondation à visage humain.

Le cerveau est-il un organe comme un autre ?

Mathieu Bellahsen Non, car, à la différence des autres organes, le cerveau est devenu une construction politique et sociale servant de nouveau point d’appui au néolibéralisme. Que ce soit dans le champ de l’éducation (neuro­éducation), de la justice (neurolois), de l’économie (neuroéconomie), du marketing (neuromarketing), des sciences humaines (neurosciences cognitives), le cerveau sert une « neuropolitique » où les individus sont mis en concurrence à partir de leur « plasticité cérébrale », de l’adaptation de leur cerveau aux normes de cette concurrence généralisée. Si les individus sont des cerveaux, si tout se passe dans le cerveau, alors plus besoin de se poser la question de ce qui fait société, de ce qui fait la complexité des soins, de ce qui fait lien social. Il suffit d’agir directement sur le cerveau et son environnement et de ne plus de s’encombrer avec ce qui fait la texture du lien social, de ce qui fonde collectivement la ­politique. Il est nécessaire de combattre cette neuropolitique, car, sous couvert de science et de savoirs experts, elle concourt à ­déconstruire la démocratie.

Marion Leboyer : Le cerveau est à part dans notre imaginaire : il est l’un de nos organes les plus mystérieux et les plus complexes. Longtemps, il a été considéré comme le siège des troubles psychiatriques. Des travaux récents en imagerie, génétique, endocrinologie ou immunologie ont démontré les liens forts entre le cerveau et le reste du corps. Ces avancées sont cruciales pour améliorer notre compréhension des mécanismes en cause et proposer des diagnostics plus fiables et des soins personnalisés. Dans cette quête, l’apport des neurosciences est essentiel, mais il doit être complété par d’autres approches, en particulier issues des sciences humaines et sociales. Par exemple, l’épidémiologie nous éclaire sur le rôle des facteurs environnementaux (pollution, traumatismes infantiles, migration, cannabis…) et laisse entrevoir des actions de prévention. La recherche clinique, quant à elle, a permis notamment de montrer que les approches psychothérapeutiques, associées aux traitements médicamenteux, améliorent significativement la qualité de vie des patients. La recherche, dans toutes ses composantes, doit être soutenue.

Serge Klopp : On ne peut réduire notre façon d’être au monde à une question de connexions neurologiques que révélerait l’IRM. Si on peut voir l’effet électrique de l’amour sur le cerveau, cela explique-t-il l’amour ? On voudrait nous le faire croire concernant les maladies psychiques. La réalité de chacun a une triple dimension, bio-psycho-sociale, en perpétuelle interaction, qui ne cesse d’évoluer tout au long de la vie. De ce fait, la psychiatrie n’est pas une discipline médicale comme les autres. La prise en compte de la souffrance psychique nécessite des connaissances biomédicales, mais aussi une connaissance de la sociologie, de la psychanalyse, de l’ensemble des sciences humaines, comme partie intégrante du soin. D’où l’importance d’une formation initiale spécifique pour ceux qui exercent en psychiatrie. On gagnerait à enseigner Canguilhem : « Le pathologique n’est pas ce qui est anormal. Il est défini par la souffrance du Sujet. » Au nom de quoi irions-nous traiter une dame parce que la Vierge lui parle tous les soirs si cela ne nuit pas à sa vie sociale, qu’elle n’en souffre pas et qu’elle ne nuit pas à autrui ? Nous n’avons pas à la normaliser. Parce que je défends l’humain, je refuse qu’il soit réduit à sa seule ­dimension biologique.

(1) Psychiatrie : l’état d’urgence, de Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca. Fayard, 2018.

(2) Appel publié dans l’Humanité du mercredi 22 janvier 2018.

Entretiens croisés réalisés par Sylvie Ducatteau