Environnement et facteurs dégradant la santé

Le Monde.fr : Scandale du chlordécone aux Antilles : les parties civiles dénoncent une instruction « bâclée » après le non-lieu prononcé par la justice

Janvier 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : Scandale du chlordécone aux Antilles : les parties civiles dénoncent une instruction « bâclée » après le non-lieu prononcé par la justice}}}

Le tribunal judiciaire de Paris reconnaît un « scandale sanitaire » mais prononce un non-lieu définitif dans cette affaire de pollution à grande échelle provoquée par l’épandage de cet insecticide dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique. Les victimes annoncent leur volonté de faire appel.

Par Jean-Michel Hauteville(Fort-de-France (Martinique), correspondance)

Publié le 06/01/2023

D’aucuns, aux Antilles, redoutaient ce dénouement. La justice a rendu, lundi 2 janvier, une décision de non-lieu définitif dans le dossier pénal du chlordécone, clôturant dix-sept années de procédure. Sans surprise, les deux juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris ont suivi les réquisitions du parquet, rendues le 24 novembre, dans cette affaire de contamination de milliers d’hectares de terres agricoles par cet insecticide à forte toxicité, qui avait été abondamment épandu dans les plantations bananières de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993.

Depuis deux ans, les associations qui avaient déposé plainte en février 2006 pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie d’autrui », « administration de substance nuisible », et « tromperie sur les risques inhérents à l’utilisation des marchandises », enchaînaient les déconvenues qui semblaient rendre cette issue toujours plus inéluctable. En effet, dès janvier 2021, les juges d’instruction informaient les plaignants d’une possible prescription du dossier. Puis, en mars 2022, les deux magistrates notifiaient les parties civiles de la fin de leurs investigations, sans mises en examen.

Aucun des quatre avocats des parties civiles, contactés par Le Monde, n’avait encore reçu l’ordonnance de non-lieu au 5 janvier, date à laquelle la décision des juges était révélée par l’Agence France-Presse (AFP). Dans ce document de plus de 300 pages, les deux juges reconnaissent un « scandale sanitaire », sous la forme d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe.

Les magistrates prononcent néanmoins un non-lieu, évoquant la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », et soulignant également « l’état des connaissances techniques ou scientifiques » au moment où les faits ont été commis. Autant de facteurs qui concourent à l’impossibilité de « caractériser une infraction pénale ».

« Ce n’est pas une déception. On s’y attendait », admet Christophe Lèguevaques, avocat de plusieurs parties civiles dont l’association Vivre en Guadeloupe. Après l’annonce des réquisitions de non-lieu, Me Lèguevaques avait, le 22 décembre, adressé au tribunal un mémoire de 239 pages dans lequel il présentait notamment « de nouveaux arguments » contre la prescription. « Ce qui est surprenant, c’est qu’en même pas dix jours, ils aient eu le temps d’assimiler tous ces arguments et d’y répondre », ironise cet avocat au barreau de Paris.

« C’est pitoyable que l’AFP et les journalistes aient été informés alors que l’ordonnance de non-lieu ne nous a pas été notifiée ! », s’indigne, à Fort-de-France, Louis Boutrin, avocat de l’association Pour une écologie urbaine. « C’est une instruction qui a été bâclée. Les juges d’instruction n’ont jamais mis les pieds sur le sol martiniquais ou sur le sol guadeloupéen. Nous sommes face à un véritable déni de justice », ajoute-t-il, employant une formule devenue récurrente, aux Antilles, à l’évocation de cette affaire.

Volonté de faire appel
Le 6 décembre, le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy, avait d’ailleurs utilisé cette même formule dans une lettre dans laquelle il interpellait Emmanuel Macron. Les populations de la Martinique et de la Guadeloupe « ne sauraient se satisfaire » d’une décision de justice qui « piétinerait la vérité, absoudrait les coupables et mépriserait les victimes », avait écrit l’élu, président d’une collectivité qui s’est portée partie civile dans ce dossier en octobre 2021. Après l’annonce du non-lieu définitif, M. Letchimy a annoncé la tenue d’une réunion « en urgence », vendredi 6 janvier, avec les principaux élus de la majorité et de l’opposition au sein de la collectivité, « afin d’évoquer les suites à donner à ce dossier ».

Substance classée cancérogène probable par l’Organisation mondiale de la santé dès 1979, le chlordécone n’avait été interdit en France en 1990 et trois ans plus tard aux Antilles, du fait de dérogations ministérielles accordées aux producteurs bananiers. Très persistante, la molécule a contaminé plus de 90 % de la population guadeloupéenne et martiniquaise, qui présente un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.

Les plaignants affichent d’ores et déjà leur volonté de faire appel de la décision du tribunal dans les dix jours suivant la réception de l’ordonnance de non-lieu. « Si on n’a pas satisfaction, on ira en cassation, et ensuite devant la Cour européenne de justice », anticipe Harry Durimel, maire écologiste de Pointe-à-Pitre et rédacteur de la plainte initiale. « L’enquête a établi toutes les carences de l’Etat dans son devoir constitutionnel de préserver notre santé », martèle cet élu, qui craint une exacerbation de la défiance « entre les régions ultramarines et la métropole » en l’absence d’une « proclamation finale » de la culpabilité de l’Etat. « Les élus que nous sommes semblent bien inutiles face à un système qui s’en fout de nous », se désole l’édile pointois.

Jean-Michel Hauteville(Fort-de-France (Martinique), correspondance)