Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Médiapart - Hôpitaux : la psychiatrie est-elle soluble dans la technocratie ?

Juin 2016, par Info santé sécu social

Par Caroline Coq-Chodorge

Le 1er juillet, les 1.100 hôpitaux publics doivent se regrouper en 150 groupements hospitaliers de territoire. La ministre de la santé présente cela comme une « révolution ». Les praticiens hospitaliers sont attentistes, à l’exception des psychiatres, qui dénoncent une réforme technocratique et autoritaire.

Il pleut des cordes sur la manifestation contre les groupements hospitaliers de territoire, qui a réuni 1 000 manifestants à Paris, le 31 mai dernier. Les parapluies dansent, vifs ou sombres. Aux côtés des slogans habituels – « Retrait du GHT, sinon ça va péter » –, il y en a de plus poétiques, de plus politiques : « Plus d’humanité, moins de technocratie », « Touraine, novlangue et négation tranquille, pour t’accueillir dans un monde de fous », « Nous sommes tous des schizophrènes dangereux ». Nuit debout est passé par là : « Il faut renouveler les formes de mobilisation, déconstruire la novlangue. La loi de modernisation de notre système de santé est en réalité une loi régressive, qui fait évoluer l’hôpital dans un sens plus apte à la concurrence », assure Mathieu Bellahsen, psychiatre à l’hôpital de Moisselles (95), qui a livré un discours fantaisiste et engagé, affublé d’une perruque blonde.

La plupart des manifestants viennent d’hôpitaux psychiatriques parisiens : Ville-Évrard (93), Saint-Maurice (94), Moisselles (95), Étampes (91), La Queue-en-Brie (94). Ils contestent les groupements hospitaliers de territoire (GHT) qui leur sont imposés. Passée jusqu’ici largement inaperçue, cette réforme technocratique, issue de la loi Santé, remodèle les hôpitaux publics, à l’avenir rassemblés au sein de groupements territoriaux. La ministre de la santé Marisol Touraine a qualifié, le 16 mai dernier, cette réforme de « révolution, sans doute mesurable à celle de la création des CHU [les centres hospitaliers universitaires sont nés en 1958 – ndlr] », devant le monde hospitalier réuni à la Paris Healthcare Week (anciennement Hôpital Expo).

Du point de vue des patients, la réforme reste abstraite. Elle doit assurer un « meilleur accès aux soins » en les « graduant ». Sur des bassins de population variables (de 140 000 à 1 million d’habitants), les établissements, petits et grands, doivent collaborer pour organiser une offre cohérente. À quelques exceptions près (par exemple à Brioude, en Haute-Loire 3), la plupart des hôpitaux généraux acceptent pour l’instant cette réforme.

« Nous n’avons pas d’opposition de principe à ce travail en réseau, en filières de soins. Tout le monde a bien compris que chaque hôpital doit être à sa place : dans les soins de proximité, les soins intermédiaires ou les soins de recours », explique Nicole Smolski, présidente de l’intersyndicale de médecins Action praticiens hôpital (APH). Elle donne l’exemple de l’urologie : « Des consultations doivent exister dans les hôpitaux locaux, pour éviter un déplacement de 60 kilomètres pour un toucher rectal. Mais les opérations doivent se dérouler dans les hôpitaux qui disposent de plateaux techniques sûrs. Et la chirurgie invasive doit avoir lieu au CHU. » Il y aura des suppressions de services, assume l’anesthésiste : « Les petits plateaux techniques, qui fonctionnent avec des intérimaires, doivent fermer, dans l’intérêt de la population. »

Des petits services, indispensables mais fragiles, pourront également être renforcés par des médecins qui partageront leur temps entre deux hôpitaux. Nicole Smolski, qui est anesthésiste à Lyon, est par exemple « prête à travailler quelques jours par mois à l’hôpital de Bourgoin-Jallieu. Cela peut être enthousiasmant si le projet est intéressant et si les conditions de travail sont bonnes ». L’intersyndicale insiste aussi sur la nécessité d’accorder des primes à ces médecins, en particulier aux plus jeunes. Et elle reste vigilante : « Dans certaines régions, les ARS [Agences régionales de santé – ndlr] passent en force, contre les acteurs, en particulier les hôpitaux psychiatriques, qui voient leur organisation démolie par les GHT. »

Dans les plis de la loi et de ses décrets d’application, se nichent les « injonctions contradictoires » dénoncées par les manifestants du 31 mai. La ministre de la santé Marisol Touraine en a fait elle-même la démonstration lors de son discours devant le monde hospitalier : le 1er juillet au plus tard, les établissements doivent s’inscrire « obligatoirement dans une démarche de coopération territoriale » au sein des GHT, a-t-elle déclaré. Et ils doivent en prime y voir « une opportunité ». Et qu’ils se rassurent : il n’y aura au sein de ces groupements « pas de subordination, pas d’uniformisation : chaque GHT devra s’adapter aux réalités de son territoire, et le projet médical est au cœur de cette dynamique ».

En grève le 27 juin ?

La réalité est assez différente. La direction, les médecins et les syndicats des hôpitaux de Saint-Maurice rejettent depuis le début le projet de GHT que l’ARS veut leur imposer. Et ils font face à « des manœuvres d’intimidation de la part de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France : elle nous explique qu’elle a fait ses choix, que le périmètre est décidé et qu’elle ne reviendra pas dessus », raconte Frédéric Khidichian, le président de la commission médicale d’établissement (CME), qui représente les médecins de l’hôpital.

Saint-Maurice n’est pas un cas exceptionnel : à l’occasion de la Paris Healthcare Week, les présidents de CME de tous les établissements psychiatriques français se sont réunis et ont établi « une liste de 25 hôpitaux psychiatriques qui contestent les GHT qui leur sont imposés », de Charleville-Mézières à Rennes, Uzès ou Perpignan. « Nous avons décidé d’être solidaires, poursuit Frédéric Khidichian. Si ces établissements ne sont pas respectés, nous ferons tous grève. » La date est déjà arrêtée : tous les syndicats de médecins psychiatres appellent à cesser le travail le 27 juin.

Les hôpitaux psychiatriques résistent à l’administration car ils considèrent que leur éthique du soin est attaquée : « En psychiatrie, nous avons fermé la plupart de nos lits, nous réalisons 80 à 90 % de notre activité à l’extérieur de l’hôpital. » À partir des années 1970, la psychiatrie a en effet rompu avec sa pratique asilaire d’enfermement et s’est projetée « hors les murs », pour soigner les personnes « dans la ville », au plus près de leur lieu de vie.

Le territoire a été découpé en secteurs de quelque 70 000 habitants. Dans chaque secteur, l’hôpital ou le service de psychiatrie a créé des centres médico-psychologiques et noué des partenariats avec les hôpitaux, les foyers, les maisons de retraite, etc. La psychiatrie dispose donc déjà de son organisation territoriale, que les GHT viennent bouleverser, car ils ne recouvrent jamais les secteurs psychiatriques. Par exemple, les hôpitaux de Saint-Maurice desservent le nord du Val-de-Marne, l’est et le centre de Paris. Or le GHT que veut imposer l’ARS regroupe l’hôpital avec ceux de Créteil et de Villeneuve-Saint-Georges, le projetant à l’exact opposé géographique, vers le sud du Val-de-Marne.

Même sentiment d’absurdité à Moisselles : « L’ARS veut nous regrouper avec des hôpitaux situés dans le sud du Val-d’Oise. Mais nos patients sont dans les Hauts-de-Seine », explique, atterré, le psychiatre et chef de pôle Thierry Najman.

À toutes ces questions, l’ARS d’Île-de-France apporte une réponse (écrite) intellectuellement difficile à suivre, mais qui mérite d’être citée in extenso : « Afin de respecter la sectorisation, la loi a permis aux établissements autorisés en psychiatrie d’être membres d’un GHT et associés à un autre pour tenir compte de cette organisation territoriale spécifique. D’autre part, la lisibilité de la psychiatrie sera renforcée par l’obligation d’élaborer des projets territoriaux de santé mentale sur toute la région, et la possibilité de réunir dans une Communauté psychiatrique de territoire (CPT) tous les établissements du service public participant à un même projet territorial (art. 69 de la loi). »

Le psychiatre Thierry Najman commente : « C’est pire que le fonctionnement de l’Union européenne. On empile les strates administratives, bureaucratiques. C’est fait pour que personne n’y comprenne plus rien. Nous multiplions les réunions, on nous demande de produire des textes stériles, les gens se préoccupent surtout de leur place et de leurs petits pouvoirs dans cette nouvelle organisation. Sinon, nous avons des gens à soigner. Où est passé le soin, le projet médical ? Nous assistons au délitement des liens humains. »

La dimension budgétaire est aussi importante. Les hôpitaux généraux sont payés à l’activité, système qui les place en déficit lorsqu’ils ne sont pas assez productifs. Les hôpitaux psychiatriques bénéficient, eux, d’une dotation annuelle de financement. « Le ministère nous assure que notre dotation sera préservée, explique Frédéric Khidichian, de Saint-Maurice. Mais je n’y crois pas car cela n’est pas inscrit par la loi. » « Ce qui se profile derrière les GHT, ce sont des économies, personne n’est dupe, renchérit Thierry Najman. Au sein des GHT, les hôpitaux psychiatriques à l’équilibre vont se faire aspirer leur budget par les hôpitaux déficitaires, c’est du nivellement par le bas. »

Thierry Najman voit dans cette réforme « la poursuite de la politique de l’hôpital entreprise ». Le psychiatre Mathieu Bellahsen, également auteur d’un blog sur Mediapart, renchérit : « La gouvernance par la dette oblige à fusionner, mutualiser. C’est une logique néolibérale qui conduit à diminuer l’offre de soins publique au profit du privé. » Cette affirmation est fausse pour l’ensemble de l’hôpital public, qui se développe aux dépens du privé, mais elle est juste en psychiatrie : si plus de 70 % de la psychiatrie reste publique, le privé y gagne des parts de marché. Mais cette réforme peut aussi être lue à l’inverse : « Avec les GHT, on arrête de monter les hôpitaux les uns contre les autres. Enfin, on rompt avec la logique néolibérale de mise en concurrence », se félicite Nicole Smolski, de l’intersyndicale de médecins APH. Mais Marc Betremieux, président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux, met en garde l’administration : « Nous devons partir des besoins de la population et des projets médicaux, dans une organisation horizontale. Mais certaines ARS fonctionnent de manière verticale, autoritaire. »

Aux côtés des médecins, les syndicats des personnels non médicaux des hôpitaux psychiatriques étaient aussi présents à la manifestation parisienne du 31 mai. Mais cette unité de façade masque, là encore, de profondes divergences d’analyse. Le Syndicat des psychiatres des hôpitaux approuve les GHT, il réclame simplement que soient respectées les demandes des établissements psychiatriques : il y a ceux qui réclament des dérogations, comme Ville-Évrard, et ceux qui veulent constituer des GHT psychiatriques, comme Saint-Maurice.

Le syndicat Sud est au contraire « contre les GHT dans leur globalité. Ils annoncent des fusions d’établissements, des fermetures de services, des réductions d’effectifs, des mobilités forcées. C’est une politique de casse du service public », assure Rémi Roblain, de Ville-Évrard. « Au sein des GHT, les fonctions supports – les achats, la pharmacie ou la DRH – seront fusionnées, explique Pascal Piezanowski, de Sud Saint-Maurice. Et les avantages sociaux seront nivelés par le bas. À Saint-Maurice, nous avons obtenu 20 jours de RTT pour nos agents, une prime de 50 euros pour les bas salaires, la crèche à 3 euros par jour. Tout cela va voler en éclats. »

Plus largement, cet infirmier psychiatrique a le sentiment d’assister au « laminage de l’expérience construite en psychiatrie depuis trente ans. On assiste à une diminution du personnel dans les services. Les salles d’isolement ne sont plus des outils de soin, mais de rétention. La responsabilité de ce gouvernement est terrible ».