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Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, au-delà des grèves du NHS, le modèle de santé en question

Février 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, au-delà des grèves du NHS, le modèle de santé en question

Selon les syndicats, le mouvement qui devrait mobiliser des dizaines de milliers d’infirmiers et d’ambulanciers à partir de lundi est le plus massif de l’histoire.

Par Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante)

Publié le 06/02/2023

Des dizaines de milliers d’infirmiers et d’ambulanciers anglais devaient de nouveau être en grève, à partir de lundi 6 février, leur troisième débrayage en trois mois, à l’appel des syndicats Unite, GMB et Royal College of Nursing (RCN). Les infirmiers prolongeront le mouvement mardi, les physiothérapeutes débrayeront jeudi et les ambulanciers arrêteront le travail le lendemain. A en croire les syndicats, il s’agit de la mobilisation la plus massive de l’histoire du National Health Service (NHS), le système public de santé britannique, créé en 1948. Les personnels se mobilisent pour leur paie, réclamant des augmentations en ligne avec une inflation proche de 10 %, bien au-delà des hausses de 4 % proposées pour 2022-2023.

Début janvier, le gouvernement de Rishi Sunak a paru vouloir négocier, mais les responsables syndicaux l’accusent désormais de faire la sourde oreille, contrairement aux gouvernements écossais et gallois. Le RCN a annoncé, le 3 février, renoncer aux grèves prévues cette semaine au Pays de Galles, à la suite d’une offre du gouvernement gallois (travailliste) d’augmenter de 3 % supplémentaires les salaires des infirmiers. Les syndicats écossais ont aussi suspendu leur mouvement, après une proposition jugée sérieuse du gouvernement écossais.

« Mais où est Rishi Sunak, pourquoi n’est-il pas à la table des négociations ? », s’est étonnée Sharon Graham, la patronne du syndicat Unite, au micro de la BBC, dimanche. Le premier ministre a assuré il y a quelques jours qu’il « adorerait » augmenter la paie des infirmières mais que céder à leurs revendications aurait un fort effet inflationniste, alors qu’il a fait de la lutte contre l’inflation sa priorité. Son ministre de l’industrie, Grant Shapps, a suggéré dimanche que les grévistes « mett[ai]ent la vie des Britanniques » en danger. « Si quelqu’un met leur vie en danger, c’est ce gouvernement ! 500 personnes meurent par semaine à cause du manque d’ambulances. Et il manque 130 000 personnels au NHS, c’est comme s’il y avait grève tous les jours ! », a immédiatement réagi la syndicaliste Sharon Graham.

Poste le plus important du budget de l’Etat
Au-delà de ce conflit social inédit, c’est la question du modèle du NHS qui est posée. Mais pour l’heure, ni les conservateurs, au pouvoir depuis treize ans, ni les travaillistes, qui espèrent gagner Downing Street aux prochaines élections générales (en 2024), n’osent y répondre franchement. Quand il a été fondé il y a soixante-quinze ans, le NHS était un service public révolutionnaire : il était complètement gratuit. Il le demeure : les rendez-vous avec des médecins généralistes, les prises en charge par une ambulance, les passages aux urgences ou les hospitalisations se font sans que les patients – qui doivent au préalable être enregistrés auprès du NHS – n’aient à débourser un pound.

Seuls les médicaments sont payants, mais les sommes sont modiques. Essentiellement financé par l’impôt des Britanniques, le budget du NHS est le poste le plus important du budget de l’Etat britannique (180 milliards de livres sterling par an, soit 200 milliards d’euros) et a été épargné durant la décennie d’austérité imposée par les conservateurs, à partir de 2010. « Son budget n’a cependant augmenté que d’environ 1,5 % par an entre 2010 et 2019, ce qui n’est pas suffisant pour couvrir les besoins d’une population vieillissante, et de plus en plus sujette aux maladies chroniques (diabète, etc.). Le manque d’investissement est criant dans les infrastructures et les équipements médicaux », souligne Stuart Hoddinott, expert à l’Institut for Government (IfG), un think tank londonien indépendant. Le Royaume-Uni est notamment l’un des pays de l’OCDE les moins pourvus en scanners et appareils d’IRM.

En 2019, Boris Johnson avait promis la construction de 40 nouveaux hôpitaux dans le pays d’ici à 2030. L’Observer a révélé dimanche que seuls une dizaine de chantiers avaient été approuvés. En outre, le pays n’a pas assez formé de médecins, rendu les études d’infirmières payantes (environ 9 000 livres sterling par an), et limité le nombre de lits d’hôpitaux disponibles pour la population. « Dès le milieu des années 2010, en hiver, le taux d’occupation des lits d’hôpitaux était maximal », souligne Stuart Hoddinott.

Obtenir un rendez-vous est devenu très difficile
La pandémie a aggravé une situation déjà critique. Epuisés, en manque de reconnaissance salariale, beaucoup de personnels ont quitté le navire (les restrictions migratoires instaurées par le Brexit ont aussi réduit la part des personnels européens) et les listes d’attente ont atteint un record : fin 2022, plus de 7 millions de personnes attendaient des soins ou des opérations. Obtenir un rendez-vous en présentiel avec son généraliste est devenu très difficile. Nombre de malades se retrouvent aux urgences, certains attendent des heures qu’une ambulance les y conduise.

Rencontré le 11 janvier, lors d’une précédente grève à Waterloo, l’ambulancier Marcus Davis, 50 ans, témoignait d’un NHS qui craque de partout. « Quand j’ai commencé ce travail, en 2000, je pouvais faire douze allers/retours à l’hôpital par jour. Aujourd’hui, je n’en effectue que trois ou quatre : les urgences manquent de lits, nous devons attendre avec les patients dans l’ambulance que des places se libèrent. Les lits d’hôpitaux sont occupés par des gens qui devraient être en maisons de retraite mais celles-ci manquent aussi de place. »

Augmenter les impôts pour mieux financer la prise en charge des personnes âgées et soulager le NHS ? Le gouvernement Johnson a tenté une hausse de la National Insurance (une taxe sur les revenus), mais elle a été annulée par la première ministre Liz Truss à l’automne 2022. Pour Rishi Sunak, pas question de la rétablir : les élus conservateurs ne jurent que par les baisses d’impôts. Du côté des travaillistes, on propose de former davantage de médecins, sans se risquer à parler financement. Faire payer l’accès au NHS en instaurant un système d’assurance maladie ? Sajid Javid, ex-ministre de la santé de Boris Johnson, a suggéré en janvier, dans le Times, que les consultations de généralistes et les visites aux urgences soient facturées.

Sa proposition a été accueillie avec une extrême froideur. Les travaillistes ont hurlé à la « privatisation » du système de santé, un argument avancé à chaque élection générale. Les conservateurs sont restés silencieux. Parler de rendre payant le NHS, le service public auquel les Britanniques tiennent le plus, reste tabou même si le marché des soins privés existe : en dentisterie ou pour des traitements contre le cancer, ceux qui ont les moyens y ont déjà recours. Fils d’un médecin et d’une pharmacienne du NHS, Rishi Sunak s’était, lui, risqué l’été dernier à proposer une amende de 10 livres pour ceux qui ne se rendaient pas à leur rendez-vous avec leur médecin. Mais il s’est vite ravisé en arrivant à Downing street à l’automne.

Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante)