Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Le Monde.fr : Affaire Halimi : « C’est l’intolérance religieuse qui nourrit le délire psychique et provoque le crime, pas le cannabis »

Mai 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Affaire Halimi : « C’est l’intolérance religieuse qui nourrit le délire psychique et provoque le crime, pas le cannabis »

TRIBUNE :

Yann Bisiou (Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles CORHIS - Université Paul Valéry Montpellier 3)

Revenant sur les relations complexes entre drogues et folie, le juriste Yann Bisiou explique dans une tribune au « Monde » pourquoi le projet du garde des sceaux de renoncer à l’irresponsabilité pénale en cas de consommation préalable de stupéfiants ne constitue pas un choix pertinent.

Publié le 15 mai 2021 à 07h00

Au moment de commenter l’arrêt rendu le 14 avril 2021 par la Cour de cassation, nous avons d’abord une pensée pour la victime, Sarah Halimi, et sa famille. Par l’objet de ses recherches, le pénaliste est confronté au quotidien à la violence sociale. Loin de s’y habituer ou de s’y résigner, il l’analyse et la combat. Mais face à la violence du fou dans ce qu’elle peut avoir de déraisonnable, d’extrême, ici l’antisémitisme qui déclenche la multitude des coups et la défenestration, le pénaliste reste frappé de stupeur.

Pourtant, s’il veut prévenir la violence sociale, il doit rester un chercheur et, face à l’horreur du crime unanimement dénoncée, revenir au droit. L’arrêt de la Cour de cassation suscite la polémique, le garde des sceaux, ministre de la justice, annonce vouloir modifier le droit, or les magistrats saisis de cette affaire, comme les experts psychiatres mobilisés, ont réalisé un travail juridique exceptionnel.

La justice s’est arrêtée devant ces faits abominables et a pris tout le temps nécessaire pour y répondre, avec le souci de peser chaque argument sans rien omettre. Les 75 pages du rapport du conseiller Christian Guéry, les 87 pages de l’avis de l’avocate générale Sandrine Zientara, la publication de son intervention orale devant la Cour ainsi que les six pages, denses, de l’arrêt de la Cour de cassation, disent toutes les précautions, tout le sérieux que la justice a mis dans cette décision.

L’irresponsabilité pénale laisse subsister le crime
Le cadre de ce texte ne permet pas d’avoir le même souci du détail, mais revenons sur les enjeux principaux de cet arrêt. Non, la Cour de cassation ne donne par un « permis de tuer » à celui qui consomme une drogue, du cannabis, de l’alcool ou toute autre substance.

L’irresponsabilité pénale n’est pas une excuse. A la différence de la légitime défense, par exemple, qui justifie le crime par la nécessité d’éviter une violence plus grande encore, le code pénal ne fait pas de l’abolition du discernement un fait justificatif, mais seulement une cause de non-imputabilité.

Le crime subsiste dans toute sa barbarie et la Cour de cassation, comme la chambre de l’instruction, reconnaissent la gravité des faits et leur caractère antisémite. L’absence de discernement rend simplement la culpabilité impossible. Comme l’écrivait Ortolan, « l’acte d’un homme fou n’est pas un acte juste, conforme au droit, seulement l’imputabilité disparaît ».

Le fait de consommer volontairement un toxique pour se donner le courage de commettre un crime, ce que les Anglais appellent le « dutch courage », (le « courage hollandais ») à propos de l’intoxication volontaire à l’alcool, n’est pas non plus une cause d’irresponsabilité pénale. C’est même généralement une circonstance aggravante. Il en va de même à l’encontre de celui qui commet une infraction parce que son jugement est altéré par la consommation antérieure d’une drogue. Le criminel reste responsable, même si la drogue ne lui permet pas de mesurer la portée exacte de ses actes.

Finalement, l’irresponsabilité pénale n’est admise par la Cour de cassation qu’à la double condition que, au moment des faits, la consommation préalable de toxique ait totalement aboli le discernement de l’auteur de l’infraction, et que cet auteur n’ait pas eu conscience que sa consommation de toxique puisse provoquer ces conséquences funestes. Tel était, hélas, le cas en l’espèce.

Un principe établi depuis l’Antiquité
Si c’est la première fois que ces principes sont aussi clairement consacrés par les juges, ils n’ont rien de nouveau. Comme le rappellent les magistrats en charge de l’affaire, la jurisprudence est constante et abondante. Mme Zientara mentionne, par exemple, l’arrêt de la cour d’appel de Douai du 2 décembre 2010 déclarant irresponsable un individu qui, fortement alcoolisé après une fête avec des collègues, se trompe d’immeuble et tue l’homme qu’il trouve « dans ce qu’il croyait être son lit ».

La même année, la Cour de cassation constate aussi l’irresponsabilité pénale d’un jeune consommateur de cannabis qui assassine un ami d’enfance de confession israélite dans un accès de folie. Cette fois, c’est l’antisémitisme de l’entourage du criminel qui a nourri le délire meurtrier. Faut-il, pour répondre à une émotion que l’horreur des faits justifie pleinement, modifier le droit français, comme le propose le garde des sceaux, et, à l’avenir, rendre l’auteur de tels actes pénalement responsable ? Non.

L’irresponsabilité des crimes commis dans un accès de folie est un principe qui remonte à l’Antiquité. Dans L’Ethique à Nicomaque, Aristote déclare « dans les choses involontaires, il n’y a lieu qu’au pardon et quelquefois même à la pitié ». Dans la Cyropédie, Xénophon fait dire à Tigrane, plaidant pour que le roi épargne son père qui s’est rebellé : « Si pour devenir sage, il faut commencer par être sensé, Il n’est pas possible qu’un homme qui manque de sens se trouve tout à coup un homme sage. »

Ce principe s’affine en droit romain à travers l’adage « Furiosus solo furore punitur », « le fou est suffisamment puni par sa folie ». Et c’est bien cette idée de compassion à l’égard de celui qui n’est pas conscient qui justifie pleinement l’irresponsabilité pénale encore consacrée aujourd’hui. Rendre une personne responsable pénalement alors que son discernement est aboli relève de la vengeance stérile car l’auteur des faits souffre déjà suffisamment de sa folie et ne sera pas capable de « profiter » de la sanction pénale selon la formule des Anciens.

Ne pas répondre à l’intolérance religieuse par l’intolérance sociale
Rendre responsable une personne dont la conscience a été abolie au motif d’une intoxication volontaire préalable, c’est aussi nier la complexité des relations entre usage de drogue et pathologies mentales. Loin du lien de cause à effet quasi inéluctable que certains se plaisent à décrire, les relations entre l’usage de drogue et les atteintes psychiques sont complexes.

Certes, dans de rares cas la drogue peut conduire à la folie, mais elle peut tout aussi bien être perçue par le malade comme un remède à sa folie, un remède qui peut s’avérer pire que le mal, mais en aucun cas un moyen de commettre le crime.

Ainsi dans l’affaire Halimi, si les experts attribuent une origine « exotoxique » à la « bouffée délirante », le premier collège d’experts prend soin de préciser : « cette augmentation toute relative (puisque les taux plasmatiques sont restés modérés) de la consommation [de cannabis] s’est faite pour apaiser son angoisse et son insomnie (comme l’alcoolique qui boit de l’alcool pour calmer son anxiété), prodromes probables de son délire, ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé ».

Loin de consommer du cannabis dans le but d’altérer, voire d’abolir son discernement, l’auteur du crime a cru trouver, à tort, dans cette consommation le moyen de réduire les effets de son délire psychique.

Rendre responsable une personne dont le discernement est aboli ne permettra pas non plus d’améliorer le fonctionnement de la justice. On a longtemps reproché au principe de l’irresponsabilité pénale de ne pas permettre à la justice de déployer toute la symbolique du procès, dont on sait l’importance psychologique pour les victimes. Depuis la loi du 25 février 2008 ce n’est plus le cas puisqu’une audience publique peut être ordonnée durant laquelle l’auteur du crime peut être appelé à comparaître (art. 706-119 et suivants du code de procédure pénale).

Modifier la loi n’aura aucun effet dissuasif
Au-delà, la victime privée de son droit de vengeance ne pourra être assouvie, car comment exécuter une peine, sauf à faire peser sur les personnels pénitentiaires la gestion de détenus qui ne relèvent pas de leurs missions ? Quand on sait le manque criant de moyens de la psychiatrie en milieu carcéral, il est illusoire de croire que la prise en charge serait meilleure dans le cadre d’une condamnation pénale que dans le cadre juridique actuel.

Enfin et surtout, modifier la loi n’aura aucun effet dissuasif. Comme en 2010, le meurtre de Mme Halimi prend sa source dans l’antisémitisme. C’est l’intolérance religieuse qui nourrit le délire psychique et provoque le crime, pas le cannabis. Répondre à cette intolérance criminelle par une autre intolérance, celle de la société à l’égard de la personne dont les facultés mentales sont abolies, n’améliore rien.

Une telle politique rend notre société un peu plus intolérante mais pas moins dangereuse. La prévention de ces crimes racistes ou antisémites nécessite de mobiliser la société pour que le fait religieux n’alimente plus une « bouffée délirante ». C’est l’enseignement du respect de l’autre, de la paix religieuse qui peut changer les choses, et c’est aussi enseigner que le meurtrier est déjà amplement puni par la folie qui le hante ou le remords qui ne cessera de le ronger s’il recouvre assez de lucidité.

Yann Bisiou(Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles CORHIS - Université Paul Valéry Montpellier 3)