Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Le CV controversé de Louis-Charles Viossat, le « Monsieur vaccin » du gouvernement

Décembre 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Le CV controversé de Louis-Charles Viossat, le « Monsieur vaccin » du gouvernement

Cet énarque de 56 ans, passé par deux laboratoires pharmaceutiques et choisi à la mi-octobre par l’Elysée et Matignon, devait organiser l’énorme chantier de la stratégie vaccinale contre le Covid-19. Mais, soudain, il a disparu des radars.

Par Raphaëlle Bacqué

Publié le 02/12/2020

Dans la forêt administrative, pleine de sigles, de comités et de directions, chargée de résoudre la crise sanitaire, Louis-Charles Viossat a d’abord été affublé d’un surnom rassurant le rendant facilement identifiable : « Monsieur vaccin ».

Cet énarque de 56 ans, choisi à la mi-octobre par l’Elysée et Matignon, devait organiser l’énorme chantier de la stratégie vaccinale contre le Covid-19. Il s’est donc tout de suite mis à l’ouvrage, recevant dès le 2 novembre les représentants des laboratoires, puis les syndicats de médecins, recensant sur tout le territoire les réfrigérateurs susceptibles de conserver à très basse température les nouveaux vaccins, réfléchissant aux populations prioritaires à protéger. Et puis, soudain, « Monsieur vaccin » a disparu des radars.

Un solide réseau
Est-ce un effet des compétitions de pouvoir qui agitent les instances de santé ? Ou la crainte tardive que produit aujourd’hui son CV ? Moins de deux mois après sa nomination, Louis-Charles Viossat n’est plus tout à fait présenté comme l’organisateur de cette future campagne de vaccination hors du commun.

« Il n’est qu’un rouage parmi d’autres, minimise aujourd’hui l’Elysée. La stratégie est d’abord décidée par une instance parfaitement indépendante, la Haute Autorité de santé [HAS]. » La direction de la communication de crise du ministère de la santé le présente, de son côté – en deux SMS –, comme une couche supplémentaire à un millefeuille administratif déjà épais : 1) « Il a une mission d’appui à la “task force” interministérielle nommée par le premier ministre sur proposition du [ministre de la santé] Olivier Véran. » 2) « Il n’est pas “Monsieur vaccin”… mais pilote coordinateur. » Louis-Charles Viossat, lui, refuse tous les entretiens avec la presse.

Il y a encore quelques semaines, ce barbu jovial était d’abord présenté comme un inspecteur général des affaires sociales (IGAS), son corps d’origine, depuis sa sortie de l’ENA en 1992. Autant dire, l’un de ceux qui contrôlent et évaluent les politiques publiques en matière sociale. Dans les coulisses du pouvoir, on savait aussi qu’il est un ami du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire – « Bruno est un habitué de ses anniversaires », assure un de ses proches –, côtoyé à Matignon entre 2005 et 2007, au sein du cabinet de Dominique de Villepin.

Issu de la bourgeoisie parisienne, ancien de l’Ecole alsacienne, des prépas du lycée Louis-le-Grand et de Sciences Po, élève à l’ENA dans la promo de Valérie Pécresse, Louis-Charles Viossat a toujours disposé d’un solide réseau, renforcé par sa fréquentation du Siècle, ce club d’influence qui compte quelque 600 membres cooptés parmi élites politiques, économiques ou administratives. Bref, une sorte de pedigree archiclassique dans la haute fonction publique.

Première incursion
Depuis quelques jours, cependant, un autre aspect de sa vie professionnelle suscite bien plus d’interrogations et d’inquiétude au sein du gouvernement : ses passages dans deux laboratoires pharmaceutiques, grâce à une mise en disponibilité de l’administration qui lui a permis ensuite de revenir, chaque fois, dans son corps d’origine.

Connu par ses anciens condisciples de Sciences Po, en 1986, comme un militant du mouvement des jeunes rocardiens, Louis-Charles Viossat a vite abandonné ses premières amours politiques pour rejoindre les cabinets ministériels du centre et de la droite, devenant en 1995 conseiller technique du ministre du travail et des affaires sociales Jacques Barrot et, parallèlement, celui de son secrétaire d’Etat à la santé, Hervé Gaymard.

M. Viossat est doté d’un humour pince-sans-rire, affiche une assez haute opinion de lui-même et masque à peine son ambition. Il se serait volontiers vu poursuivre encore quelques années dans les cabinets ministériels, ce tremplin des carrières, mais la dissolution hasardeuse lancée par Jacques Chirac, en 1997, l’oblige à modifier ses plans.

Le voici donc d’abord à Washington, au sein de la Banque mondiale. Sans doute parce qu’il ne croit pas une réélection possible de Jacques Chirac, il fait ensuite une première incursion dans le privé en septembre 2001. Ce sera auprès de la filiale française du laboratoire pharmaceutique américain Lilly qui teste aujourd’hui deux anticorps monoclonaux dans le traitement du Covid-19. A l’époque, l’énarque est directeur « corporate affairs », c’est-à-dire des affaires publiques. Autrement dit du lobbying.

Eviter le pantouflage
La greffe ne semble pas prendre, cependant. Ou du moins, d’autres perspectives s’ouvrent à lui. Jacques Chirac a été réélu le 5 mai 2002, la droite est victorieuse aux législatives un mois plus tard. Et revoici Louis-Charles Viossat directeur de cabinet du ministre de la santé d’alors, Jean-François Mattei. Cela ne pose aucune difficulté. La commission de déontologie de la fonction publique contrôle les départs des agents publics dans le privé, de façon à éviter le pantouflage. Elle n’empêche aucunement un haut fonctionnaire de revenir dans la haute administration après une incursion dans le privé. Même s’il passe directement d’un laboratoire au ministère la santé.

Interrogé bien plus tard sur le sujet, en 2011, par François Autain, le président de la commission d’enquête sur le Mediator, Louis-Charles Viossat répond d’ailleurs en toute simplicité : « A l’époque, j’ai demandé au ministre d’être déchargé des décisions concernant les médicaments. Ces questions ont été traitées par Jacques de Tournemire, conseiller technique chargé du médicament, et par le ministre lui-même. » Et comme François Autain insiste, il réaffirme : « Je ne me suis pas posé la question. J’avais demandé à ne pas traiter ces questions, à être déchargé des relations avec les laboratoires pharmaceutiques pour éviter toute suspicion et garantir l’impartialité des décisions du ministre. Cela a été suffisant. » Fin du questionnement.

Au cabinet du ministre de la santé, Louis-Charles Viossat doit d’ailleurs gérer d’autres priorités et notamment les 15 000 à 20 000 morts de la canicule, à l’été 2003, alors que Jean-François Mattei est en vacances dans le sud de la France. Il s’en tire sans mise en cause mais M. Mattei doit quitter l’Avenue de Ségur et lui dans son sillage.

Le haut fonctionnaire revient à nouveau au gouvernement moins d’un an plus tard, cette fois comme directeur adjoint de cabinet pour les affaires sociales dans le saint des saints, à Matignon ! Le premier ministre, Dominique de Villepin, veut aller vite. Marquer les esprits. S’adresser à la jeunesse. M. Viossat s’était chargé cinq ans plus tôt d’une mission d’évaluation pour l’IGAS de « la mise en œuvre des fonds d’aide aux jeunes ». C’est lui qui imagine le CPE, ce « contrat première embauche » – censé faciliter l’emploi des moins de 26 ans – qui déclenche bientôt des manifestations monstres de jeunes gens et le blocage des universités.

Il faut dire que le premier ministre n’est pas un as de la concertation. Suivant ses consignes, Viossat n’a pour sa part ouvert aucune discussion avec les syndicats. A l’époque, il déjeune bien avec le patron de FO, Jean-Claude Mailly, celui de la CGT, Bernard Thibault, ou de la CFDT, François Chérèque. Mais il ne leur dit jamais un mot du CPE. Personne ne se souviendra qu’il est le père de cette réforme qui ne verra jamais le jour…

Scandale du Mediator
En 2007, lorsque Nicolas Sarkozy est élu président de la République, l’ancien conseiller de Dominique de Villepin se recase comme ambassadeur français chargé de la lutte contre le sida, administrateur d’Unitaid, cette organisation internationale chargée de centraliser l’achat de médicaments (et donc d’en faire baisser les prix) à destination des pays les plus pauvres. Unitaid est présidée, à l’époque, par Philippe Douste-Blazy, aujourd’hui fervent défenseur de l’hydroxychloroquine.

Voici venir le temps de la seconde incursion de Louis-Charles Viossat dans un laboratoire pharmaceutique. Nous sommes en mai 2009 et AbbVie-Abbott, entreprise biopharmaceutique américaine, l’embauche comme directeur des affaires institutionnelles. En clair, il est chargé de superviser les lobbyistes de l’entreprise auprès des institutions européennes, des pays d’Europe de l’Ouest et du Canada. Il travaille dans le secteur du médicament, loin de l’industrie du vaccin, considérée comme un créneau à part.

Un an plus tard éclate le scandale du Mediator, révélé par la pneumologue Irène Frachon. « Cela a changé beaucoup de choses dans les labos, témoigne une ancienne d’Abbott. Jusque-là, le prix des médicaments se négociait sur un coin de table au ministère de la santé. A partir de là, le lobbying a été plus encadré, plus transparent, mais il s’est aussi professionnalisé. Les labos se sont mis à embaucher à tour de bras des anciens des cabinets ministériels. » Pour Abbott, M. Viossat présente l’immense avantage d’être parfaitement « bilingue » comme on dit dans le milieu : très au fait des enjeux économiques de l’industrie pharmaceutique et parlant couramment la langue de l’administration française.

Est-il vraiment heureux professionnellement ? Ses amis l’entendent se plaindre à la fois des trajets jusqu’à Rungis, où se trouve le siège social d’AbbVie-Abbott, et du cynisme affiché de certains collaborateurs qui se réjouissent à la première épidémie. Il doit parfois faire autant d’éducation interne que de management. Mais les salaires et surtout les bonus sont sans comparaison avec les traitements de l’administration.

« Petit soldat de Big Pharma »
En janvier 2013, il est nommé vice-président chargé des relations gouvernementales internationales. En vérité, hormis la hauteur de sa rémunération, cela ne change pas vraiment. Mais il est plus exposé. « Il a longtemps fait illusion grâce à sa culture, ses réseaux, sa façon de parler avec le bon ton, rapporte un lobbyiste d’Abbott qui l’a longtemps côtoyé. Mais ce n’était pas un très bon manager. » Il suffit en tout cas qu’arrive Michael Boyd, un Américain venu de Pfizer, pour qu’il soit débarqué en quelques jours avec de confortables indemnités.

C’est la résurgence de ce passé-là que craint aujourd’hui le ministère de la santé, alors même que la France doit faire face à un nombre record de mouvements antivaccins en Europe. Depuis une semaine, cette mouvance mais aussi les soutiens de Didier Raoult – qui dirige l’institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection, à Marseille – se sont en effet emparés les premiers du CV de Louis-Charles Viossat, le soupçonnant ouvertement, sur les réseaux sociaux, de toutes les collusions.

Le 26 novembre, à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est le député (La France insoumise) de la Somme François Ruffin qui a dénoncé à son tour « ce petit soldat de Big Pharma ou plutôt un grand général des labos américains ».

S’étant rendu compte trop tard des risques politiques que pourrait susciter cette nomination, le gouvernement n’a trouvé qu’une seule parade : gommer autant que faire se peut le titre censé rassurer de « Monsieur vaccin ».