Europe

Le Monde.fr : Bataille sur l’avenir du glyphosate en Europe

Mars 2016, par infosecusanté

Bataille sur l’avenir du glyphosate en Europe

LE MONDE

07.03.2016

Par Stéphane Foucart

Votera, votera pas ? La Commission européenne espérait expédier l’affaire sans fracas et faire adopter par les Etats membres, au cours de la réunion du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale, prévue lundi 7 et mardi 8 mars, un renouvellement de l’autorisation du glyphosate, celle-ci expirant fin juin en Europe. Dans un projet de décision, dont Le Monde a obtenu copie, Bruxelles prévoyait une remise en selle de ce désherbant – principe actif du célèbre Roundup de Monsanto – jusqu’en 2031.

Mais la semaine écoulée a vu la polémique s’intensifier sur la dangerosité de cette substance, la plus utilisée au monde, et contrarier les projets de Bruxelles. Au point que nul ne semble savoir si la réunion des 7 et 8 mars scellera, ou non, l’avenir de l’herbicide. « Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura discussion sur le glyphosate [les 7 et 8 mars en comité], dit un porte-parole de l’exécutif européen. Mais nous ne sommes pas sûrs que le vote se tiendra. »

La Commission s’appuie sur l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Celle-ci, dans un avis rendu le 12 novembre 2015, estime « improbable » que le glyphosate soit cancérogène pour l’homme. Les demandes d’interdiction du produit reposent, elles, sur un autre avis, diamétralement opposé, rendu en mars 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) – l’agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour le CIRC, le glyphosate est un « cancérogène probable pour l’homme », mutagène (toxique pour l’ADN) et cancérogène pour l’animal.

Mobilisation de la société civile

Devant ce désaccord, ce sont d’abord des députés européens qui ont demandé le report de la décision. A Strasbourg, quatre groupes parlementaires de gauche ont écrit, le 3 mars, au commissaire européen à la santé, Vytenis Andriukaitis, lui demandant de « reporter toute décision, au moins jusqu’à ce que le Parlement européen prenne une position formelle sur le sujet », après « un examen approfondi » du dossier.

Le lendemain, la ministre française de l’environnement, Ségolène Royal, surprenait tous les observateurs en annonçant que la France s’opposerait à la proposition de Bruxelles. « La décision proposée est une nouvelle autorisation pour quinze ans, dit Mme Royal au Monde. La France s’alignera sur la Suède pour dire non. » Les Pays-Bas ont de leur côté annoncé que si le vote était maintenu les 7 et 8 mars, ils voteraient contre le renouvellement.

« La décision proposée est une nouvelle autorisation pour quinze ans, a dit Ségolène Royal. La France s’alignera sur la Suède pour dire non. »

Ces réticences font suite à une intense mobilisation de la société civile. Des pétitions lancées par les organisations non gouvernementales (ONG) Avaaz et Greenpeace, demandant l’interdiction du glyphosate, ont rassemblé plus d’un million et demi de signatures. En France, des associations traditionnellement peu engagées dans la lutte pour la protection de l’environnement, comme la Ligue contre le cancer, ont également appelé à la fin du glyphosate.

D’autres ONG européennes – les Amis de la Terre, Générations futures, Pesticide Action Network, etc. – ont annoncé le 3 mars le dépôt d’une plainte devant un tribunal viennois contre l’EFSA et la vingtaine d’industriels commercialisant des pesticides contenant du glyphosate pour « fraude réglementaire » et détournement des procédures en vigueur pour l’évaluation du risque.

Discorde scientifique

La discorde entre l’EFSA et le CIRC a conduit de nombreux scientifiques à examiner le dossier en détail. Pour une part, les divergences s’expliquent par les méthodologies des deux organismes. L’EFSA a pris en compte les études réalisées par les industriels eux-mêmes, et tenues confidentielles. Au contraire, le CIRC n’a tenu compte que des études sur le sujet – environ un millier – publiées dans la littérature scientifique.

Mais pour certains, la différence des corpus évalués par le CIRC et l’EFSA n’explique pas tout. Conduits par Christopher Portier, conseiller du CIRC, an­cien directeur du National Center for Environmental Health américain et l’un des papes de la cancérogenèse, une centaine de toxicologues, d’épidémiologistes et de biologistes ont écrit fin novembre 2015 au commissaire européen à la santé, estimant l’avis de l’EFSA « trompeur », fondé sur une démarche « scientifiquement inacceptable ». Une virulence rare dans l’entre-soi des experts – réitérée dans un article publié le 3 mars par le Journal of Epidemiology and Community Health. Critiques auxquelles l’EFSA a répondu.

De leur côté, les industriels assurent que le glyphosate est sûr et qu’il est, dans tous les cas, moins problématique que les autres herbicides disponibles. Les enjeux économiques sont en outre considérables. Le glyphosate n’est pas seulement le principe actif du Roundup : selon les données colligées par l’OMS, il entre dans la composition de plus de 750 produits phytosanitaires, commercialisés par environ 90 fabricants répartis dans une vingtaine de pays.

De plus, il est la pierre angulaire de la stratégie de développement des biotechnologies, la grande majorité des plantes transgéniques étant modifiées pour le tolérer et rendre ainsi plus simple son épandage. Ces dernières années, l’adoption rapide des cultures OGM dites « Roundup Ready » (résistantes au Roundup) et apparentées a tiré vers le haut la production mondiale de glyphosate : de 600 000 tonnes en 2008, elle atteignait 720 000 tonnes en 2012.

Au-delà d’une controverse sur la dangerosité d’un pesticide, l’affaire cristallise la crise de confiance actuelle dans le système européen d’évaluation et de gestion des risques sanitaires et environnementaux. La Commission a ainsi été condamnée le 16 décembre 2015 par le Tribunal de l’Union européenne pour son inaction sur le dossier des perturbateurs endocriniens. Deux mois plus tard, le médiateur européen, dans une décision sévère, fustigeait le laxisme bruxellois en matière d’autorisation des pesticides. Mme Royal et M. Andriukaitis en ont d’ailleurs convenu lors d’une récente entrevue : il faut changer les règles de fonctionnement du système.

Le glyphosate, un Léviathan de l’industrie phytosanitaire

Le glyphosate, c’est le Léviathan de l’industrie phytosanitaire. Loin de se ­réduire au seul Roundup – le produit phare de Monsanto –, il entre dans la composition de près de 750 produits, commercialisés par plus de 90 fabricants, répartis dans une vingtaine de pays… La production mondiale est montée en flèche ces dernières années un peu partout dans le monde, tirée vers le haut par l’adoption rapide des maïs et autres sojas transgéniques « Roundup ready ». De 600 000 tonnes en 2008, la production mondiale de glyphosate est passée à 650 000 tonnes en 2011, pour atteindre 720 000 tonnes en 2012, selon les données compilées par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Aux Etats-Unis, les quantités épandues ont été multipliées par 20 en ­l’espace de vingt ans, passant de 4 000 tonnes par an en 1987 à 80 000 tonnes en 2007. En 2011, dans une étude publiée par la revue Environmental Toxicology and Chemistry, l’US Geological Survey annonçait avoir détecté du glyphosate dans les trois quarts des échantillons d’eau de pluie et d’air analysés dans une région de grandes cultures. En France, il s’en épand environ 8 000 tonnes par an. Avec son principal produit de dégradation, l’AMPA, il constitue le produit le plus fréquemment détecté dans les cours d’eau de France métropolitaine.

Stéphane Foucart
Journaliste au Monde