Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Lundimatin#286 : LA PSYCHIATRIE EN TEMPS DE COVID

Mai 2021, par infosecusanté

Lundimatin#286 : LA PSYCHIATRIE EN TEMPS DE COVID

Entretien avec Mathieu Bellahsen

paru dans lundimatin#286, le 3 mai 2021

En mai 2020, à la sortie du premier confinement, nous publiions un entretien avec Mathieu Bellahsen, psychiatre dans le service public et auteur de La santé mentale (La Fabrique) et La révolte de la psychiatrie avec Rachel Knaebel (La Découverte). Un an plus tard, il refait le point sur l’état de la psychiatrie, des patients, des collectifs de soin et des institutions qui les encadre. Alors qu’on parle beaucoup de la « santé mentale » des étudiants et de la vague de dépression engendrée par l’épidémie et sa gestion gouvernementale, Mathieu Bellahsen déconstruit patiemment les éléments du discours dominant afin d’arracher ces enjeux à la psychologisation et l’individualisation pour les remettre au centre de luttes politiques.

Bonjour Mathieu. Nous t’avions interviewé il y a environ un an, à propos de la façon dont le premier confinement avait été vécu en psychiatrie. On aimerait aujourd’hui te proposer de parler à la fois de la souffrance psychique en cette période, et de la dégradation de la situation de la psychiatrie en France … Pour commencer, peux-tu nous dire ce que tu penses d’un discours fréquemment entendu dans les médias, affirmant que « la prochaine vague sera psychiatrique », et insistant sur les effets psychiques du confinement ?
La vague des décompensations psy est hétérogène. Elle se compose des problèmes psychiatriques des personnes qui n’ont pas été prises en charge du fait de la réorganisation générale des soins et de la marée de toutes les détresses qui sont assez rapidement psychologisées, c’est à dire individualisées. D’où le terme de « santé mentale ». Ces décompensations psys viennent sur le fond de la décomposition, par le tsunami gestionnaire, de toute possibilité de psychiatrie accueillante et ajustée à la personne et à son milieu. Le covid a aggravé, renforcé et accéléré la catastrophe gestionnaire et la pénurie qu’elle engendre. Le covid a permis que cette pénurie apparaisse pour ce qu’elle est : une construction politique active considérée comme « naturelle », allant de soi. Ça donne cette monstruosité de la situation actuelle où il devient naturel d’arrêter la vie sociale de tous les citoyens parce que les moyens humains n’ont pas été mis dans l’hôpital public ! La pandémie covidienne est redoublée par une pénurie endémique… Les effets psychiques collectifs du confinement auxquels s’ajoutent la précarité et la misère sociale invisibilisée.

Peux-tu parler des annonces autour de la gestion de la « santé mentale », et notamment de la souffrance étudiante ?
L’emploi du terme de « santé mentale » est un opérateur d’individualisation des problématiques politiques générales. C’est que je développais dans le bouquin paru à la Fabrique. La tendance de fond du santé-mentalisme est que l’individu s’adapte aux contraintes de la société contemporaine. Aujourd’hui ce sont la concurrence et le covid. « La santé mentale dans toutes les politiques » c’était un mot d’ordre de l’OMS dans les années 2000 et ça a donné « avoir une population en bonne santé mentale, un objectif stratégique pour l’Union Européenne », c’est-à-dire que la prise en compte de la santé mentale confère une utilité supplémentaire aux « ressources humaines »… Dans ce cadre-là, la santé mentale est liée à l’économie, plus seulement à la psychiatrie. La santé mentale des étudiants est aussi sur ce fond là.
La problématique de la souffrance des étudiants est, à mon sens, une reprise de « la souffrance au travail » telle qu’elle a émergé il y a une quinzaine d’année. Sandra Lucbert en parle bien dans son livre Personne ne sort les fusils. Plutôt que de penser le cadre général destructeur des études, on l’individualise sur les personnes qui en sont l’objet, les étudiants. Parler de souffrance étudiante sans parler de Parcoursup, de la destruction de l’université, de l’absence de perspective une fois diplômé, de l’absence de ressources de base pour les étudiants entre 18 et 25 ans, constitue une imposture intellectuelle et politique. Tout cela pré-existait au Covid. Il suffit de se rappeler des mobilisations étudiantes ou des suicides dans les facultés… Pour le pouvoir, le covid fonctionne comme un opérateur opportuniste d’individualisation et de dépolitisation. Et ça se marie très bien avec le santé-mentalisme. En tant que clinicien, si j’ai l’expérience concrète des souffrances singulières, je ne les déconnecte jamais du monde dans lequel on vit. Pathologiser tout cela en parlant de dépression et de souffrance des individus est une rationalisation bien utile pour ne pas mettre en question la société de concurrence dans laquelle nous sommes.
Et que penses-tu de l’insistance sur la souffrance des étudiants ou des jeunes dans les discours gouvernementaux ou journalistiques ? J’ai l’impression que c’est comme s’il fallait circonscrire cette souffrance à un groupe social identifié, et la présenter comme transitoire, s’expliquant par l’âge ou l’entrée dans la vie active … Ça me fait penser aux discours sur la pauvreté des étudiants, qui est moins tabou que celle de nombreuses autres personnes, parce que là aussi c’est considéré comme momentané et donc contingent, plus acceptable, au delà-du fait que ces discours masquent le fait que la situation économique d’un(e) étudiant(e) dépend beaucoup de son origine sociale et de la situation de sa famille...
Rassurons-nous, un numéro vert a été mis en place pour les étudiants, et c’est la fondation Fondamental qui a raflé la mise pour cette nouvelle plateforme ! J’ai des doutes sur le fait qu’une écoute téléphonique et des chèques psy à trois séances règlent le problème de fond. Cosmétique toujours… Peut-être que la souffrance étudiante est une manière de désamorcer le potentiel politique collectif de révolte. On a aussi parlé de la souffrance des artistes ou du milieu de la culture, où c’est en train de bouillonner. À mon sens la souffrance, ça individualise, ça dépolitise.
La « santé mentale » de gouvernement est une façon de défendre un cadre adaptatif qui ne saurait tolérer la subversion de ce cadre… Il y a peu je discutais avec un proche, qui a 89 ans. Il était ouvrier agricole. Il évoquait la situation actuelle et me disait qu’il n’avait jamais rien connu d’aussi difficile. Pourtant, il a vécu la guerre et l’occupation, les bombardements, les gamins planqués à la campagne pour éviter la déportation. Mais il m’a répondu que la situation était différente, parce que dans ce temps de catastrophe-là, il y avait l’espoir, celui de la fin de la guerre, et d’un monde autre qui pourrait se reconstruire. Il souffre de ne pas sentir cette perspective de construction d’un monde meilleur pour ses enfants, ses petits-enfants et ses arrières petits enfants. Et puis comme paysan, il connecte tout cela avec l’état de la nature, de la planète… Ne pas s’adapter à une situation de catastrophe est une nécessité. « Faire avec » n’est pas synonyme de « se résigner à ». Entre les deux, il y a la construction active de points de perspective.
C’est comme dans les histoires d’abus, comme ceux dénoncés par le #metooinceste, on est bien obligé de vivre avec ce que l’on a vécu, mais ça n’empêche pas de penser l’inacceptable et de ne surtout pas s’y faire ! En somme, l’effet psychique collectif contre lequel il nous faut lutter est de ne pas s’enfermer collectivement dans la catastrophe et sa forme actuelle qui est de s’y adapter.
Il y a toujours deux temps pour qu’une situation se transforme en traumatisme. Il y a un événement qui nous effracte, ici le covid. Mais l’événement en lui-même n’est pas suffisant pour faire traumatisme. C’est l’absence de reprise collective de cette effraction qui traumatise, c’est continuer à faire « comme si de rien n’était ». Comme si l’événement covid ne devait pas remettre en question ce qui tient notre société ensemble. Comme si de rien n’était : reprenons les contre-réformes néolibérales précédentes, que ce soient celle du système de santé et de l’hôpital public, celle des retraites, celle de l’assurance chômage. C’est ce deuxième temps de non-reconnaissance de ce que l’on vit collectivement et de comment ça nous a transformé qui crée de la résignation et de la déliaison au sein de la société. Par exemple, au niveau des soins, c’est faire comme si la pénurie n’était pas un problème.

Et ça se traduit comment dans le quotidien des soignants ?
Actuellement, à l’échelle du secteur où je travaille on reçoit une dizaine de demandes par semaines de personnes qui demandent à être pris en charge au Centre médico-psychologique (CMP) parce qu’elles ne supportent plus le confinement, parce qu’elles ont perdu leur boulot, etc. Et le service public c’est gratuit... Sauf qu’on a déjà les patients habituels, qu’on ne peut pas les voir au rythme qu’il conviendrait pour les soutenir suffisamment. Nous sommes à trois mois d’écart entre deux rendez-vous pour les personnes que nous suivions avant le covid… Ce contexte n’aide pas à faire de la bonne psychiatrie, je le sais, parce qu’il faudrait du temps et des professionnels pour répondre à toutes les demandes.
Les soignants doivent prendre sur eux la gestion de la pénurie, orchestrée depuis des années par les politiques néolibérales. C’est à nous de faire le tri : tri de qui sera vu en priorité, tri de qui sera mis en attente avant un premier rendez-vous, tri de qui aura un suivi espacé ou un peu plus rapproché…
Cela entraîne une somme de culpabilisations individuelles qui est avantageuse pour le pouvoir car elles sont bien souvent invisibles sauf quand des soignants se suicident bruyamment.

Tu dis donc que vous ne pouvez pas accueillir tous les patients qui en ont besoin… comment est-ce que vous faites le tri ?
On trie les patients et les pratiques pour « s’adapter à cette pénurie ». Pour les spécialités médicales, la pénurie impose d’avoir des pratiques rentables pour être financé. Par exemple, il est plus rapide et rentable de pratiquer une césarienne plutôt qu’un accouchement normal. En psychiatrie, le tri s’effectue justement sur tout ce qui est spécifique au « psy ». Si je veux faire un jeu de mot débile, je dirai que l’on passe progressivement à la psy-trie et on ne fait pas grand cas des personnes en soins. Pendant une consultation, parler de traitements médicamenteux et rester en surface des problèmes permet de ne pas « perdre de temps » car il y a beaucoup de personnes et peu de professionnels. Dans le service, nous avons la moitié des postes de psychiatres et d’infirmiers vacants. Du coup, la fonction psychothérapique des entretiens, celle qui permet de parler avec le patient de ce qui lui arrive dans son existence, de comment il peut ou non faire avec, est mise en suspens du fait de ces contraintes (le temps, le nombre de personnes à voir). Or c’est réellement de penser le rapport à leur vie qui aide les personnes au quotidien. Ce n’est pas seulement telle ou telle molécule comme voudrait nous le faire croire les hérauts de la psychiatrie chimique et autres collabos de la psychiatrie de pénurie. Ce que j’ai développé récemment comme étant le sacre de la « cérébrologie ».
Pourquoi est-ce que vous ne pouvez pas recruter ?
Parce que le service public de psychiatrie ne fait plus rêver. Le signifiant qui revient tout le temps à l’hôpital c’est « indésirable ». On passe notre temps à faire des « fiches d’événements indésirables ». Mais l’événement qui est devenu réellement indésirable c’est de travailler dans le public et de surcroît en désirant, en rêvant, le soin comme nous tentons de le faire là dans le service où je travaille. Faire de la psychiatrie publique qui contraint, qui normalise et qui gère une certaine population, sans les soigner réellement est-ce que c’est désirable ? A se demander si le désir n’est pas devenu indésirable. C’est un point de tension insupportable. La tension, elle n’est pas que sur les lits, elle est surtout dans nos psychés et dans nos collectifs de soins.
Pendant la première vague du covid, le moment était propice pour rééquilibrer le sens de nos institutions : c’est à dire en premier lieu qu’elles soignent et qu’elles accompagnent. Je n’ai évidemment pas cru Macron quand il nous a sorti les violons, je savais déjà le côté pervers voire criminel des politiques publiques contemporaines. Je ne me suis pas fait d’illusion là-dessus mais nous espérions un rapport de force suffisant pour inverser un peu la machine.
Ils auraient pu faire quelque chose de très simple, investir pour changer les conditions d’exercice et donner envie de revenir à ceux qui ont quitté le secteur public de santé, réembaucher ceux qui sont partis, mais ils ne l’ont pas fait …
Pour aggraver le tout, il se développe des pratiques opportunistes comme l’intensification du recours à l’intérim soignant dans les établissements de santé... Pour les médecins, comme on ne recrute plus de médecins praticiens hospitaliers, des intérimaires assurent des missions payées plusieurs centaines d’euros par jour (entre 500 et 2 000 euros par jour, en fonction de la spécialité). Du coup les professionnels de santé s’en vont de l’hôpital public pour revenir y bosser comme intérimaires. Ils choisissent quand ils travaillent, leurs modalités d’exercice. Ils ne se tapent pas la continuité des soins, les gardes, les astreintes, les permanences, etc. En psychiatrie, inutile de penser des pratiques autour du lien humain, de la relation thérapeutique qui se construit dans le temps quand les personnes restent un jour ou un mois. C’est là où la pénurie induit des pratiques de court terme.

Un refinancement du service public de la santé a été annoncé en grande pompe il y a un an, au moment du Ségur de la santé, juste avant de nouvelles fermetures de lits...
Oui, le Ségur est la dernière connerie en date, qui fait partie de la destruction de toute possibilité raisonnable de soigner la population. On savait d’emblée qu’avec ce cadre de discussion falsifiée cela allait aboutir à des mesurettes, un ensemble de trucs cosmétiques qui ne traitent rien sur le fond, et qui même accélèrent le mouvement des soignants qui « se lèvent et se cassent » de l’hôpital public. Et on entend aujourd’hui parler dans les médias de la fatigue des soignants, par les mêmes qui ont négocié avec le gouvernement, qui affirment que les gens sont épuisés mais qu’ils vont tenir. Des vertus du discours masochiste et sacrificiel… Sauf que non, les gens en ont vraiment marre mais que ça n’aboutit pas encore réellement à une politisation massive. Comme tout ce qui s’est fait sous Macron, le Ségur est un enfumage de plus faisant suite aux gaz lacrymos des manifestations du printemps dernier. Et puis il y a eu des provocations insupportables : les nominations de Castex et de Bachelot au gouvernement au moment où l’hôpital se retrouve sous le feu des projecteurs… Les soignants ne veulent plus de la tarification à l’activité et désirent une réforme redonnant du pouvoir aux collectifs de soins... Eh bien ils auront comme Premier ministre celui qui a fait la T2A, et comme ministre de la Culture celle qui a déconstruit le semblant de démocratie à l’hôpital en tant que ministre de la santé sous Sarkozy. Elle a fait la loi HPST (Hôpital, Patients, Santé et Territoires) donnant les pleins pouvoirs aux directeurs des hôpitaux en évacuant les contre-pouvoirs institués qu’avaient les médecins.

La réforme du financement de la psychiatrie est-elle aussi une provocation ?
Le gouvernement a dit qu’il suspendait cette réforme pendant le covid mais ils ont continué à se réunir en douce pendant la première vague pour que tout soit prêt. Cette T2A psy sera effective en 2022, sans augmentation de budget bien sûr, pour faire de la quantité plutôt que de la qualité. Alors que tout le monde dit que la T2A (Tarification à l’activité) c’est l’horreur, qu’elle a conduit les services de médecine, chirurgie et obstétrique à leurs ruines, la psychiatrie elle va bientôt « rattraper le retard » en mettant en place une saloperie équivalente : la T2C, la Tarification de compartiment. Plusieurs compartiments avec un certain pourcentage du budget pour chaque compartiment. Le compartiment mis en avant pour légitimer la réforme c’est le « géo-populationnel », c’est-à-dire le financement par rapport aux ressources du territoire et au nombre d’habitants. Il est présenté comme un rééquilibrage plus égalitaire. Mais au lieu d’investir plus dans les territoires sous dotés tout en continuant de financer les autres, le jeu de la concurrence s’appliquera. Quand on connaît l’ampleur de la catastrophe de la psychiatrie sur l’ensemble du territoire, ce compartiment revient à diviser pour mieux régner. Par ailleurs, ce compartiment diminuera progressivement au profit des petits compartiments qui sont des « pieds dans la porte » pour financer par objectifs compétitifs. 15% du budget est lié à la « file active ». En gros, plus on voit de patients et plus on a d’argent, ce qui « incite » à faire une psychiatrie de merde. Autrement dit en novlangue : une psychiatrie « de flux ». Il y en a d’autres sur la qualité du codage, sur les objectifs qualité … Il est évident que ces petits compartiments vont grossir pour orienter les ressources en fonction d’objectifs rentabilistes… Des ripostes s’organisent notamment autour de la pédo-psychiatrie avec la création de collectifs comme Autis’mob (https://www.reformepsychiatrie.org/)
Il y a eu d’autres éléments pour transformer le champ de la psychiatrie ?
En quelques mois, il y a eu pas moins de cinq à six rapports, textes ou lois sur la psychiatrie et la pédo-psychiatrie : l’IGAS, la Cour des Comptes, la création d’une nième commission nationale psychiatrie, etc. S’il n’y a pas de cohérence d’ensemble affichée, il y a bien une stratégie de découpe et de destruction pour réduire chaque question à un problème technique et d’organisation.
La cour des comptes s’y met pour « transformer l’offre de psychiatrie »… On centre le système de santé sur un système de production de données, qui seront probablement exploitées pour créer des applications. C’est dit explicitement par FondaMental et l’Institut Montaigne sur son site pour mettre en place le passeport bipolaire.

Avec toujours le même discours, sur le fait qu’il faut repérer, faire du diagnostic précoce, etc, et c’est le soin qui est tout simplement évacué. Dans le même temps une commission nationale de la psychiatrie a été mise en place. Elle regroupe beaucoup d’universitaires qui sont plus intéressés par les IRM et voir ce qu’il se passe dans le cerveau que de penser aussi les soins en fonction ce qu’il se passe dans l’existence des gens, dans leurs relations inter-humaines, dans leur milieu de vie...
Pour autant, ça commence à grincer car cette pseudo-psychiatrie de l’avenir laisse en plan les personnes les plus fragiles. L’Unafam (Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques) a sorti un rapport intéressant à partir d’observations faites au sein des commissions départementales de soins psychiatriques (CDSP). Leurs adhérents voient vraiment ce qu’il se passe dans les hôpitaux psychiatriques : la catastrophe est globale et objectivée localement dans beaucoup d’endroits. L’Unafam insiste sur le fait que leurs enfants ou leurs proches ne sont plus soignés. Ils sont gérés, sous médocs, mais il n’y a plus de soin. Ça fait le lien avec le rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales), sur les centre médico-psychologiques (CMP), qui parle des CMP comme s’ils existaient seuls, sans lien avec une unité d’hospitalisation, avec un hôpital de jour, etc. Mais plus tu segmentes et plus tu as des dispositifs spécifiques, et plus les patients dans les situations les plus compliquées sont évacués des dispositifs.
Ce rapport de l’IGAS sur les Centres Médico Psychologiques (CMP) ne met pas en perspective l’articulation des CMP avec le travail de secteur, c’est à dire un travail centré sur la continuité d’existence et de relation thérapeutique… A défaut, les CMP vont progressivement se transformer en plateformes de tri. Dans les personnes auditionnées pour ce rapport, il y a comme d’habitude les gens de Fondamental, des gens de terrain plutôt consensuels mais aussi des « personnalités qualifiées », comme une directrice d’études de l’Institut Montaigne ! Pour rappel, nous l’avons développé dans le bouquin La révolte de la psychiatrie, il s’agit d’un think tank néolibéral qui s’articule à FondaMental pour servir la soupe : « en psychiatrie, ce n’est pas un problème de moyens, c’est un problème d’organisation ». Toujours la même rengaine pour toutes les réformes. Leur grande conquête de l’ensemble de la psychiatrie continue.

Il y a quelques mois, l’ARS de Nouvelle-Aquitaine, a sorti un cahier des charges pour les CMPP (centres médico-psycho pédagogique, qui s’occupent d’enfants) montrant leur haine farouche pour tout ce qui prend un minimum de temps et s’appuie sur un collectif. En un an les centre médico-psychologiques étaient sommés de se transformer en plateformes d’évaluation et de diagnostic pour les troubles du neuro-développement, pour les autistes, abandonnant, malgré la révolte, tous les gamins suivis pour autre chose, ceux qui sont abandonniques, qui ont des troubles de relations sociales autres que l’autisme, des problèmes d’échec scolaire, d’angoisse, des gamins qui sont placés, à l’ASE, etc. Les centres sont sommés de s’adapter à la commande gouvernementale qui est de mieux prendre en charge les autistes, mais plutôt que de donner des moyens pour l’autisme en développant une pluralité de structures, on a transformé l’existant, en faisant en sorte que des pratiques qui n’étaient pas limitées dans le temps le soient. Et comme on transforme ça en plateforme ça permet d’ouvrir un marché pour les cabinets privés, parce que ces plateformes vont orienter vers des cabinets libéraux. D’ailleurs pour être financé, ces prestataires privés doivent aussi avoir certaines pratiques. Un arrêté vient de paraître pour financer les interventions de psychologues uniquement si elles correspondent à certaines pratiques, à l’exclusion de toute autre. Et dans le même temps, il y a un projet de loi pour créer un ordre des psychologues… On voit le côté autoritaire qui avance progressivement : les pratiques financées sont les pratiques décidées par le pouvoir et congruente au modèle de plateformisation définançant les soins qui se font en collectif de travail, qui prennent du temps, qui ne sont pas dans des logiques de « flux ».

L’ARS (Agence Régionale de Santé) de Nouvelle-Aquitaine qui avait écrit un rapport sur la psychiatrie il y a plusieurs années, faisant la promotion du « panier de soins », défendant le fait de segmenter un ensemble de prestations, sans équipe, sans groupe de personnes qui se parlent, sans existence d’un collectif, d’une ou plusieurs institutions qui vont mettre en cohérence les soins.
On file donc les patients lucratifs au privé, et les patients qui gênent au public. Ces derniers vont être sans soin véritable mais ils seront canalisés par les médicaments et contraints par des dispositifs légaux ou médicaux (soins sans consentement, isolement, contention), et basta. Maintenant quand les patients s’inquiètent parce qu’ils ne peuvent plus me voir à un rythme décent, je leur explique qu’il y a une orchestration de la pénurie et du départ des services publics. Les patients sont des citoyens, et je pense nécessaire de les mettre dans le coup. Parce qu’après le gouvernement aura beau jeu de dire que le service public ne marche pas et que tout le monde en est parti. Et c’est d’autant plus désolant que nous savons comment soigner les gens dignement quand on a les moyens psychiques, matériels, sociétaux de le faire.

Il y a d’ailleurs une réforme annoncée à propos de l’isolement et de la contention… Tu peux en parler ?
Le 19 juin dernier le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a appuyé sur le fait que l’isolement et la contention n’étaient pas suffisamment encadrés pour des pratiques exceptionnelles de dernier recours. Une Question Prioritaire de Constitutionnalité a permis que l’isolement et la contention soient décrétées comme illégales sans contrôle de la mesure par un juge. Ça a été établi grâce à la pression des associations de psychiatrisés, comme le Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie (CRPA), ce qui est super important. L’État avait jusqu’au 1er janvier 2021 pour se mettre en conformité avec la loi. Et qu’a fait le gouvernement ? Il a inséré un texte à la va vite dans la loi de financement de la sécurité sociale, c’est-à-dire un cadre inadapté !
Peut-être fallait-il éviter un débat de fond sur les pratiques et sur les causes de l’inflation de ces pratiques de contention et d’isolement ? Parce qu’il est évident que la psychiatrie hégémonique actuelle s’accommode très bien de l’inflation de ces pratiques disciplinaires même si elle se pare des beaux habits de la déstigmatisation et de l’inclusion. Quand on ne prend pas en compte correctement les psychés, il ne reste plus qu’à contraindre les corps...

Et quelles sont pour toi les causes de la recrudescence de ces pratiques ?
Trois points : un changement des mentalités. Les soignants dont les psychiatres sont de plus en plus enfermés dans leur tête. La société est également de plus en plus violente avec celles et ceux qui ne s’adaptent pas. Et il y a de moins de moins de monde dans les services, avec des gens de moins en moins formés. Tout cela fait que la folie se transforme en furie à force de ne pas être accueillie. Il ne fallait certainement pas parler de tout cela. On attend donc les décrets d’application mais d’ores et déjà, le CRPA a refait une deuxième QPC contre l’article répondant à la première QPC ! Les commissions médicales de la plupart des hôpitaux psychiatriques ont sorti des motions disant que c’était inapplicable et mettant en perspective le manque de moyens humains, le manque de formation, les politiques de santé délétères depuis des dizaines d’années. L’enjeu est de ne pas se contenter de protocoles respectueux de la loi et qui ne transforment rien au niveau des pratiques voire les valident… Encore une fois, « faire avec » n’est pas « se résigner à » !

Et tu penses quoi de cette réaction dans les hôpitaux psychiatriques ?
Ça dépend des raisons pour lesquelles il est dit que cette loi est inapplicable. Prendre le prétexte que c’est inapplicable parce que c’est une strate administrative en plus, ce n’est pas une bonne raison parce que si les contrôles administratifs sont des contre-pouvoirs sur lesquels peuvent s’appuyer les patients alors je suis pour. Il y aura peut-être plus de documents à remplir, mais si ça sert les gens qui subissent une potentielle oppression c’est bien qu’ils existent. Par contre, transformer du temps de soin en temps administratif est scandaleux. Le gouvernement a débloqué 15 millions d’euros pour l’application de la réforme, ce qui est une goutte d’eau, rapporté aux 90 000 personnes hospitalisées sous contrainte chaque année.
Il doit y avoir un débat sur les moyens de se débarrasser de ces pratiques de contention qui ne sont jamais un soin et de limiter la pratique de l’isolement, qui est une pratique d’attente avant qu’un soin soit possible. Et un débat sur les pratiques, dont le gouvernement ne veut pas, parce que c’est là qu’émergeraient les vraie questions, les questions sociétales, sociales, sur le fonctionnement des services, sur le pouvoir des soignants, le pouvoir administratif, etc.
Pour en finir avec la contention et pour limiter le recours à l’isolement, il faut un investissement massif financier, humain, de formation et un investissement démocratique pour ouvrir les verrous que l’on a dans nos têtes.

L’année dernière, tu avais saisi le contrôleur général des lieux de privation de liberté, parce que les patients de ton hôpital avaient été séquestrés dans leur chambre pendant le premier confinement … Tu peux en dire plus ? D’ailleurs c’était une démarche individuelle ou une lutte collective ? As-tu subi des pressions suite à ça ?
Il m’est difficile de répondre publiquement à cette question. De façon factuelle, je peux dire que le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a fait une recommandation en urgence au Journal Officiel où il est écrit noir sur blanc (et en gras) : « Ces privations de liberté injustifiées et illégales ont été mise en œuvre dans des conditions indignes ».
Sur le site du CGLPL, on peut lire :« Cette visite a donné lieu au constat d’atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes hospitalisées dans cet établissement, résultant d’une confusion entre le régime de l’isolement psychiatrique institué par le code de la santé publique et le confinement sanitaire décidé par les pouvoirs publics afin de lutter contre la propagation du Covid-19. Bien que des mesures aient été prises localement à la suite de cette visite pour corriger les pratiques relevées, la gravité des violations constatées et le risque que cette ambiguïté provoque des atteintes de même nature aux droits de patients accueillis dans d’autres établissements de santé mentale justifient que des recommandations de principe soient formulées. L’ensemble de ces raisons ont conduit la Contrôleure générale à mettre en œuvre une procédure d’urgence ».
Je peux également dire qu’en février dernier j’ai porté plainte auprès du Procureur de la République pour harcèlement et dénonciation calomnieuse. Nous avons également fait une requête pour excès de pouvoir au Tribunal Administratif contre l’établissement dans lequel je travaille suite à une enquête administrative déclenchée peu de temps après l’intervention du CGLPL. Je peux également dire que j’ai ressaisi le CGLPL pour avoir son avis sur ce que nous vivons après son intervention. Pour l’instant, je ne pourrai pas en dire plus.

Et où en est-on au niveau des droits de visite dans les hôpitaux, ou des autorisations de sortie ?
Récemment, un de mes patients qui devait sortir faire des courses en a été interdit par le préfet. Les préfets s’en donnent à cœur joie, il y a un certain arbitraire, sous prétexte du non respect des gestes barrières par les patients psychiatriques, on a des refus totalement arbitraires de sortie. Ce gars là avait déjà des permissions, ça se passait bien, et tout d’un coup on a un refus … sans explication.
Le débat qui a cours depuis une semaine autour du meurtre de Sarah Halimi et la volonté de légiférer sur la responsabilité pénale des malades mentaux risque de renforcer l’appareil sécuritaire qui amalgame tous les malades mentaux à des criminels et des terroristes. S’il existe des cas extrêmement rares où la manipulation perverse de personnes vulnérables psychiquement par des organisations terroristes existe bien, n’oublions pas que la majorité des crimes sont d’abord commis par des personnes réputées « normales ». Par ailleurs, les personnes psychotiques sont beaucoup plus victimes d’actes délictuels et criminels que la population ordinaire.
La parenthèse politico-médiatique ouverte par les grèves dans les hôpitaux psychiatriques en 2018 et qui consistait à voir dans les passages à l’acte de personnes psychiatrisées le symptôme du manque de moyens et d’accompagnement des plus fragiles est désormais refermée. La retour de la séquence sécuritaire, à partir de mai 2018, avec la création d’un fichage croisant les fichiers S avec les fichiers de personnes hospitalisés en psychiatrie revient en force. Heureusement, il y a eu des réactions importantes des associations et syndicats de magistrats, de psychiatres et d’avocats.
Alors quand on nous bassine avec la déstigmatisation et l’inclusion, il serait aussi intéressant de regarder le sort réservé aux personnes tellement malades qu’elles font des passages à l’acte gravissimes. Voir si elles aussi sont concernées par la déstigmatisation ou si la mort sociale est leur seule perspective. L’affaire Romain Dupuy en est un bon exemple. Le processus d’humanisation qui a certainement eu lieu dans les soins et qui se traduit par des commissions d’expertes demandant sa sortie d’unité pour malade difficile se heurte à des refus successifs par le préfet.
Pour revenir à la situation dans les hôpitaux, là où je suis nous avons pu reprendre les activités collectives, les réunions de clubs thérapeutiques, mais avec des restrictions, d’autant plus que les soignants ne sont pas en grand nombre. On a encore des petites jauges, les moments conviviaux sont restreints… Après, on est plus souple que pendant la première vague, puisque ça s’est installé, les familles peuvent venir, les gens ont des masques et sont vaccinés… On a aussi des tests antigéniques pour tester les patients qui reviennent de permission.

Qui est vacciné ?
Les soignants et les patients. Tous les patients hospitalisés, ou ceux suivis en affection longue durée, sont considérés comme prioritaires. Ils peuvent donc être vaccinés si on a leur consentement. On a eu très peu de refus.
D’accord. C’est peut-être basé uniquement sur un préjugé, mais je me demandais si dans le choix relatif à la vaccination, ce qui allait prédominer chez les patients des hôpitaux psychiatriques était le rapport ténu à la médecine, ou au contraire une méfiance vis-à-vis du pouvoir médical, voire une paranoïa.
Non, les problématiques en psychiatrie sont les mêmes qu’ailleurs, même si ça peut être plus intense. Des gens refusent la vaccination parce qu’ils disent qu’on ne sait pas ce qu’il y a dedans, ce qui est la version commune, et la version délirante est de dire « on veut me contrôler » ou « on veut me tuer ». D’autres veulent se faire vacciner parce que c’est utile, et la version plus angoissée est de dire qu’on va mourir si on n’est pas vacciné. La différence est surtout une différence d’intensité. On en parle en réunions soignants-soignés, ça fait des objets de discussion, de partage, une expérience commune en tant que citoyens.

Et où en sont les résistances en cours ?
Les soignants se sont levés au printemps 2020, il y a eu des mesurettes, qui n’ont pas servi à apaiser la colère, alors ils se sont fait taper dessus. Pour l’aspect plus positif, par rapport à la réforme du financement de la psychiatrie, il y a des gens qui jusque là n’étaient pas mobilisés et qui sortent du bois et commencent à bouger. La situation est tellement grave que ça pousse à la politisation. On parle de la restructuration puis la fermeture de nombreux lieux de soins d’ici deux à trois ans. Par exemple, un collectif avec des soignants, des patients, des familles, est intervenu récemment à l’Odéon contre la réforme du financement de la psychiatrie. C’est microscopique mais ça permet tout de même que dans la pratique, dans nos lieux de travail, là où on est responsable de personnes en souffrance, il se passe des choses vivantes et sympas. Dans le service où je travaille, on a du mal à recruter mais ça tient quand-même. Des émergences intéressantes s’instituent dans les lieux.
Il s’agit de redonner du sens au soin et au travail collectif, instituer une délibération collective locale sur les besoins des territoires par les acteurs eux-mêmes : citoyens, professionnels, patients… C’est d’ailleurs le travail des « ateliers de refondation du service public de santé » avec des gens des économistes atterrés, du collectif inter urgences, du collectif inter hôpitaux, du printemps de la psychiatrie… Et de l’appel du 2 mai autour du printemps de la psychiatrie, de l’appel des appels et du collectif des 39 pour organiser « la riposte ». On va poursuivre ce travail pour fédérer les lieux, créer des circulations de liens entre les lieux, pour créer un milieu alteratif plutôt qu’alternatif, c’est-à-dire qui nous transforme et qui transforme un peu le monde à sa mesure. C’est notre point de perspective provisoire et précaire pour « faire avec » sans « se résigner à ».

D’ailleurs une information intéressera tout le monde : le journal « Et Tout et Tout » qui se fabrique au CATTP d’Asnières a fait un calendrier 2021 avec la date officielle de la fin du Covid. Il est vendu par l’association pour la somme modique de 5 euros (https://journalettoutettout.blogspot.com/) Ça vaut le coup pour préparer la suite.