Environnement et facteurs dégradant la santé

Libération - Glyphosate : à l’Anses, une étude abandonnée pour conflits d’intérêts

Juillet 2020, par Info santé sécu social

Par Aude Massiot — 24 juillet 2020

« Libération » révèle des conflits d’intérêts autour de la dernière étude sur le glyphosate à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. L’Anses, sous pression, a annoncé jeudi que le consortium en charge de l’étude se retirait.

Ceci n’est pas le récit de personnes malveillantes, happées par leur avidité, ni d’erreurs humaines. C’est l’histoire d’une agence publique, coincée entre des impératifs contradictoires, au point d’oublier son essence même : préserver la santé publique.

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) est une référence mondiale de la régulation publique environnementale. Mais, après deux semaines d’enquête, Libération peut révéler plusieurs conflits d’intérêts dans le traitement du dossier glyphosate, qui entachent cette réputation. Le sujet est crucial car la France est rapporteuse du dossier de réautorisation européenne de l’herbicide controversé, pour 2022.

Nous sommes le 18 mai 2019. Au micro d’Europe 1, le directeur de l’Anses, Roger Genet affirme sans détour et d’une voix sûre : « Aujourd’hui, en France, il n’y a pas de risque sanitaire avec les produits à base de glyphosate, qui sont utilisés dans des conditions strictement encadrées. »

Glyphosate. Qui entend ce mot devrait savoir que des polémiques suivront rapidement. Le principe actif le plus utilisé au monde dans des pesticides est suspecté d’être dangereux pour la santé humaine, provoquant cancers et perturbations du système hormonal. Il est au cœur de nombreux procès aux Etats-Unis et de débats scientifiques.

Portée politique
En France, le sujet a pris une portée politique depuis la fin de l’année 2017. Les tensions autour du processus de réautorisation du produit pour cinq ans, par l’Union européenne, avaient alors poussé le président Macron à promettre son interdiction d’ici « trois ans ».

Dans la foulée, les ministres de l’Agriculture, de la Santé, de la Transition écologique et de l’Enseignement supérieur saisissent, le 28 mars 2018, l’Anses pour lui demander d’établir « un cahier des charges d’une étude sur le potentiel cancérogène du glyphosate ». Leur inquiétude : « Des incertitudes persistent sur cette substance, en raison des conclusions divergentes sur sa cancérogénicité. » Et de demander d’attacher « une attention particulière au respect […] des règles éthiques ».

Deux ans plus tard, un délai anormalement long, l’Anses annonce fièrement, dans un communiqué publié le 30 avril, le nom des chercheurs sélectionnés pour réaliser cette étude : un consortium de laboratoires publics français et étrangers. A ce moment-là, ça commence à s’agiter en interne à l’Anses et dans la communauté scientifique. Car quelque chose cloche.

Le président du consortium public choisi, Fabrice Nesslany, et deux autres membres ont siégé au sein du groupe de cinq experts qui a écrit le cahier des charges à l’Anses. Celui-ci devait établir les tests pour trancher la question de la cancérogénicité du glyphosate. Or, Nesslany, toxicologue de l’Institut Pasteur de Lille, est aussi membre du groupe qui a validé le même cahier des charges. S’en est suivi un appel d’offres pour mener des tests complémentaires avec à la clé un financement de 1,2 million d’euros. Et c’est justement le consortium de Fabrice Nesslany qui décroche l’appel d’offres.

« Juge et partie des études »
Coup de théâtre. Jeudi, sous pression, l’Anses a annoncé que le consortium choisi se retirait. Seuls les financements du Centre international de la recherche sur le cancer (Circ), à Lyon, sélectionné pour quelques tests à la marge sont maintenus. « Les conditions de sérénité et de confiance nécessaires à la prise en compte de ces études lors de la réévaluation européenne du glyphosate en 2022 n’étaient plus réunies », justifie la direction de l’Anses. Pour autant, elle ne reconnaît pas ses torts. Pour Marie-Angèle Hermitte, directrice de recherche au CNRS à la retraite et membre du comité de déontologie de l’Anses : « Cela ne devrait pas être la même personne qui se trouve juge et partie des études. On avait demandé à la direction d’établir un délai de trois ans entre le moment où la personne siège dans un comité et celui où elle peut répondre à un appel d’offres de ce comité. Cela n’a pas été mis en place, même avec une durée plus courte. » Ce principe existe à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), entre autres, comme un des fondements de déontologie.

Début juillet, au-delà de ce conflit d’intérêts, un groupe de lanceurs d’alerte contacte Libération avec des informations plus inquiétantes encore. A l’issue de nos investigations, nous pouvons mettre en lumière plusieurs conflits d’intérêts de Fabrice Nesslany avec des industriels des pesticides. Une situation qui aurait dû alerter la direction de l’Anses et exclure le chercheur des groupes d’experts du glyphosate.

L’affaire démontre les manquements d’un système censé défendre l’intérêt public. L’étude était censée définir la position française sur le sujet au niveau européen.

Eléments surprenants dans la déclaration publique d’intérêts
S’agissant de la dangerosité du glyphosate, le directeur du laboratoire de toxicologie de Lille n’aura réalisé qu’une étude. C’était en 2002 et pour Calliope (aujourd’hui Arysta), une entreprise qui commercialisait l’herbicide polémique.

A la lecture de la déclaration publique d’intérêts (DPI) de Fabrice Nesslany, d’autres éléments sont pour le moins surprenants. Ainsi, en 2014 et 2017, le laboratoire dont il est directeur a conclu des contrats à hauteur de 165 000 euros avec le géant de la chimie Arkema. Or, cette entreprise française commercialise des adjuvants utilisés avec le glyphosate dans « des herbicides majeurs ». Une ligne de la déclaration indique par ailleurs que la multinationale a financé depuis janvier 2010 le laboratoire à hauteur « d’environ 1 euro 1.1% ». Contacté, le chercheur n’a pas souhaité expliquer à quoi cela correspondait.

En 2012, une société de consultant au nom de Fabrice Louis Nesslany a été créée pour « des activités spécialisées, scientifiques et techniques diverses ». Pas de trace de cette entreprise dans la déclaration d’intérêts. Là encore, pas de réponse à nos questions.

Fabrice Nesslany annonce, par contre, dans sa DPI, être président, depuis novembre 2019, de la Société française de toxicologie (SFT). Cette société savante est une des plus puissantes en France dans le domaine. Les dirigeants ne touchent pas de rémunération. L’influence est toute autre. En novembre 2019, se tient le dernier Congrès de cette fondation reconnue d’utilité publique. Parmi les sponsors de l’événement, on trouve, entre autres, Bayer, la multinationale allemande qui a racheté Monsanto en 2018 et qui est un des plus gros fabricants de glyphosate. « C’est classique, assure un chercheur français qui a préféré rester anonyme du fait de ses liens avec l’Anses. En contrepartie, les boîtes demandent un droit de regard sur les invités, et imposent certains de leurs membres. Ils construisent le programme du congrès pour qu’on ne discute pas des sujets qui fâchent. »

Parmi les membres de la SFT, on trouve aussi plusieurs agents de l’Anses, ainsi que des salariés d’Intertek. Cette dernière est un cabinet de consultants dont le nom est apparu à plusieurs reprises dans les « Monsanto Papers ». En 2016, la firme américaine a payé Intertek afin de réunir un panel de scientifiques pour écrire une étude qui a conclu à la non-dangerosité du glyphosate.

« Même s’il n’y a pas de financement direct entre les industriels et les chercheurs dans ce type de société, ce sont les accointances, la proximité et parfois les amitiés durables qui font que les experts regardent les dossiers d’autorisation avec plus d’indulgence », commente le même chercheur. « Notre société s’autofinance grâce aux cotisations annuelles de ses membres et aux nouvelles adhésions, ce qui lui permet d’organiser un congrès national chaque année (où les inscriptions équilibrent généralement les dépenses) », répond Cécile Michel, secrétaire générale de la SFT, elle-même membre de l’Anses.

Fabrice Nesslany a aussi croisé la route du fabricant de glyphosate BASF. Bien que les déclarations d’intérêts du chercheur avant 2017 soient introuvables sur le site de l’Anses, un rapport de cette dernière en 2012 mentionne : « L’analyse des liens d’intérêts réalisée par l’Anses a mis en évidence des liens d’intérêts sans risques de conflit pour : F. Nesslany pour les produits de la société BASF du fait du rapport d’expertise conduit en 2009 pour cette société. »

En 2012, il participe aussi au comité scientifique du cinquième symposium de l’International Life Sciences Institute, à Berlin. Une organisation largement financée par des industriels, dont les géants des pesticides Syngenta, Dow et Bayer.

L’Anses a pourtant établi un guide d’analyse des intérêts déclarés. Guide dans lequel il est établi que « la mise en évidence d’un lien majeur [d’intérêts] conduira l’Anses à adopter l’une des deux positions suivantes : soit à exclure le déclarant de la fonction, du mandat ou du dossier concerné ; soit à adopter des mesures de déport et de gestion au cas par cas en fonction du dossier concerné. »

Lobbys très présents

Dès 2012, le comité de déontologie de l’Anses, qui n’a pas été saisi sur cette affaire, alertait sur les risques de conflits d’intérêts présentés par les sociétés savantes, comme la Société française de toxicologie. Dans un avis à la direction, on peut lire : « Un certain nombre d’entre elles bénéficient, pour une part non négligeable de leur budget, de financements provenant d’entreprises privées, ce qui est de nature à faire naître des liens d’intérêt susceptibles de faire obstacle à la participation de l’expert aux travaux du CES. »

Entre octobre 2019 et avril, la direction a eu six mois pour scruter les possibles conflits d’intérêts portant sur ce dossier ultrasensible, avant d’annoncer le choix du consortium pour cette étude. Difficile de croire qu’elle n’a pas identifié les mêmes proximités que Libération. Malgré tout, Nesslany est placé dans toutes les instances de décision sur le glyphosate.

La proximité de l’Anses avec les porteurs d’intérêts, ou lobbys, a déjà été épinglée par son propre comité de déontologie, en mai 2019. En analysant le registre des rencontres des agents de l’agence, le comité a calculé que « les firmes et les représentants du monde agricole représentent environ 80% des visites. Le nombre de pétitionnaires reçus est à peu près stable sur les deux ans et demi de tenue du registre, de l’ordre d’une quinzaine par an, ce qui peut sembler peu au regard du nombre des dossiers traités par l’Anses sur cette période, et peut s’expliquer par le fait que la majorité des firmes reçues sont de grands groupes industriels qui peuvent porter plusieurs dossiers, ou des organisations qui peuvent représenter d’autres entreprises (Union pour la protection des plantes) ». Marie-Angèle Hermitte regrette qu’il n’y ait pas eu « de réactions officielles » de la direction suite à ce rapport.

Libération a demandé à avoir accès à ce registre public, sans succès pour l’instant.

L’Anses est sous la tutelle des ministères de l’Agriculture, de la Santé et de la Transition écologique. Mais le premier, directement concerné par le glyphosate, participe à hauteur de 64,5 millions d’euros en 2020 au budget de l’agence, soit plus de 60% du total.

Jeu d’influence au gouvernement
La proximité du ministère avec les syndicats agricoles majoritaires, que sont la FNSEA et les JA, est connue. Preuve en est, la création fin 2019 de la cellule Demeter anti-agribashing, demandée par ses syndicats et mise en place par les ministères de l’Agriculture et l’Intérieur. Or, ces syndicats et leurs branches départementales se sont fortement mobilisés en faveur au glyphosate lors de sa réautorisation, comme le montre le registre de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique (HATVP).

On peut aussi apprécier dans ce registre les moyens déployés par Bayer pour influer sur la politique française. Pour la seule année 2019, la multinationale déclare, pour son compte et celui de Monsanto, deux missions de lobbying en rapport avec le glyphosate. Missions qui leur ont permis de rencontrer : des collaborateurs du président de la République, des députés, sénateurs, collaborateurs parlementaires ou agents des services des assemblées parlementaires, ainsi que des membres du gouvernement ou membre de cabinet ministériel du Premier ministre, de l’Agriculture, de l’Economie et Finances, et de l’Environnement.

Jeudi, le député insoumis Loïc Prud’homme annonçait sur Twitter être prêt à porter plainte pour « prise illégale d’intérêt (art.432-12 du code pénal), de favoritisme (art.432-14 du CP) et recel de favoritisme (article 321-1 du CP). Pour 1,2 million d’Euros ». Avant que le consortium ne se retire.

Aude Massiot