Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Le Monde.fr : Affaire Sarah Halimi : « Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite »

Avril 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Affaire Sarah Halimi : « Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite »

TRIBUNE

Face à la polémique déclenchée par la confirmation en cassation de l’irresponsabilité pénale du meurtrier de la sexagénaire, cinq experts psychiatres consultés dans ce dossier justifient leur conclusion, qui soulignent-ils, dans une tribune au « Monde », « s’imposait » mais « ne revenait pas à occulter la barbarie » de cet acte.

Publié le 25/04/2021

Sur commission d’Anne Ihuellou, magistrate instructrice, nous avons réalisé l’expertise psychiatrique de Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi [une sexagénaire juive battue et défenestrée dans la nuit du 3 au 4 avril 2017 à Paris]. Nous avons rencontré celui-ci à plusieurs reprises à l’unité pour malades difficiles (UMD) Henri-Colin, où sont internés les malades mentaux dangereux. Comme l’immense majorité des Français, nous avions été choqués et affligés par la barbarie de ce crime et nous partageons la douleur de la famille de Sarah Halimi. C’est surtout pour elle, et avec la conscience d’une communauté juive meurtrie par une série de crimes haineux, qu’il nous paraît nécessaire de clarifier les décisions juridiques, pour ne pas ajouter à ce deuil la douleur d’un sentiment d’injustice.

Après ce crime effroyable, nos deux collèges (trois experts par collège), intervenant plus de six mois après l’expertise initiale du docteur Daniel Zagury [en septembre 2017], avons conclu, comme lui, à une bouffée délirante aiguë, ici marquée par l’apparition d’un délire de persécution et de possession de nature satanique.

La bouffée délirante constitue un mode d’entrée fréquent dans un trouble schizophrénique. Désormais intitulé « trouble psychotique bref » dans les classifications internationales, c’est l’un des cas les plus consensuels d’irresponsabilité pénale. Il se caractérise par l’apparition soudaine d’une série de symptômes qui peuvent se cumuler : idées délirantes, hallucinations, discours incohérent, comportement grossièrement désorganisé pendant plus d’un jour et, par définition, moins d’un mois.

Un tueur halluciné
Ce délire aigu engendre des bouleversements émotionnels, des fluctuations thymiques et une note confusionnelle, toutes modifications que nous avons retrouvées dans les auditions de l’entourage de Kobili Traoré. Dans les jours qui ont précédé son passage à l’acte, il était halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, inquiétait tout le monde, y compris ses parents, ses voisins maliens qu’il avait séquestrés et qui avaient appelé la police… Lui-même, persuadé d’être en danger de mort, poursuivi par des démons, était préalablement allé à la mosquée, avait consulté un exorciste, pensait que son beau-père voulait le « marabouter », que l’auxiliaire de vie (d’origine haïtienne) de sa sœur lui appliquait des rituels vaudous…

La problématique était, ici, le rôle possiblement déclencheur du cannabis, dont nous avons vu à quel point il a alimenté les débats, bien que les délires induits par le cannabis soient heureusement très rares. Il est peu probable que cet épisode délirant reste unique, les études longitudinales prouvant que, dans l’immense majorité des cas, il est une forme de début d’une maladie mentale sévère : trouble schizophrénique ou bipolarité. Son évolution pendant les quatre années d’internement en UMD va dans ce sens.

« L’indignation de l’opinion tient, selon nous, à l’idée – fausse – que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte »

Si nous avons conclu à l’irresponsabilité pénale, tout simplement parce qu’elle s’imposait techniquement, cela ne revenait pas, faut-il le préciser, à occulter la barbarie du passage à l’acte et, moins encore, sa dimension antisémite. C’est en s’enfuyant par le balcon de chez les voisins, alors qu’il se pensait poursuivi par des démons qu’il est entré dans l’appartement de Sarah Halimi, initialement pour lui demander de l’aide, et que l’enchaînement fatal est survenu. Il était, au moment des faits, en proie à une angoisse psychotique massive, et la vision du chandelier à sept branches a déclenché sa fureur meurtrière. Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite.

L’indignation de l’opinion publique tient, selon nous, à l’idée – fausse – que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte. Il faut, à ce sujet, rappeler que l’arrêt de la chambre de l’instruction a retenu à la fois la culpabilité de Kobili Traoré et la dimension antisémite de son crime, tout en concluant à son irresponsabilité pénale.

Tout comme nous, le Dr Daniel Zagury a conclu à une bouffée délirante aiguë. Mais, considérant que la consommation de cannabis avait été délibérée et volontaire, il a estimé que le sujet avait contribué à l’apparition de son trouble mental et ne pouvait donc être exonéré de sa responsabilité. Il retenait donc une altération (et non une abolition) du discernement et du contrôle de ses actes au sens de l’alinéa 2 de l’article 122 du code pénal ; cette altération peut entraîner une diminution de peine significative.

Trouble psychotique dû à plusieurs facteurs
Or, à la différence de l’absorption massive d’alcool, qui a un effet désinhibiteur et altère le comportement chez l’immense majorité des sujets, les effets « psychotisants » du cannabis sont loin d’être systématiques. Si tel n’était pas le cas, nous assisterions à une épidémie de psychoses, puisque de 25 % à 30 % des personnes de l’âge de Kobili Traoré en consomment, selon l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie. De plus, il est impossible de déterminer avec certitude la cause d’une bouffée délirante. S’il est vrai que Kobili Traoré consommait régulièrement du cannabis depuis l’âge de 15 ans, celui-ci n’a été qu’un facteur favorisant, parmi d’autres, de son trouble psychotique.

On sait, par exemple, que certains polymorphismes génétiques favorisent l’émergence de troubles psychotiques lors d’une consommation précoce et durable de cannabis. Fruit d’une interaction gène-environnement, le risque de schizophrénie est multiplié par deux avec l’usage précoce et prolongé de cannabis ; il passe donc de 1 % à 2 % en population générale. Pour autant, l’image du cannabis est, selon nous, dangereusement édulcorée ; elle est celle d’une drogue « douce », dont on vante, même aujourd’hui, les vertus thérapeutiques. Dès lors, comment imaginer qu’un sujet déscolarisé, fumant du cannabis depuis l’âge de 15 ans, sans avoir jamais déliré, sache que le cannabis l’expose au risque de schizophrénie, alors que peu de gens le savent ?

« La question posée aux experts ne concerne, en l’état du droit, que l’“état mental au moment des faits” »

Il appartiendrait au législateur, et non à l’expert psychiatre, de faire évoluer la loi si cela lui paraissait nécessaire. Mais la question posée aux experts ne concerne, en l’état du droit, que « l’état mental au moment des faits ». Sur ce point, faut-il le rappeler, les sept experts consultés étaient unanimes. Et le texte de loi sur l’irresponsabilité pénale ne prend pas (pour l’instant) en considération le fait que le trouble psychotique, exonératoire de responsabilité, soit ou non induit par une substance. La Cour de cassation a d’ailleurs considéré qu’aucun élément du dossier ne permettait de démontrer que Kobili Traoré avait conscience des effets psychodysleptiques de cette substance : cette consommation ne faisait donc pas obstacle à ce que soit reconnue son irresponsabilité pénale au moment des faits.

Tout conducteur sait que l’alcool émousse les réflexes, diminue la vigilance et constitue donc un facteur accidentogène. Il peut donc difficilement s’étonner d’être considéré comme responsable lors d’un accident. Le fumeur de cannabis, même s’il n’est pas, comme Kobili Traoré, un délinquant toxicomane, ignore généralement les effets redoutables de ce toxique, dont la banalisation actuelle, dans les médias, dissimule la dangerosité.

On ne juge pas les fous
Nous comprenons que l’absence de procès d’assises puisse choquer, mais avec les réserves suivantes : depuis la loi du 25 février 2008, les familles de victimes d’un malade mental criminel ne sont plus privées du débat comme c’était auparavant le cas, avec le non-lieu prononcé sans audience. Il y en a désormais une, devant la chambre de l’instruction, en cas d’éventuelle irresponsabilité pénale : les débats ne portent alors que sur cette question essentielle. Cette audience a eu lieu le 27 novembre 2019 pour Kobili Traoré ; y assistèrent les parties civiles, les avocats, les experts et même la presse. Les experts furent entendus et ont répondu aux avocats.

À l’issue d’une telle audience, la chambre de l’instruction peut soit renvoyer devant la cour d’assises, si les arguments en faveur de l’irresponsabilité pénale lui paraissent insuffisants, soit rendre un arrêt de déclaration de culpabilité et d’« irresponsabilité pénale pour trouble mental ». Le crime reproché au sujet est alors inscrit à son casier judiciaire, la culpabilité est définitivement établie, même s’il est pénalement irresponsable. Le « non-lieu » qui révoltait autrefois, à raison, les familles comme l’opinion a bien disparu. Cette évolution législative concilie, au terme d’un débat contradictoire, une reconnaissance de culpabilité et une irresponsabilité pénale. Ce qui est conforme au principe éthique de toutes les démocraties judiciaires, remontant au droit romain, selon lequel les malades mentaux ne peuvent être condamnés. On ne juge pas les fous, c’est ainsi, et c’est l’honneur de la justice comme de la psychiatrie.

Pas de prison, mais un hôpital psychiatrique fermé
Une autre idée fausse, accréditée par la polémique, est que Kobili Traoré serait impuni. Or, s’il n’ira pas en prison, il sera très durablement privé de liberté. Certes, une hospitalisation, même sous contrainte, n’est pas une peine, mais sa durée n’est pas fixée. Le public doit comprendre que les UMD ou les services fermés des hôpitaux psychiatriques sont très sécurisés et qu’une sortie est hautement improbable à moyen terme. Il faudrait pour cela qu’un collège pluridisciplinaire psychiatrique considère que Kobili Traoré ne présente plus de dangerosité psychiatrique et que deux expertises psychiatriques, ordonnées par le juge des libertés désignant des experts extérieurs à l’établissement, soient convergentes. Et que cette décision soit avalisée par le préfet. De sorte que les hospitalisations de malades mentaux criminels sont souvent plus longues que la peine encourue si elle avait été prononcée par une cour d’assises.

Des députés et sénateurs veulent changer la loi pour exclure du champ de l’irresponsabilité pénale les individus ayant consommé des drogues. Une commission se penche actuellement sur la question [à la demande de l’ancienne garde des sceaux, Nicole Belloubet, en février 2020]. Elle est complexe, d’autant que toutes les drogues n’ont pas les mêmes effets. Et qu’ils peuvent être immédiats ou retardés. Il conviendrait, en l’occurrence, de différencier, d’une part, l’ivresse cannabique (où la drogue peut avoir un effet précipitant) d’un état psychopathologique très rarement délirant comme nous l’avons vu ; et, d’autre part, le rôle favorisant du cannabis dans le déterminisme multifactoriel d’un trouble psychotique où se mêlent facteurs psychologiques, neurodéveloppementaux, génétiques, sociaux… sans qu’il soit aisé de préciser le poids respectif de ces différents paramètres. Il ne faut toutefois pas méconnaître la nature même de la maladie mentale, qui pousse les trois quarts des sujets souffrant de troubles psychotiques à consommer des toxiques, même s’ils sont informés de leur dangerosité, ou encore à interrompre des traitements qui leur sont indispensables. Comment le législateur intégrerait-il toutes ces éléments ?

Pour conclure, les sept psychiatres experts de ce dossier ont diagnostiqué une bouffée délirante. Le raisonnement médico-légal de nos deux collèges s’est orienté vers l’abolition du discernement, non seulement en raison de l’état psychotique aigu de l’individu concerné, mais surtout parce que le système motivationnel de l’acte était infiltré en quasi-totalité par les éléments délirants. Dans le cadre législatif actuel, le parquet général de la cour d’appel de Paris s’est légitimement tourné vers la chambre de l’instruction qui a conclu à l’irresponsabilité pénale. Puis la Cour de cassation, le 14 avril, a confirmé la cohérence de la procédure judiciaire, renvoyant la question de la prise en compte du facteur toxique à une éventuelle modification de la loi. Souhaitons, quoi qu’il en soit, que la loi saura préserver ce qui, depuis le droit romain, fait que seul un homme disposant de son libre arbitre puisse être jugé.

Paul Bensussan, médecin psychiatre libéral, expert à la cour d’appel de Versailles, agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale ; Roland Coutanceau, médecin psychiatre, praticien hospitalier, expert à la cour d’appel de Paris ; Julien-Daniel Guelfi, médecin, professeur de psychiatrie, expert à la cour d’appel de Paris ; Jean-Charles Pascal, médecin psychiatre, expert à la cour d’appel de Versailles ; Frédéric Rouillon, médecin psychiatre, professeur de psychiatrie, praticien hospitalier à temps partiel à l’hôpital Sainte-Anne (Paris).

Collectif